Perçue comme une artiste de l’étrange, Kelek (ou parfois Keleck) a su bouleverser son monde. Maquillage emphatique, tenue impeccable, coupe de cheveux toujours originale, rien qu’avec son apparence, elle faisait figure d’exception.
Autodidacte, maquilleuse, architecte, illustratrice lumineuse de classiques comme le « Seigneur des Anneaux », « Le Magicien d’Oz » ou encore les Contes de Grimm, elle a toujours réussi à imposer sa marque. Même au sein des rédactions de Métal Hurlant et d’Ah! Nana, Kelek se détache et laisse une trace artistique frappante.
Les dessins montrent la mort et les ténèbres mais également la douceur et de la tendresse. Jusqu’à son décès en 2002, Kelek a été toujours pleine de contrastes.
Epoux de l’illustratrice, Jean-Michel Nicollet (que nous avions interviewé l’année dernière – ici) était le plus grand témoin de cette création débridée. Encore de nos jours, l’art de Kelek frappe les esprits et mérite amplement une relecture.
Entretien avec Jean-Michel Nicollet.
.
.
.
.
Étalagiste, graphiste, maquettiste de la revue Ah! Nana, architecte d’intérieur, professeur de dessin et d’illustration, réalisatrice de décors et de costumes pour le théâtre et la danse contemporaine, créatrice de maquillages de scène. Et autodidacte. De par sa personnalité, Kelek ne pouvait-elle qu’être artiste ?
.
.
.
.
Kelek a toujours été passionnée par toutes formes d ‘expressions artistiques. Il semble qu’elle n’aurait pu s’exprimer autrement. Née en 1946 à Lyon, quartier de la Croix Rousse, Kelek était issue d’une famille relativement modeste descendante de « Canuts » c’est–à-dire de tisserands. Après avoir profité de quelques cours de dessin dans une académie de cette ville, elle se dirige vers la décoration et devient « étalagiste » pour les vitrines de magasins. Kelek rencontre peu après un graphiste qui l’embauche et lui apprend le métier de graphiste ce qui lui permet de devenir maquettiste. Parallèlement elle prend des cours de danse moderne chez un chorégraphe lyonnais.
J’ai rencontré Kelek le 14 juillet 1968 alors que j’étais en vacances dans ma ville natale. J’étais surpris et fasciné par le personnage déjà très étonnant aussi bien mentalement que physiquement. A l’époque je terminais mes études aux Beaux Arts de Paris. Grace à un concours et une bourse que j’avais gagné. Je vivais gratuitement près de Montparnasse dans une petite villa pourvu d’un jardinet accolée à un immense atelier. Kelek me dit avoir le désir de venir s’installer dans la capitale, une chambre était disponible dans mon habitation, je lui ai donné les clés et elle s’est installée avec une amie. Cette dernière avait des pratiques bouddhistes journalières. Pour ne pas la gêner, kelek se réfugiait souvent dans ma chambre. Evidement au fil des mois, une relation intime se construit et nous vivrons par la suite 33 ans ensemble.
.
.
.
.
Pourquoi a-t-elle choisi le pseudonyme Kelek ?
.
.
.
.
Avant notre rencontre, elle suivait des cours de danse chez un curieux chorégraphe (J.L.) qui lui a trouvé ce pseudonyme, qu’elle ne l’avait pas choisi et elle n’a jamais su pourquoi il l’avait surnommée ainsi, pas plus que moi. Il avait l’espérance de monter un ballet dont elle devait réaliser les décors, mais faute de moyens rien ne se fera et ce sera la fracture. Curieusement, à cette période (c’était vers 1963), je n’avais pas encore rencontré cette fille étrange, Il fait appel à moi. Pour les mêmes raisons je me retire et dans les même conditions. Il n’y a pas de hasard !
.
.
.
.
Pour Harlin Quist, elle a illustré Lubie ou pas lubie en 1975, puis, en 1980, aux USA, La veuve Flicot et Silver Cream. Dès le début, son style était-il étrange ?
.
.
.
.
