«Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend.» Depuis cent ans, l’univers « lovecraftien » fascine bon nombre de lecteurs tant par sa complexité que par son imagination sans limites. « L’appel de Cthulhu » (1926), « Les montagnes hallucinées » (1931), « L’Abomination de Dunwich » (1928),… Howard Phillips Lovecraft est ainsi devenu selon les termes de Stephen King « le plus grand artisan du récit classique d’horreur du XXème siècle ». Auteur de l’indicible et du gigantesque, l’écrivain de Providence a pourtant trouvé son illustrateur : François Baranger.  Les créatures et les ambiances de « L’appel de Cthulhu » et des « Montagnes hallucinées » sont ainsi superbement retranscrites. François Baranger s’entretient avec nous pour parler de Lovecraft mais aussi de son propre travail de concept-artist et d’écrivain.

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Histoires reliées avec d’autres, horreurs et monstres difficiles à décrire, voire impossibles… Comment débuter l’exploration de l’univers d’H.P. Lovecraft ?

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Tout dépend de quel lecteur vous êtes. Comme je le dis souvent, il y a selon moi deux facettes chez Lovecraft : une poétique, un peu confuse et très évocatrice avec des histoires courtes (souvent les plus anciennes) et une autre plus orientée vers le récit d’aventures. Ce sont les histoires les plus longues et les plus tardives de Lovecraft. Cet ensemble est souvent appelé « les nouvelles du mythe », dont « L’appel de Chtulhu ». Ces deux facettes sont très différentes et il est rare que les lecteurs de Lovecraft puissent aimer les deux. J’ai par exemple une préférence pour « les nouvelles du mythe ». Les histoires moins narratives de Lovecraft m’intéressent moins. Je les apprécie en tant que compléments de mes lectures, mais ce ne sont pas celles que j’ai envie de relire. Si vous êtes amateurs de rêveries et de romantisme littéraire, il faut commencer par lire les histoires courtes. Si vous préférez l’aventure comme dans les romans de Robert E. Howard et d’Arthur Conan Doyle, il faut alors lire « L’appel de Chtulhu » ou « Les montagnes hallucinées ».

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Votre style s’est-il imposé à l’illustration des histoires d’H.P. Lovecraft ou y’avait-il déjà du Lovecraft dans votre style ?

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C’était un projet de ma propre initiative, que j’ai proposé aux éditeurs. Je suis un dessinateur depuis l’enfance et j’ai découvert H.P. Lovecraft à l’adolescence avec, commecall beaucoup de gens de ma génération, le jeu de rôle de Chaosium « L’appel de Chtulhu ». Je me suis tout de suite passionné et j’ai commencé à lire les histoires de Lovecraft d’abord comme complément du jeu de rôle. J’ai continué à lire et je me suis amusé à dessiner les créatures de Lovecraft et les cités démentielles décrites, notamment dans les « Montagnes hallucinées ». Mais visuellement ce que je dessinais ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais en tête. Cela provoquait une vraie frustration et par conséquent, j’ai fini par abandonner. Au fil des années, avec l’expérience professionnelle, j’ai décidé de revenir sur le projet d’illustrer Lovecraft. Pendant longtemps, j’étais persuadé que de nombreux dessinateurs l’avaient déjà illustré. En cherchant, j’ai finalement constaté que personne ne l’avait fait sérieusement. Je me suis alors lancé avec l’histoire la plus évidente « L’appel de Chtulhu ». Et lorsque les éditions Bragelonne ont accepté le projet, l’«objet livre» était déjà clair dans ma tête.

Les artistes sont avant tout des personnes avec un imaginaire extrêmement fertile. Ils ont juste besoin d’épancher cet imaginaire. Cela peut se manifester par l’écriture, la musique ou encore le cinéma. Étant dessinateur de profession, mon imaginaire se traduit en général par le dessin. Mais petit à petit, j’ai eu envie de raconter des histoires sous un autre format. J’ai rapidement abandonné l’idée de devenir réalisateur et j’ai décidé de me lancer dans une bande dessinée « à la Lovecraft » : « Freaks agency » (2005). Mais j’ai compris que je n’étais pas non plus fait pour la bande dessinée. J’ai alors décidé d’illustrer purement et simplement Lovecraft et que si, à côté de cela, j’ai envie de raconter des histoires, ce serait en écrivant des romans. J’ai donc séparé chez moi la création du récit et de l’illustration, et les deux marchent très bien indépendamment. « Freaks agency » a finalement été une erreur d’aiguillage. J’espère même un jour écrire une nouvelle « à la Lovecraft ».

