Médecin, journaliste, patron de presse, ministre, chef d’Etat, Père de la victoire… Georges Clemenceau a été de tous les combats. Considéré par certains comme humaniste, par d’autres comme impitoyables. Le Tigre a toujours marqué les esprits.

Et pourtant, il y a encore des histoires à découvrir sur Clemenceau. En 1923, il y a exactement 100 ans, le retraité de la vie politique française recevait la visite de Mathilde Baldensperger afin qu’il puisse l’aider à écrire un livre. La jeune femme est alors en deuil de sa fille. Le vieil homme de 82 ans va alors proposer un marché : « Je vous aiderai à vivre et vous m’aiderez à mourir ».

Ce qu’il reste de cette relation de plusieurs années ce sont les lettres conservées par Clemenceau. Touché par cette histoire mêlant deuil, amitié et amour, Benoît Mély signe une bande dessinée précieuse : « Clemenceau – Le Crépuscule du Tigre« .

Œuvre à la fois historique, intimiste et émouvante, le récit nous surprend sans cesse sur ce fauve à l’aube de sa vie.

Entretien avec Benoît Mély.

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Pour beaucoup, Clemenceau est avant tout une grosse moustache, de bonnes phrases par-ci par-là, une station de métro et un vieux porte-avion. Etait-ce un défi de transformer ce personnage historique en amoureux ?

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En résumé, je ne suis pas venu à Clemenceau – c’est Clemenceau qui est venu à moi (rires). Avant « Clemenceau – le Crépuscule du tigre », je n’avais jamais réalisé de bande dessinée à l’exception d’un livre pour mon fils. Mon petit garçon a eu un souci de santé à la naissance. Pour surmonter cette angoisse parentale, j’ai voulu lui raconter (lorsqu’il allait être en bonne santé) son histoire sous la forme d’une bande dessinée. Elle a commencé avec le quotidien d’un nourrisson et se poursuit encore de nos jours.

Travaillant dans le monde du marketing, j’ai toujours eu l’habitude de dessiner pendant les réunions…

Puis un soir, dans le cadre de mon travail, j’ai échangé avec quelqu’un sur la politique. Mon interlocuteur a affirmé : « la gauche est nulle. Elle aurait dû suivre Clemenceau plutôt que Jaurès ». Cette phrase m’a interloqué. J’ignorais même que Clemenceau avait été de gauche… Je décide d’étudier le sujet en me plongeant dans la biographie du tigre écrite par l’historien Michel Winock. Le livre m’a passionné car il montre à quel point Clemenceau avait une multitude de facettes. Il a pu être un médecin, journaliste, auteur ou encore un humaniste comme il a pu être un briseur de grèves ou un vrai meneur durant la Grande Guerre. Tout au long de sa vie, Clemenceau va rencontrer toutes les personnes qui ont fait l’essence du XIXème siècle et du début du XXème siècle : Claude Monet, Victor Hugo, Auguste Blanqui, Sarah Bernhardt, Léon Gambetta, Emile Zola,…

J’ai également corrigé mon point de vue sur le tigre. Par exemple, je pensais que Clemenceau avait été particulièrement dur avec les Allemands lors du Traité de Versailles de 1919. Plus j’avançais dans mes recherches, plus je me suis rendu compte qu’il avait été finalement moins dur que ce que la population française attendait de lui.

Et donc, à la toute fin de la biographie, Michel Winock mentionne une histoire intime entre le vieux tigre et une jeune femme, Marguerite. J’ai alors eu l’impression d’avoir trouvé le filon parfait pour raconter une histoire. C’était comme trouver une pépite dans une mine d’or abandonnée.

J’ai commencé le projet en 2019 et l’ai continué pendant le confinement.

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Le livre vous a entraîné dans de nombreux lieux chers à Clemenceau. Les villes et les campagnes ont-elles une part majeure dans votre récit ?

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Avec un tel sujet, j’ai eu une approche quasi-cinématographique. Un grand nombre d’historiens ont étudié de près la vie de Clemenceau. Je devais donc m’efforcer d’être le plus précis possible. J’ai fait des repérages à Paris et en Vendée – où Clemenceau résidait.

Pour l’ambiance et pour les pages où je manquais de documentation, je me suis inspiré de films comme « L’Aurore » de F.W. Murnau (1927), « Journal d’un curé de campagne » (1951) et « L’Aventure de Mme. Muir » (1947). Ce dernier est intéressant car il traite d’une relation entre une femme et un fantôme…

Je me suis de plus inspiré de livres qui retracent la vie quotidienne des Français après la Première Guerre mondiale. Certains mentionnent notamment les succès de théâtre, de cinéma, de littérature, de sport et de musique de l’époque.. Je voulais me mettre dans la tête de Clemenceau face à ce monde marqué par la nouveauté et par une foisonnante modernité. Que le passé paraisse contemporain. Comme nous pouvons être fascinés aujourd’hui par les progrès liés à internet ou à l’intelligence artificielle, les années 20 marquent l’essor de la radio, la voiture, l’aviation, la modernité est sans limite : il fallait qu’on ressente la même énergie.

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Avez-vous été inspiré par le cinéma de Hayao Miyazaki ?

