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Y’a-t-il une différence entre monsieur Qui et Eric Lacan ?
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Monsieur Qui était un pseudonyme pour l’intervention en rue. D’abord graffeur dans les années 90, j’ai continué dans le milieu des années 2000 en collant des affiches de mes dessins avec ce nom qui me permettait d’avoir une deuxième identité. Le street art était de plus à cette époque peu compris et acceptable. Aujourd’hui, il n’y a plus de différence entre monsieur Qui et Eric Lacan.
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Y’a-t-il une émotion de s’exposer dans la rue ?
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Au départ, le collage était en rapport avec une sorte de défoulement, l’appropriation des lieux et également une provocation envers un public que je ne souhaitais pas rencontrer. Par ce bais, je n’ai jamais eu la vocation d’être un artiste. Tout s’est fait naturellement et par instinct.
Quand je préparais mes collages, je ne pensais absolument pas aux passants. Je voulais avant tout transformer le lieu. Avec le temps, j’ai trouvé amusant de revenir devant mes œuvres de rue et d’entendre les commentaires des passants. Il m’est arrivé d’être disputé car je prenais en photo mes collages. C’était à cause de personnes comme moi, les photographes, que des jeunes faisaient du graffiti. J’essayais alors de passer pour quelqu’un qui ne faisait que passer…
Mes premiers collages avaient pour sujet des portraits de femmes. J’entendais alors les personnes me féliciter car cela changeait du graffiti. Du coup, cela me donnait l’envie de réaliser ce qui ne plaisait pas. J’ai alors dessiné des portraits décharnés ou des couronnes mortuaires avec mon nom dessus. C’était un contrepied de ce qui était attendu. Ayant grandi avec le graffiti, j’ai travaillé dans une forme d’urgence et d’égoïsme.
Je n’ai pas de stratégie pour toucher un public éduqué ou non-éduqué. Je m’amuse avant tout dans les retours de la rue ou de galerie. Mon travail repose avant tout de suggestions. J’entends des interprétations très éloignées de ce que je voulais faire. Pour moi, l’art est polymorphe : Chacun doit finir l’œuvre en l’interprétant.
L’art de rue permet d’avoir un public plus large et donc des interprétations plus importantes. Même les avis négatifs sont intéressants.
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Votre art est-il une appropriation des lieux ?
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Au fil de mes déménagements, j’ai toujours dit que je ne voulais pas subir la ville. Pendant des années, des villes comme Paris ou Marseille ont été de véritables terrains de jeux pour moi. Le collage était un moyen d’amuser au sein d’un espace public.
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Votre fascination pour l’art du XIXème siècle est criante. Il y a également un aspect très contemporain dans vos œuvres. Votre trait est comme animé. Est-ce une façon d’aller plus loin que les artistes d’autrefois ?
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Je n’analyse jamais mon travail. Je trouve au contraire mon trait très figé. Mon dessin a ce défaut d’avoir des traits très dynamiques et tendus. C’est un clin d’œil à la gravure où l’on grave sur des plaques de cuivres (ce qui impose des tracés très nets et dynamiques). Il y a aussi un côté synthétique. Mes œuvres sont entre le trait maîtrisé et l’aspect aléatoire et involontaire. J’aime être porté par le hasard. En réalisant, j’ai d’une certaine manière, voulu rendre hommage aux artistes du XIXème siècle.
Je m’inspire, entre autres, du travail de l’artiste américain Franklin Booth qui réalisait des illustrations détaillées à la plume et à l’encre, ou encore des morphotypes de Charles Dana Gibson, illustrateur américain qui a en quelques sortes était le premier à standardiser ce que devait être la « beauté ». Le trait n’était pas mécanisé et plus humain. Je n’ai jamais aimé l’idée de perfection.
Lorsque je réalise une toile, il y a certaine intensité car je la conçois pendant environ 3 semaines-un mois. Il est même toujours difficile pour moi de savoir m’arrêter. A ce moment-là, je retourne la toile et je ne veux plus la regarder. Puis, avec le temps, plusieurs mois, plus je la revois et j’apprécie au contraire l’aspect inachevé.
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Votre art représente la dualité (le noir-le blanc, la chair-l’os, la mort-le vivant, la beauté mêlée au laid). La dualité est-elle une lutte sans fin ?
