Chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), la Joconde ou Mon(n)a Lisa a su traverser les siècles et attirer des millions de visiteurs au Musée du Louvre. Véritable icône, elle incarne à la fois beauté, virtuosité et mystère. Volée en 1911, couverture pour le best-seller de Dan Brown, « Da Vinci Code » (2006), Monna Lisa est également le symbole de l’art grandiose de la Renaissance italienne.
Jusqu’à de nos jours, le Quattrocento fascine et constitue une part majeure de notre propre conception esthétique. Léonard, Raphaël, Arcimboldo,… Que nous disent-ils ?
Entretien avec Vincent Delieuvin, Conservateur en chef chargé de la peinture italienne du XVIème siècle au Musée du Louvre.
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Le Quattrocento est un mouvement majeur de l’histoire de l’art. L’Italie redevient le lieu pivot. Vénitiens, Romains, Florentins, Milanais,… Ont-ils alors conscience de leur puissance commune ?
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L’Italie est formée à cette époque par une multitude de petits Etats indépendants. Entre eux, il y a des antagonismes forts, des alliances changeantes et des guerres. Malgré ces différents, il y a une conscience d’une culture en partie commune, d’un lien entre eux. Par ailleurs, les artistes, tout comme leurs œuvres, voyagent dans la péninsule. Dans les Vies de Vasari, ouvrage écrit en toscan au milieu du XVIème siècle, on retrouve ce paradoxe : malgré les différentes manières pratiquées selon les lieux, il y a une unité de l’art italien. Les contemporains ont alors conscience de leur grandeur et pensent même avoir surpasser l’art antique.
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En parlant d’« âge des ténèbres » dès le Trecento, le poète Pétrarque maudit le Moyen-Âge au profit de l’Antiquité retrouvée. La Renaissance est-elle pourtant l’antithèse des périodes précédentes ?
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On a tendance à trop insister sur la rupture que constituerait la Renaissance. Souvenons-nous que pour Vasari, le renouveau des arts débute avec Cimabue à la fin du XIIIe siècle ! Et en effet, les avancées des hommes de la Renaissance doivent beaucoup à leurs prédécesseurs.
La Renaissance est le moment du plein aboutissement dans la quête de l’imitation de la nature. C’est aussi un moment de réflexion théorique sur les arts. Le lien avec l’héritage de l’antique est plus marqué, avec la réapparition des sujets mythologiques.
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Les 4 saisons d’Arcimboldo reflètent-elles une fascination du pouvoir ?
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Ces tableaux possèdent un sens politique très fort. A première vue, ils sont d’ingénieuses et amusantes inventions faites pour le divertissement de la cour de l’empereur Maximilien. Mais ils révèlent aussi, par leur naturalisme, l’intérêt scientifique de l’époque pour la nature et la classification des espèces.
Ces œuvres révèlent également un discours politique. Par leur abondance, les têtes composées célèbrent la prospérité de l’empire, comme la permanence du pouvoir des Habsbourg tout au long des saisons. Ces allégories politiques flatteuses illustrent encore le concept de « discordia concors » c’est-à-dire de l’unification d’idées opposées. Les Saisons signifiaient la volonté pacificatrice de Maximilien, sa capacité à rassembler en une unité cohérente les diversités de son empire, aussi bien géographiques, politiques que religieuses.
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Dès ses premières années, Léonard de Vinci est-il perçu comme un être d’exception ?
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Faute de document d’archives, on peut seulement le supposer. Léonard a été accueilli comme apprenti par Andrea del Verrocchio, le meilleur sculpteur de son temps, l’artiste des Médicis. Il a dû impressionner ce maître exigeant qui l’a gardé auprès de lui durant de longues années. Dès 1478, Léonard a reçu une commande importante : un retable pour la chapelle Saint-Bernard dans le palais de la Seigneurie, un signe évident de sa reconnaissance.
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Y’a-t-il des œuvres de Léonard de Vinci mentionnées mais qui sont à jamais perdues ?
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Cela demeure un sujet de controverse. Nous connaissons des dessins préparatoires à des compositions peintes, voire même parfois des copies peintes d’après ces inventions, mais l’œuvre originale n’existe pas. A-t ’elle été perdue ? Possible, mais certains historiens pensent que Léonard n’eut jamais le temps ni peut-être même l’envie de les peindre. Ainsi en est-il d’un projet de Madone au chat pour lequel nous conservons beaucoup de dessins préparatoires mais aucun tableau autographe.
Le cas du Salvator Mundi est un autre exemple : il existe deux dessins préparatoires et beaucoup de copies peintes. Ces dernières années a resurgi un exemplaire qui fait débat et qui a été exposé comme l’original perdu à la National Gallery de Londres en 2011.
Il y a aussi le cas de la Léda. Peut-on espérer voir réapparaître l’original un jour ?
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Le Salvator Mundi est-il le reflet d’une époque à la fois belle et énigmatique ?
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Au même titre que les Quatre saisons d’Arcimboldo, le Salvator mundi pourrait être une œuvre au sens très politique. Certes, le tableau est avant tout une œuvre de dévotion privée reprenant une iconographie très ancienne. Mais quand Léonard l’imagine à Florence au début du XVIème siècle, la figure du Christ sauveur du monde a aussi une signification politique. C’est en effet le jour de la fête du Saint Sauveur, que les Florentins s’étaient révoltés contre les Médicis, le 9 novembre 1494. La République avait alors été restaurée. Depuis, la figure du Saint Sauveur était considérée comme protectrice de la République florentine, tout comme celle de sainte Anne. Léonard a imaginé des compositions sur ces deux thèmes lorsqu’il revient à Florence en 1500.