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J’avais toujours eu en tête une certaine douceur. J’ai été plus sensible au style du dessinateur Jirō Taniguchi que celui de Miyazaki qui a des thématiques plus éloignées (quoique…).

Voulant un rendu particulier des couleurs, proche de cette douceur, ou d’un rendu à l’aquarelle, je suis parti à la recherche d’un coloriste. Cela n’a pas été évident : souvent les styles que je trouvais (trop Marvel ou trop heroic fantasy) ne correspondaient pas au ton que je voulais pour « Clemenceau – le Crépuscule du tigre ».

C’est en retrouvant par hasard une ancienne amie du monde de la distribution cinéma, Carole Bouvier, qui avait décidé de poursuivre un master d’illustrations jeunesse en Angleterre, que les planètes se sont alignées. J’ai beaucoup aimé le travail qu’elle a posté sur son compte Instagram.

Elle m’a vraiment poussé à aller vers l’ambiance plus japonisante, une harmonie. Et enfin, notre éditrice nous a finalement conseillé d’y ramener un peu de simplicité et d’évidence comme dans la BD francobelge proche du monde d’Hergé.

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De grandes pages sont présentes au fil de l’histoire. Quel est leur rôle ?

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A nouveau, le cinéma m’a influencé. Je voulais communiquer un rythme, des variations de ton, d’humeur, des surprises. Et communiquer les émotions que j’ai pu avoir en lisant la biographie de Clemenceau aux lecteurs de ma bande dessinée.

Dans la première grande page, Marguerite apparaît dans l’ombre et l’enfant, quant à lui, est dans la lumière. Je voulais qu’en un plan la mort et la vie cohabitent dans la même pièce ou scène, le jeu et l’enfance en même temps que le deuil et la gravité. Et qu’on ne pense qu’à une chose : mais où est le grand absent Clemenceau ?  

Le début même de l’album commence avec la famille Baldensperger car je ne souhaitais pas débuter avec Clemenceau. Je voulais qu’on rentre dans cette histoire à hauteur d’enfant, de témoin. Pour le petit garçon de Marguerite, il n’est qu’Oncle Georges.

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Tantôt vieillard, tantôt petit garçon face à Marguerite, Clemenceau possède plusieurs facettes. Est-ce que ce fut difficile de le dessiner ?

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Contrairement à Marguerite, où je ne disposais que de 2 photographies, les sources visuelles sont très importantes en ce qui concerne Clemenceau. Il était difficile de créer un personnage nouveau à partir d’une très riche documentation. Et le pari était inverse pour Marguerite : comment la faire exister, elle dont on ne sait que peu de choses ? Cependant, j’ai voulu surtout me concentrer sur la part intime avec les correspondances entre les 2 protagonistes.

Clemenceau est comme un tigre en cage quand il attend l’arrivée des lettres de Marguerite. Clemenceau a pu également bouder lorsque les réponses de sa correspondante ne lui convenaient pas. Marguerite n’a pas hésité à tenir tête au Père de la Victoire…

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Vos croquis montrés à la fin du livre sont-ils une marque d’intimité ?

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Il s’agit d’une idée des éditeurs, Marie Moinard et François Boudet des éditions Les Ronds dans l’O. En plus de nous laisser une liberté totale, Ils nous ont suggéré de montrer les différentes étapes du processus de création. Mes premiers dessins s’inspiraient beaucoup des photos de Clemenceau et, à force de réalisme, ne parvenaient pas à trouver le personnage. Au fil du temps, j’ai fini par le trouver grâce aux caricatures de l’époque.

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La vie de Marguerite est également évoquée. Est-ce une respiration face au récit de Clemenceau ?

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Dès le départ, je voulais avant tout traiter de Marguerite. Face à un vieil homme qui a su incarner le XIXème siècle et le début du XXème siècle, elle incarne à la fois la France meurtrie par le conflit mondial et à la fois elle représente la modernité d’après-guerre. De plus, Marguerite est l’élément qui déclenche l’histoire.

Chacun subit le malheur. D’une certaine manière, les personnages incarnent également notre époque actuelle où nous profitons du temps présent, tout en pressentant les crises et les catastrophes à venir, mais sans vraiment les comprendre, ni savoir comment les éviter. D’une situation plutôt anxiogène, l’espoir vient peut-être juste du fait de vivre sa vie quotidienne le plus intensément possible ?  Même si, ou surtout s’il s’agit d’une improbable histoire d’amour.

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Le rêve de Clemenceau est-il un moment à part ?

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Son inconscient prend le dessus. La mort n’est plus très loin et Clemenceau se met à douter de ses décisions et actions. C’est le moment où on lâche tout et l’on est à la fois son juge, son avocat et son procureur. Mais on doit lui reconnaître que c’est une figure qui, tout au long de sa vie, a toujours tout assumer – même ses erreurs…  

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A la fin de l’histoire, Clemenceau demande à Marguerite : « Ai-je été un bon tigre ? ». Pourriez-vous lui-même lui répondre ?

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Ah, ce n’est pas à moi de répondre, je laisse aux lecteurs faire leur choix !

Et vous, qu’en pensez-vous ?

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