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Vous êtes-vous inspiré des illustrations des nouvelles de Lovecraft que l’on retrouvait dans les Weird tales et les Astounding stories ?

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Mon projet d’illustration a commencé par le constat que je n’étais pas du tout satisfait de ce que je voyais sur Lovecraft. En clair, Lovecraft était mal traité. Il s’agissait avant tout d’illustrations de jeux de rôles, des dessins très colorés et trop accrocheurs, avec souvent des angles très dynamiques type comic-books. La traduction visuelle de son univers était dans la même situation que Tolkien avant qu’Alan Lee et John Howe ne s’en emparent. Ces artistes ont d’emblée écarté les visuels datés qu’on voyait jusqu’alors et ont ré-imaginé l’univers du « Seigneur des anneaux » comme un récit épique du XVème siècle. Le matériau original a été respecté, car John Howe est un érudit de l’époque médiévale. L’illustration du « Seigneur des anneaux » est alors devenue sobre et élégante. J’ai eu ladark même envie en illustrant les nouvelles de Lovecraft. Je n’avais pas en tête les images des Pulp fictions et encore moins celles des jeux de rôles, mais plutôt celles des films de Ridley Scott, par exemple. J’ai eu tout de même des doutes : cet aspect très dark sera-t-il en harmonie avec l’univers de Lovecraft ? C’est ainsi que j’ai débuté l’illustration de « L’appel de Chtulhu ». Et, étant illustrateur pour le cinéma, j’ai conçu mon projet comme s’il s’agissait d’illustrer un script. Dans le job de concept-artist, afin de convaincre des producteurs, on nous demande souvent d’illustrer un script avec une dizaine d’images préparatoires. J’ai conçu les illustrations de « L’appel de Chtulhu » comme s’il s’agissait d’images pour un film de Ridley Scott type « Alien » (1979). Dans mon esprit, cela ne devait pas du tout être tapageur, pas même dynamique. J’ai voulu faire quelque chose d’original et sortir Lovecraft des illustrations de jeux de rôles. L’objectif était que ses nouvelles ne soient plus seulement considérées comme destinées aux adolescents, mais aussi aux adultes.

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Providence, Arkham, Saint-Louis ou encore Dunwich… Chez Lovecraft, les villes fictives se mélangent aux villes réelles. Vous vous êtes surtout inspiré de la vision de l’écrivain ou vous vous êtes tout de même inspiré de la réalité ?

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Dans « Les montagnes hallucinées », l’intrigue se passe en Antarctique par conséquent la question ne se pose pas. Dans « L’appel de Chtulhu », il y a finalement peu de réalité décrite et je me souviens d’une fois où j’ai dû illustrer l’atelier de l’artiste qui, sous l’influence mentale de Chtulhu, réalise une sculpture. Je voulais qu’à travers les fenêtre de ce lieu on puisse voir l’église décrite dans la nouvelle. En allant sur Streetview, je me suis inspiré des édifices religieux de la Nouvelle-Angleterre. Ce n’était strictement pas indispensable, disons qu’il s’agissait d’une coquetterie de ma part.

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Est-ce que la personnalité d’H.P. Lovecraft vous a inspiré ?

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Je ne m’intéresse pas particulièrement à la personnalité des auteurs dont j’apprécie les œuvres. Lovecraft n’est pas une exception d’autant qu’il n’a pas eu une vie  particulièrement rocambolesque. Difficile d’ignorer son racisme, en revanche. Je sais que c’est un sujet de controverse, mais j’ai le sentiment qu’il n’était pas dans le fond que le triste reflet de la société de l’époque et qu’à la fin de sa vie, il était devenu plus modéré sur ces questions. Les rumeurs sur sa misanthropie et son style de vie semblent quant à elles très exagérées. De plus, le côté « reclus » de Lovecraft est finalement conforme à la vie de beaucoup d’écrivains.

