Née au Canada mais revenue vivre dans les dernières années de la Yougoslavie puis, fuyant la guerre, revenant en Amérique du Nord, Nina Bunjevac a vécu entre deux mondes : le vieux et le nouveau. Cela donne à cet artiste du vif un regard riche. A présent installée (définitivement ?) en Serbie, Nina Bunjevac garde toujours un lien avec la France. Elle a d’ailleurs vécu à Angoulême et expose quelques-unes de ses œuvres à la Galerie Martel à Paris (jusqu’au 1er mars 2025). Après les audacieux « Bezimena » ou encore « Fatherland – A Family history », Nina Bunjevac a relevé le défi en réalisant l’exercice de Frans Masereel, les 25 Images de la passion d’un homme. L’exercice doit raconter une vie en 25 gravures, sans le moindre texte.
« La Réparation » (Editions Martin de Halleux) est une œuvre muette, noire et brillante à la fois. Entretien avec Nina Bunjevac, artiste-exploreuse de l’inconscient.
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Vous avez commencé à étudier l’art en Yougoslavie avant de retourner au Canada lors de la guerre du début des années 90. Avez-vous toujours une inspiration graphique serbe ou vous vous sentez avant tout comme une artiste nord-américaine ?
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Je me sens totalement comme une artiste serbe. J’ai commencé le dessin en Serbie et j’y ai également passé 2 années importantes à étudier l’art dans une école. Mes premières influences sont européennes et surtout serbes. J’ai suivi un cursus très classique et j’ai pu étudier la Renaissance italienne, la Renaissance du Nord de l’Europe et le courant romantique. Au sein de mon école, tout le monde adorait Durer. Cette façon d’étudier l’art ne m’a jamais quitté. Les premiers artistes que j’ai pu rencontrer dans ma vie étaient mes professeurs ou mes camarades de classe.
Un des travaux que nous avions à faire était de réaliser des timbres postaux. J’avais toujours rêvé d’en faire. C’est à la fois minuscule et précieux. Au Canada, les timbres sont avant tout perçus comme des produits commerciaux. En Serbie, où la culture a connu une forte influence française, tout peut être art. J’ai même pu réaliser récemment des visuels pour des musées de l’ex-Yougoslavie et pour la poste serbe. Cela a pris du temps mais j’ai enfin pu réaliser mon rêve.
Je suis arrivée au Canada à l’âge de 16 ans mais j’ai eu le souhait de revenir tôt ou tard en Serbie. J’ai étudié dans une université technique puis à l’Université d’art de l’Ontario. Je me suis sentie comme une vraie étrangère. Je n’étais pas perçue comme une artiste canadienne. Là-bas, vous pouvez être catalogué comme un artiste canado-asiatique ou comme un artiste serbo-canadien mais jamais comme un artiste pleinement canadien. C’était comme si d’entrée de jeu j’étais mis sur le banc de touche. Pourtant, les « Anglo-canadiens » ne sont jamais appelés Anglo-canadiens – ils sont juste considérés comme des Canadiens. Cette perception des choses me dérange encore aujourd’hui. C’est comme si le multiculturalisme, pourtant mis en valeur au Canada, était finalement juste une grande campagne de marketing. De plus, lors des guerres de Yougoslavie, tout Serbe était perçu comme un ennemi de la démocratie. D’une certaine manière, j’avais l’impression qu’il fallait que je me sépare de ma propre identité culturelle pour m’intégrer.
De plus, la plupart de mes revenus proviennent des États-Unis ou d’Europe, mais rarement du Canada. Mon travail est apprécié en Europe surtout en France ou encore en Italie. Au Canada, j’ai encore l’impression de ne pas exister. C’est peut-être parce que le pays ne célèbre pas la culture. Techniquement, le Canada fait partie de la Couronne britannique et il fonctionne comme une société, utilisant la culture uniquement comme outil de marketing.