A Paris, Kelek devient maquettiste dans une agence de publicité médicale – Promopharm. Elle gagne bien sa vie et, peu après mon service militaire, m’aidera à débuter ma carrière d’illustrateur en me faisant réaliser des illustrations pour son agence. A mon tour, lorsque je travaille régulièrement, je lui propose d’entreprendre la démarche artistique qui lui convient le mieux. Elle quitte sa place, commence à réaliser un dossier. Ce sera l’illustration…
Pour débuter j’ai présenté Kelek à un directeur artistique de la maison filipachi qui lui a demandé de réaliser une nature morte pour un livre sur les cocktails, puis elle a publiée une illustration dans « Lui » et tout a commencé. Viendra ensuite Harlin Quist et bien d’autres. Au début, ses illustrations étaient parfois proches de l’illustrateur américain du Pushpin Studio : Paul Davis, puis progressivement sa personnalité s’affine alternant douceurs étranges pour la jeunesse et violence à la limite de l’inquiétant pour les adultes.
.
.
.
.
Chaque jour, elle portait un maquillage tel un masque de prêtresse égyptienne. Kelek voulait-elle surprendre, provoquer, s’affirmer ?
.
.
.
.
Dès l’âge de 15 ou 16 ans, elle a commencé à se maquiller. Kelek ne voulait pas montrer son vrai visage, En dehors de ses très proches, bien peu ont pu la voir et n’a jamais voulu expliqué ce choix. C’était une démarche qu’elle réalisait même si elle ne sortait pas de la maison pendant plusieurs jours. Ce processus lui permettant, semble-t-il, d’affronter les autres qui fort étonnés se sentaient parfois provoqués. Il n’était pas toujours aisé de sortir dans la rue avec elle sans subir les réflexions positives ou négatives des passants, mais rarement elle a subi quelques agressions que se soit.
Elle portait également une grande attention à sa vêture, toujours en noir et blanc et une minuscule pointe de couleur bleue ou rouge; alternant féminité extrême à l’immense chevelure puis plus tard à l’austérité du tailleur, chemise blanche cravate et coupe au carré rappelant l’univers expressionniste des années 1920.
Malgré une apparente fragilité due a sa minceur, Kelek pouvait être virulente avec certains qui lui faisait des avances ou avait des propos lui déplaisant, mais elle exprimait aussi une grande tendresse avec ceux qui étaient en difficulté. Toujours enquête de vérité elle ne se privait jamais de dire ce qu’elle pensait même à ses éditeurs. Un soir de 1981 aux Bains-Douches elle agressa violemment un critique qui par hasard se trouvait là, parce qu’il avait démoli l’ouvrage que nous avions réalisé ensemble intitulé « Ersatz ».
.
.
.
.
Ces œuvres rappellent celles de Botticelli et de Bruegel. Voulait-elle aller plus loin ?
.
.
.
.
Sûrement pas, mais Kelek était certainement en quête d’une forme de perfection, manifestant une obsession maniaque du bien du beau et du vrai. A la fin de sa vie, elle ne sortait que très peu de son « bureau-atelier » et dessinait ou écrivait chaque jour sur des carnets, ses points de vue, parfois bien sombres sur le monde.
Kelek s’est beaucoup inspirée des peintres de la Renaissance qui l’on fait rêver, mais surtout les dernières années elle s’était prise de passion pour un dessinateur, peintre, graveur et écrivain autrichien : Alfred Kubin, Ce symboliste, expressionniste, n’ayant pas réussi à se suicider sur la tombe de sa mère, fut l’auteur entre autres d’un livre étrange intitulé « L’autre côté » (1909). Aussi fut-elle fascinée par cet univers teinté de mort.
N’oublions pas cependant que Kelek fut la conceptrice graphique de la revue Ah Nana ! aux Humanoïdes Associés, mais sa carrière ne s’est pas limitée à l’illustration ou la bande dessinée. Elle a réalisé plusieurs décors et costumes pour les ballets de la chorégraphe lyonnaise Annie Legros, Comme elle a aussi créée la décoration et le stylisme graphique des « ongleries Christian Drillien » en France et à l’étranger. Kelek a également donnée des cours de graphisme au C.F.D.A. (Centre de Formation des Arts Graphiques) de Belleville et de maquillage dans un collège professionnel en banlieue.
.
.
.
.
« Le Magicien d’Oz », Les contes étranges de Maupassant, Les contes de Grimm, « Le Seigneur des anneaux »,… Les illustrations étaient-elles des relectures des romans ou juste une interprétation ?
.
.
.
.
On peut considérer qu’il y a parfois un peu des deux certainement. C’était une lectrice forcenée et certains livres lui permettaient, par les dessins qu’elle projetait, de concrétiser ses sensations. Parfois le soir, quand j’avais un peu de temps, alors qu’elle dessinait, elle aimait que je lui lise des nouvelles.