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L’indicible horreur et l’inexorable vision du cauchemar… Tout cela enrichit la vision du lecteur avec un livre sans illustration. Est-ce que ce fut un défi d’illustrer l’imagination d’H.P. Lovecraft ? 

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C’est la grande question : comment illustrer l’indicible ? Pour moi, c’est en fait un faux problème. Chez Lovecraft, comme chez beaucoup d’auteurs, utiliser l’«indescriptible» n’est qu’un pur effet de style. Lorsqu’on parle de quelque chose d’indescriptible, finalement on a déjà commencé à le décrire… Et je suppose que si une maison d’édition avait proposé à Lovecraft d’illustrer ses nouvelles, il aurait accepté avec joie.shad

Je reviens sur les 2 facettes des histoires de Lovecraft. L’une serait plus facile à illustrer que l’autre. Les histoires courtes ressemblent davantage à des poèmes alors que les nouvelles du mythe sont par contre très bien décrites voire à l’excès. « Les montagnes hallucinées » regorgent de détails sur des pages entières, comme on peut en trouver chez Jules Verne. Je suis certain que beaucoup de lecteurs sautent la description de l’autopsie de l’Ancien, par exemple. Par contre, pour l’illustrateur, c’est une fiche technique formidable. Je me suis contenté de suivre les descriptions pas à pas pour construire le dessin de cette scène. Beaucoup de dessinateurs ont fait de même pour dresser le portrait d’un Ancien et nous sommes arrivés à peu près au même résultat. Il n’est donc pas tout à fait exact de prétendre qu’H.P. Lovecraft est un auteur de l’indicible.

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En illustrant les récits d’H.P. Lovecraft, qu’avez-vous appris de lui ?

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J’ai parfois tendance à lire un peu trop vite, mais en travaillant les nouvelles, j’ai remarqué beaucoup de petits détails intéressants durant ma « lecture technique ». Dans « L’appel de Cthulhu », lorsque l’inspecteur Legrasse capture le vieux Castro. Ce dernier explique en quoiNY consiste le culte et que les adeptes attendent l’arrivée de Cthulhu, qui «livrera le monde aux flammes». Dans le livre, c’est juste une phrase, mais cela m’a inspiré et donné l’occasion d’illustrer Cthulhu dévastant New York. J’ai lu six ou sept fois dans ma vie « L’appel de Cthulhu » et je n’avais pourtant jamais remarqué cette phrase. En faisant une lecture très approfondie, on remarque des petits détails chez Lovecraft.

J’ai également noté quelques petites erreurs. Pour mon travail en tant qu’illustrateur, je fais plusieurs lectures. La première est pour moi-même, pour me remémorer le texte, la deuxième est une lecture de découpage où je réfléchis à la quantité de texte qui va correspondre à une double page. La troisième est faite pour éviter les contresens. Ce fut surtout le cas pour « Les montagnes hallucinées » où je devais bien savoir quels personnages étaient dans quelle équipe. Je me suis rendu compte que Lovecraft s’était trompé notamment dans le nombre d’avions. J’ai même vérifié le nombre dans l’édition originale en anglais. Lovecraft devait probablement écrire vite et n’avait peut-être pas le temps de relire attentivement ses textes.

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Vous êtes également un concept-artist. Est-ce difficile de concevoir pour les autres ?

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Le travail de concept-artist pour des films ou pour des jeux vidéo est quelque chose de très différent qu’illustrer pour soi-même. En étant concept-artist, il faut aller, on a peu de temps pour entrer dans le détail et prendre du recul, corriger, affiner… En travaillant sur un projet personnel, on a la possibilité de mettre l’illustration de côté, y réfléchir et la reprendre des semaines plus tard.  Avec ce temps de recul, l’illustration peut passer un cap. Parfois, quelques modifications font toute la différence. Alors que pour du concept-art, vous travaillez une image dans l’urgence et des mois plus tard, lorsque vous la revoyez, vous regrettez de ne pas avoir eu le temps de l’améliorer. D’ailleurs, lorsque je poste mes concepts sur les réseaux sociaux, je les retravaille parfois afin d’améliorer telle ou telle petite faute de perspective ou la couleur.