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Vous avez artiste peintre et professeure d’art. Pourquoi avez-vous commencé à faire de la bande dessinée ?
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Jusqu’en 2003, je réalisais et exposais principalement des peintures à l’huile. Même si ma technique s’améliorait, j’avais l’impression de ne plus avancer artistiquement. La peinture est finalement un médium très statique. J’ai donc commencé à réaliser des sculptures, qui, selon moi, possèdent une véritable composante narrative. J’ai également fabriqué des poupées très réalistes et j’ai utilisé des objets que je trouvais et que je réparais afin de leur donner une seconde vie. C’est là que j’ai réalisé que ce qui me manquait dans la peinture c’était la narration.
Je me suis souvenu de mon enfance et de mon amour pour les bandes dessinées. C’était des livres pour les enfants comme les comics Disney ou les BD franco-belges et italiennes. Ce n’est que plus tard, que je me suis intéressée aux comics américains comme Marvel. Pourtant, aucune de ces lectures ne m’inspiraient. Ce n’est que plus tard, alors que j’étais au Canada, que je me suis mis à lire le magazine Raw. J’y ai découvert le travail de Charles Burns, de Drew Freedman et d’Art Spiegelman. J’ai vraiment aimé la variété des techniques et l’humour des comics underground américains. En 2003, j’ai découvert les petits chap-books publiés par Black Sparrow Press, maison d’édition basée à San Francisco. Elle publiait des nouvelles de Charles Bukowski et des illustrations de Robert Crumb. C’est après avoir lu ces livres que j’ai commencé à faire des courtes bandes dessinées. Mon premier livre, « Heartless », est un recueil de celles réalisées entre 2004 et 2010.
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A l’exception de « La Réparation » (histoire « muette »), vous écrivez des dialogues soignés. Pour vous, l’histoire est aussi importante que les images ? Vous sentez-vous comme une vraie conteuse ?
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A mon arrivée au Canada, adolescente, je ne parlais pas très bien anglais. En Yougoslavie, j’aimais écrire mais avec l’anglais comme nouvelle langue, j’ai perdu cette passion. Il m’a fallu 20 ans pour devenir totalement bilingue. Avec la bande dessinée, j’avais réalisé que je pouvais compenser ce manque de communication que par des images. Bien que « La Réparation » n’ait pas de texte, je raconte quand même une histoire. J’ai utilisé le même processus qu’avec « Les 22 arcanes majeurs du Tarot ». Il s’agissait d’un livre séquentiel interactif qui raconte autant d’histoires qu’il y a de combinaisons de cartes et autant de points de vue différents.
En effet, je crois que les dessinateurs de bandes dessinées sont avant tout des conteurs.
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Malgré les règles et la conception stricte, « Les 22 arcanes majeurs du Tarot » est-il votre ouvrage le plus intuitif ?
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Absolument. J’ai commencé à travailler sur ce livre lorsque je vivais à Angoulême. Les arcanes majeurs viennent de France, tandis que les arcanes mineurs viennent du Nord de l’Italie. Avec l’invasion de la Botte par les Français, les deux se sont réunis afin de former ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Tarot de Marseille. Les arcanes mineurs du Tarot sont liés aux cartes à jouer et proviennent de Chine et sont arrivés en Italie du Nord avec les gitans qui suivaient les armées ottomanes avançant vers l’ouest. Nous savons également que le tarot était à Berne en raison des registres d’arrestation du XVème siècle. Il était interdit d’y jouer.