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Pour quelles raisons la Joconde reste une œuvre magique tout au long des siècles ?
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Dès l’époque de Léonard, le portrait de Monna Lisa a impressionné les contemporains. L’impression de vie donnée au portrait était telle que l’œuvre leur semblait prodigieuse, comme l’accomplissement des recherches des artistes de la Renaissance. Tous les mécènes successifs de Léonard devaient souhaiter la posséder et finalement ce fut François Ier qui parvint à l’acquérir pour une somme considérable. Enfin, en 1550, l’historien de l’art Giorgio Vasari a consacré la Joconde comme un des plus grands prodiges de l’art de son temps : selon lui, Léonard était parvenu à insuffler la vie à ce portrait. Le modèle est saisi dans un moment de torsion naturelle et Monna Lisa se tourne vers le spectateur et sourit.
La Joconde a été copiée dans l’atelier de Léonard (la version du musée du Prado), puis tout au long des siècles successifs. Sa célébrité n’a jamais diminué. Au XIXème siècle, le mythe de la Joconde se développe avec une littérature qui voit en elle une sorte de divinité. Avec son vol en 1911, elle devient une icône populaire.
De nos jours, Monna Lisa continue à intéresser les artistes qui détournent son image mais elle est plus souvent encore utilisée pour des raisons commerciales.
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Y’a-t-il une crainte de restaurer Monna Lisa ?
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La restauration peut effrayer. Il y a des cas célèbres de restaurations désastreuses ! De plus, la technique picturale de Léonard de Vinci est si évanescente et raffinée qu’on pourrait la penser très fragile.
Pour autant, depuis une vingtaine d’années, certaines œuvres de l’artiste comme la Sainte Anne et le Saint Jean Baptiste du Louvre, ou encore l’Adoration des mages des Offices ont été parfaitement restaurées. On sait travailler progressivement avec des méthodes prudentes. Ces interventions ont permis d’alléger les vernis et de retrouver une palette plus proche de l’original.
La restauration de la Joconde du Prado, une œuvre peinte par un élève de Léonard, a permis de mieux comprendre l’original du Louvre très encrassé et peu visible sous les couches de vernis. Une restauration permettrait de retrouver la tonalité bleue du ciel, la transparence des habits, le rose des chairs. Le paysage retrouverait une visibilité et sa cohérence. Car ce paysage a trompé beaucoup d’historiens ! Ainsi Daniel Arasse qui a cherché à comprendre la raison de ma différence du niveau de l’horizon de part et d’autre du visage. Mais cela est dû en fait aux vernis qui cachent la continuité de cette ligne d’horizon parfaitement cohérente. Cela se comprend très bien dans la version du Prado. Du reste, la restauration révélerait sans doute aussi d’autres détails, comme des architectures.
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Mona Lisa du Prado, la Joconde nue – Ces œuvres sont-elles une façon d’approcher le maître ?
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Longtemps, les copies d’après Léonard exécutées dans son atelier ont été ignorées voire dépréciées. Elles sont pourtant passionnantes car elles constituent comme des « photographies » de sa pensée. Léonard avançait lentement sur ses œuvres, les modifiait sans cesse et les conservait donc avec lui. Dans son atelier, ses assistants avaient la tâche d’en faire des copies pour satisfaire la demande des amateurs. Ainsi ont été faites des copies de toutes les compostions célèbres de l’artiste, comme la Sainte Anne, le Saint Jean Baptiste, la Léda ou la Joconde.
Quant à la composition de la Joconde nue, le carton de Chantilly pourrait être un original de Léonard de Vinci car on y trouve des hachures de gaucher et des repentirs. De par sa coiffure, la Joconde nue est en fait une représentation de la déesse Vénus. Cette œuvre a été le modèle de versions peintes et aussi d’un genre de peintures représentant des femmes dénudées, notamment au bain. Son influence s’est développer en Italie comme en France et dans les Flandres.
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Après Léonard et Raphaël, comment les artistes ont-ils pu se distinguer ?
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Ces grands maîtres ont été des modèles essentiels pour les jeunes artistes débutant leur carrière dans les années 1510-1520. Cette période va être caractérisé par un esprit de liberté et d’expérimentation. En fonction des sujets et des commanditaires, les artistes varient leur style, parfois sobre et monumental, mais aussi excentrique et caricatural. Ces artistes essayent de nouvelles voies d’expression et aussi de nouvelles techniques picturales.
Les grands foyers artistiques d’Italie continuent à affirmer leur singularité, notamment Florence, Rome et Venise.
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La Renaissance est-elle encore plus fascinante car finie depuis des siècles ?
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Malgré les changements et les nouvelles conceptions du monde, la Renaissance continue à fasciner. Les œuvres continuent de séduire un vaste public. La Renaissance est un moment de découverte et d’invention. Ce caractère expérimental se ressent très fortement et explique en partie notre fascination actuelle.
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Y’a-t-il encore de l’émotion en étudiant les œuvres de la Renaissance ?
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Plus on devient spécialiste d’un sujet, plus on en découvre l’infinie beauté et complexité. La Joconde si célèbre continue de m’impressionner alors que je la côtoie depuis plus de 18 années. Léonard a voulu créer une rencontre intime entre Monna Lisa et le spectateur. Malheureusement, en raison de la célébrité extravagante du tableau (20 000 personnes par jour), Monna Lisa doit être protégée par une vitrine et accrochée haut pour être vue. Evidemment en travaillant au Louvre, j’ai la grande chance de pouvoir la voir d’un peu plus près, notamment lors de son entretien annuel. L’émotion est alors intense. Observée de près, Monna Lisa parait vivante comme le disait Giorgio Vasari.
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