Kelek a exceptionnellement proposé aux éditions Hatier d’illustrer et maquetter certains textes qu’elle avait choisie pour la jeunesse. Ce seront les Contes de Perrault, ceux de Grimm, Histoires comme ça de Kipling, ou encore « Le Magicien d’Oz ». Elle commence peu après : Sinbad le marin qu’elle n’achèvera pas, n’étant plus en parfait accord avec l’éditeur.
.
.
.
.
Comment est né le livre « Ersatz » ?
.
.
.
.
« Ersatz « a été demandé par l’éditeur Walter regroupant les couvertures de livre que nous avions l’un et l’autre réalisées pour diverses collections Néo, Titre S.F. Les fenêtres de la nuit, chez J.C Lates, Editions Oswald, Robert Laffont.
.
.
.
.
Pour avoir choisi « Ersatz » comme titre ?
.
.
.
.
Parce que nous étions inspirés par nos prédécesseurs illustrateurs dits populaires tels que Gustave Doré, Gino Starace, Leo Fontan, Raphael Fréda, etc…. et que le monde de la littérature fantastique ou de science-fiction stimulait notre imaginaire et nous menait vers un rêve parfois commun.
.
.
.
.
Par vos tenues vestimentaires, vouliez-vous montrer que vous étiez des artistes à part entière ?
.
.
.
.
Apres mai 68, nous étions comme bien d’autres dans le genre mode de l’époque cheveux longs etc… mais très vite elle a pris ses marques pour se constituer une garde robe bien à elle quand à moi je me suis replié sur un classicisme un peu anglais.
Dans notre immeuble les voisins n’osaient pas s’adresser à elle. Ils préféraient communiquer avec moi, ils la craignaient. Les dernières années, avec une amie styliste, elle lui faisait réaliser sur mesure les vêtements qu’elles avaient imaginés ensemble. Tout en mettant en évidence l’inspiration expressionniste déjà cité.
.
.
.
.
Quelles furent ses dernières créations ?
.
.
.
.
Elles retranscrivent l’inquiétude de Kelek face à la mort. D’ailleurs ces œuvres n’ont jamais été publiées – je le regrette ! Car elles sont empreintes d’une force et d’un mystère exceptionnels. J’ai bien entendu tout gardé et j’espère pouvoir un jour réaliser quelque chose permettant de mieux connaître son œuvre.
.
.
.
.
La mort était-elle un personnage principal chez Kelek ?
.
.
.
.
C’était obsessionnel ! Son inquiétude sur le sujet c’est démultiplié, conjointement à la peur du vieillissement et de la dégradation. Kelek disait qu’elle ne voulait pas vieillir… Qu’allait-elle devenir ? Sa production graphique s’est accélérée pour signifier une tentative de réponse à ses questionnements. Ce sont probablement les pastels les plus étonnants de toutes ses créations.
Peu à peu elle réduisait progressivement son maquillage. A sa mort, Kelek m’avait demandé qu’un ami, un ancien maquilleur de cinéma et de théâtre, la remaquille dans son cercueil. Elle ne voulait pas paraître dans un autre plan autrement que comme elle avait toujours été. Kelek est morte le 26 Janvier 2002 à 56 ans. Nous nous sommes mariés « In Extremis ».
.
.
.
.
Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Kelek ?
.
.
.
.
Il faut reconnaître que Kelek a exercé sur moi une fascination totale. Sans elle, je n’aurais certainement pas fait le parcours qui fut le mien. Kelek m’a aidé, conseillé et parfois orienté. Je lui suis redevable. Même si maintenant j’ai refait une nouvelle vie agréable, il est impossible d’oublier.
C’est la seule personne que j’ai connu qui osait tutoyer le cinéaste Alain Resnais et lui parler sans retenu -ce qui l’amusait. Kelek a pu être très dure avec certains, parce que pour elle, aimer c’était être vrai.
Nous étions amis avec le photographe Robert Doisneau qui a su si bien la photographier en dégageant la part de douceur et de sensibilité qu’elle pouvait parfois manifester.
L’affection de Kelek pour Philippe Druillet et l’inverse pouvait être quelquefois bouillonnante mais manifestait sûrement une amitié parfaite reliant ainsi deux excessivités différentes mais parallèles
Enfin, peu avant sa mort j’ai revu Henri Vernes, le créateur de Bob Morane. Nous l’avions connu quelques années auparavant à Bruxelles, Il était déjà centenaire. Dès les premiers instants, il m’a parlé de Kelek. Il ne l’avait pas oublié.
.
.
.
.