L’influence de l’ésotérisme se retrouve en France par exemple dans l’architecture. Je devais me rendre à Angoulême pour travailler sur un autre projet mais j’ai finalement changé d’avis lorsque j’ai pu constater la place qu’avait le Tarot dans l’art. Je suis allée à La Rochelle après le Festival d’Angoulême 2019 et j’ai étudié l’histoire du vieux port. Il y avait notamment là une tour où un entrepôt de poudre à canon avait autrefois explosé. Comme La Rochelle faisait partie intégrante du commerce aux esclaves, les navires accostaient pour échanger des biens ou des personnes. J’ai immédiatement associé la tour du port à la carte du Tarot de la tour. Ce n’était peut-être pas cette tour en particulier, mais le fait est que les tours étaient souvent utilisées pour stocker de la poudre à canon, et les explosions accidentelles n’étaient pas si rares. D’une certaine manière, j’ai réalisé que les arcanes majeurs du Tarot étaient une série de contes moraux, comme dans le Tarot, la tour est un symbole de pouvoir. A mon retour au Canada, je me suis lancée dans ce projet de livre.
J’ai le souhait d’étudier davantage le Tarot et d’interpréter ses cartes.
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Avec « La Réparation », vous avez interprété le fameux exercice des 25 Images de la passion d’un homme de Frans Masereel. Est-ce que ce fut un travail rapide ou comme le montre la première image du livre, ce fut une grande réflexion ?
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J’avais le projet de publier une longue histoire sur mon enfance. Elle devait faire 120 pages. Les éditeurs et moi avions déjà tout préparé. Mais comme je travaille à la gouache et que j’aime réaliser des petits détails, j’aurais pu passer 2 ans sur ce projet. Passer un tel temps à travailler sur un tel sujet peut devenir traumatisant et donc dangereux pour moi. Au bout d’un moment, je me suis retrouvée à souffrir d’anxiété, et il était évident qu’il fallait s’arrêter. J’ai donc abandonné le projet. Heureusement les éditeurs ont été très compréhensifs.
Puis Martin de Halleux m’a contacté afin que je réalise ce projet de 25 images. J’ai tout de suite eu envie de raconter l’histoire de mon traumatisme mais sous une forme condensée. Je venais de terminer une psychanalyse et je me sentais suffisamment forte et prête pour un tel projet. Je ne voulais plus présenter le personnage comme une victime, mais comme une survivante qui a pu panser ses plaies. J’ai intégré dans l’histoire des éléments de mythologie et de symbolisme, afin de raconter une histoire universelle et qui, par conséquent, peut toucher tout le monde.
La même chose était arrivée avec « Fatherland ». Avant de commencer le dessin, j’avais écrit un très long scénario. J’ai rapidement abandonné et j’ai commencé à travailler étape par étape, en travaillant sur trois pages à chaque fois. Cela permettait à l’histoire de se développer intuitivement. Pendant que j’encrais les trois pages, les trois pages suivantes commençaient lentement à se former dans mon esprit. D’une certaine manière, la formation du scénario original a servi d’étape préparatoire, ou au moins d’étape de recherche. Cela m’a permis de constituer une certaine base. J’étais ensuite libre de prendre tel ou tel chemin. Ainsi, presque dès le début, « Fatherland » et « La Réparation » ont été des œuvres intuitives. J’ai tendance à déléguer le travail au côté droit de mon cerveau en attendant que les idées viennent, puis à transférer la tâche au cerveau gauche afin de donner un sens aux informations que je produis. Je crois fermement qu’il existe une immense intelligence dans la psyché que la plupart d’entre nous veulent ignorer. Il faut juste calmer l’esprit égoïque pour que les idées et les symboles émergent des profondeurs de notre inconscient.
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La violence est-elle un personnage principal dans vos histoires ? (« Heartless », « Bezimena », « The Fatherland ») Il semble que vous soyez parfois une spectatrice de vos histoires. Voulez-vous parfois mettre de côté la cruauté ?
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Il est vrai qu’à travers mes livres j’exprime beaucoup de violence et de peur. J’ai vécu tout cela tout au long de ma vie. A présent, j’ai le sentiment de m’être suffisamment exprimée sur le sujet et d’avoir digéré cette cruauté. Je n’ai même plus envie de raconter d’autres histoires. Je me tourne maintenant vers le symbolisme et j’explore les profondeurs de l’inconscient. C’est une ressource inépuisable pour moi. La voie que j’ai empruntée pour soigner le traumatisme est ce que j’ai voulu présenter dans les cartes de Tarot, ainsi que dans la partie livre des « 22 arcanes majeurs du Tarot ». C’est quelque chose que j’aimerais continuer pour encourager les autres à se tourner vers l’intérieur et à se tourner vers leur propre paysage psychique intérieur afin de donner un sens à sa vie.