Le concept-artist intervient très souvent pendant la post-production d’un film. Lorsque j’étais en poste à MPC à Londres, je travaillais sur plusieurs films à la fois. Dans ce genre de sociétés, vous ne travaillez que sur de petites parties d’un projet. Pour « Harry Potter et les reliques de la mort- Partie 1 » (2010) et « La colère des titans » (2012), ce ne sont même pas les réalisateurs qui ont fait appel à moi, mais l’équipe des effets spéciaux. Pour « Harrybelle Potter », le projet était ultra secret et j’ai dû m’enfermer dans une salle où je n’avais qu’une page de script. J’ai travaillé seulement pendant trois semaines. En général, il faut respecter l’esprit, le design et même les couleurs de ce qui déjà été imaginé. Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est d’intervenir pendant la pré-production. Lorsque le scénario est en cours d’écriture. Ce fut le cas avec « La belle et la bête » (2014) de Christophe Gans ou avec « Santa & Cie » (2017) d’Alain Chabat. Nous fournissons au réalisateur et aux producteurs des visuels pour les aider à vendre leur projet, mais ils servent aussi aux acteurs lorsqu’ils tournent avec un fond vert afin de visualiser l’ambiance et le décor. Et même jusqu’en post-production, où ils sont utiles afin d’inspirer les concept-artists fraîchement arrivés et qui doivent terminer le film. Intervenir en pré-production est bien plus intéressant pour un concept-artist qu’en post-production.

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Vous êtes également écrivain. Est-ce là aussi un autre univers ?

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J’ai toujours été un passionné de cinéma et j’ai eu à une époque l’ambition de devenir réalisateur et scénariste. J’ai notamment réalisé des court-métrages mais finalement j’ai abandonné l’idée, car c’est épuisant de devoir constamment persuader les producteurs de monter des films, notamment lorsqu’il s’agit de «genre». Je me suis alors recentré sur ma formation d’illustrateur, mais à un moment, j’ai repris à un de mes scénarios, qui s’intitulait « Neuvième croisade », et je me suis amusé à le retranscrire en roman. J’ai travaillé dessus pendant dix ans notamment les week-ends et les jours fériés. Certains construisent des tours Eiffel en allumettes, moi j’écrivais une histoire interminable. Des amis m’ont encouragé à continuer et lorsque j’ai terminé, j’ai envoyé mon histoire à des dizaines d’éditeurs. Tous ont refusé. Finalement, un petit éditeur, Critic, a accepté et « Dominium mundi » a été un joli succès. Avec un roman, je peux raconter n’importe quelle histoire avec des milliers de soldats sur une planète lointaine et personne ne me dira « Cela coûtera trop cher ». J’organise à présent mon temps entre les illustrations et les romans. Je me sens comme un affamé dans une boutique de bonbons. J’ai une grande liberté avec l’écriture. J’ai pu imaginer un space-opéra ou encore un thriller. Je travaille à présent sur une uchronie napoléonienne.

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Pour en savoir plus :

Le site internet de François Baranger : http://www.francois-baranger.com/

La page Facebook de François Baranger : https://www.facebook.com/pages/category/Artist/Lovecraft-illustrated-by-Baranger-1874914472747260/

« L’appel de Chtulhu- Illustré » H.P. Lovecraft & François Baranger – Editions Bragelonne 2017 https://www.bragelonne.fr/catalogue/9791028107819-lappel-de-cthulhu-illustre/

« Les montagnes hallucinées- Tome I Illustré » H.P. Lovecraft & François Baranger – Editions Bragelonne 2019 https://www.bragelonne.fr/catalogue/9791028110383-les-montagnes-hallucinees/

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