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C’est avant tout un équilibre. Il m’est arrivé par exemple de réaliser une toile avec un chien avec un colibri dans sa gueule. Il y a une part brutale mais en même temps une certaine beauté. J’aime toujours travailler la lecture de la toile pour qu’il y ait une forme de répulsion-séduction qui se met en place. Si je me laisse aller, je vais être tenté de m’orienter vers l’obscur. Pour cette raison, je travaille beaucoup la préparation afin de conserver un certain équilibre.
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Les femmes sensuelles sont une part majeure de votre œuvre. Froides, noires et à la fois belles. Même s’il est absent dans votre art, la place de l’homme est-elle pourtant centrale ?
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La femme n’est en fait pas le sujet central. La femme ne représente que notre idée de beauté. Sa présence n’est qu’un symbole.
Il est pour moi techniquement plus laborieux de dessiner des femmes. L’anatomie du visage y est plus subtile. Tout en dessinant, j’apprends beaucoup sur l’anatomie. Les traits d’une femme nécessitent d’avoir une main plus légère, moins grossiers et anguleux que ceux d’un homme.
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L’animal est-il l’incarnation du sauvage dans votre art ?
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J’ai un désir de réaliser au contraire une réhabilitation. J’aime donner de l’esthétisme à des figures qui ne sont pas populaires comme la ronce, le corbeau, la mouche, le rat ou la hyène. J’aime incorporer ces créatures dans des environnements esthétiques et classieux. J’ai utilisé pour les représenter, de beaux papiers bruns très foncés, ceux que les artistes du XIXème siècle utilisaient pour mettre en valeur les familles bourgeoises. Par cette nouvelle interprétation, les animaux impopulaires sont alors perçus différemment. Ainsi, je stimule l’esprit critique du spectateur.
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Vous intégrez également de nombreux détails dans vos œuvres comme un appareil dentaire sur les dents d’un crâne. Est-ce une signature ?
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L’art est-il finalement sérieux? Il ne s’agit que de peinture et d’ambiance. Ce qui compte finalement c’est de vivre comme nous le voulons et avoir conscience que, si on nous avons connu le début, il y aura sans nul doute une fin. L’humour me permet d’alléger l’interprétation. L’humour noir me rassure. Se moquer de la mort permet aussi d’apaiser les peurs.
J’ai une certaine obsession pour le temps qui passe. Le crâne en est le symbole. Par instinct, je l’intègre dans mes œuvres car il me questionne. Le crâne a une notion de contenant : En vie, la personne a connu un apprentissage, des émotions, ont construit un intellect. Au moment de la mort, tout ces sentiments, toutes ces émotions, ces acquis d’une valeur impérieuse pour l’individu disparaissent…
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Avez-vous des projets ?
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Une exposition à la Galerie Openspace à Paris a eu lieu fin janvier-début mars 2021. La préparation a pris presque deux ans. J’ai besoin de réfléchir et d’analyser sur ce que j’ai réalisé artistiquement, et trouver de nouvelles pistes de travail. J’ai toujours aimé apprendre. J’ai envie d’expérimenter la peinture à l’huile par exemple. Je consacre environ 12 heures par jour à travailler. Je me concentre uniquement sur un croquis, une toile à la fois.
Autrement vous pourrez retrouver de nouvelles œuvres exposées sur le stand de la galerie Openspace lors de la Urban Art Fair qui aura lieu du 10 au 13 juin 2021, à Paris.
Je rajoute parfois une maxime dans mes toiles : « Jamais croyant, toujours pratiquant ». C’est un clin d’œil à l’expérience et à la part infinie de l’apprentissage.
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Pour en savoir plus :
Le site de Éric Lacan : https://www.facebook.com/Eric.Lacan
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Photo de couverture : Collage, Marseille 2020.
Image 1 : Collage, Paris 2020.
Image 2 : « Looking for Something Into Myself That I Couldn’t Find ». Acrylique sur toile, 92 x73 cm. 2020
Image 3 : « Plein le dos ». Acrylique sur toile, 92 x73 cm. 2020
Image 4 : « Marcia Baila ». Peinture acrylique sur toile tondo ø100 cm. 2019
Image 5 : Collage, Paris 2021.