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Vous préférez exposer vos œuvres dans une galerie plutôt que de parler de l’industrie du livre. Est-ce une grande joie de montrer vos œuvres au public – surtout en France ?
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La popularité en France est plus importante pour moi qu’ailleurs. Il y a tellement de bandes dessinées qui sont publiées en France chaque année – environ 5 000 titres par an. La concurrence est immense. Je ne suis pas une personne qui aime la compétition et je travaille avec une certaine modestie. Quand je ne suis pas sûre à 100 % que mes bandes dessinées soient à la hauteur de mes attentes, je les redessine jusqu’à ce que je sois satisfaite. Je crois en la responsabilité de l’imagination et en l’honnêteté. Pourtant, tout cela ne garantit pas de gagner de l’argent. Si le public français aime mon travail, même s’il y a tant d’autres auteurs, cela veut dire je fais quelque chose de bien.
L’exposition à la galerie Martel est très importante beaucoup pour moi car c’est le lieu où les plus grands artistes ont exposées leur travail. Rina Zavagli est une personne formidable. Elle fait en sorte que tout le monde se sente comme membre d’une famille. Rina travaille de la même manière que je crée de l’art. A la Galerie Martel, j’ai l’impression que mes œuvres ont trouvé un vrai refuge.
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Êtes-vous prête à devenir Américaine dans les prochaines années avec les envies d’expansion du Président Trump ?
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Je suis revenue en Serbie en mai 2024, et j’ai l’impression de m’être échappée à temps (rires). Depuis 5 ans, je sens un changement radical dans le climat politique. Bien avant la Guerre en Ukraine, il y avait déjà une hausse de la propagande antirusse et antichinoise. Cela m’a rappelé ce que j’avais vécu en Yougoslavie avant la guerre, et avant mon arrivée au Canada. La haine envers l’autre s’est accrue pendant la pandémie de Covid-19. J’ai l’impression que le peuple nord-américain ne sait pas vraiment comment vivre avec la souffrance. Il s’agit d’une culture de commodité. On a fait croire aux Nord-américains que leur mode de vie était le seul vivable. Ils n’ont jamais été confrontés à l’inflation du coût de la vie et n’ont jamais connu la guerre sur leur propre territoire. J’ai l’impression d’assister à un effondrement total du système, avec un niveau sans précédent de pauvreté et de faim. Il y a des espaces remplis de tentes, de longues files d’attente de sans-abris pour la soupe populaire. Pourtant, ces personnes sont habillées comme vous et moi. Il n’est pas surprenant de voir autant de partisans de Trump au Canada. Nous pouvons certes rire du presi américain qui veut annexer le Canada mais nous avons ri de lui tant de fois sans se rendre compte que ce qu’il disait devenait réalité.
J’ai fait le bon choix en revenant en Serbie.
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Quels sont vos projets ?
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J’aimerais dessiner l’Oracle de Belline. Les cartes ont été conçues par le Mage Edmond, astrologue de Victor Hugo et de Napoléon III, et popularisées par le célèbre voyant français Belline. J’ai envie de garder son symbolisme dans son intégralité, et renommer le jeu en l’honneur de son créateur d’origine – Edmond. J’aimerais aussi terminer le projet avec le Tarot, en illustrant les arcanes mineurs. Cela demande un temps considérable. Mais pour l’instant, je veux me concentrer sur l’illustration pendant un moment. J’aime mettre en images les écrits des autres et plus seulement les miens.
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Photo de couverture : ©Nina Bunjevac – Bezimena