Entre l’ombre et la lumière, notre curiosité va souvent se porter vers la première. Les ténèbres nous fascinent car c’est l’antre de l’inconnu. Baudelaire ou encore Eugène Sue ont écrit leurs plus beaux textes sur ce qui les hantaient voire les effrayaient. Spectres, créatures hideuses ou beauté froide nous angoissent et en même temps nous transportent vers d’autres dimensions.

Jean-Michel Nicollet a choisi d’illustrer l’obscur, le démesuré et l’excessif. A travers ses magnifiques couvertures de Sherlock Holmes, du diable, des écrits de H.P. Lovecraft ou de Jean Ray, le grand artiste de l’image a su provoquer la curiosité des lecteurs. Ses couvertures et histoires dans le magazine de Métal Hurlant sont également de formidables passerelles vers l’imagination. Jean-Michel Nicollet a d’ailleurs illustré le dernier numéro 4 des nouveaux Métal.

Entretien avec un illustrateur du fabuleux.

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L’illustration vaut-elle tous les résumés du monde pour inviter le lecteur à lire un livre ?

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Je n’irai pas aussi loin mais la couverture du livre, telle une accroche publicitaire, peut faire éventuellement acheter l’ouvrage. L’illustration fonctionne comme une affiche de film. Elle doit donner une dimension synthétique de l’œuvre présentée. Dès la fin du XIXe siècle, avec une seule image, on a voulu attirer l’attention du lecteur ou du spectateur. Dans les années 1950/60 des peintres comme Lucien Fontanarosa entre autres ont illustrés des couvertures a l’apparition du livre de poche. Le métier d’illustrateur n’avait pas encore la place qu ‘il tient aujourd’hui dans ce monde où l’image prolifère. 

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Une seule image est-elle passionnante car elle stimule davantage l’imagination ?

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Ce fut le cas pour moi. J’ai trouvé dans les maisons de ma famille des livres édités sous forme de pulps français comme « Le Bouchon de cristal » (1912) de Maurice Leblanc illustré par Leo Fontan ou les aventures de Rouletabille de Gaston Leroux illustrées par Roger Broders. J’ai eu surtout un vif intérêt pour l’illustration de « L’Homme qui rit » (1869) de Victor Hugo par Georges-Antoine Rochegrosse ce qui m’a permis de lire cet étrange ouvrage. Toutes ces images m’ont donné l’envie de devenir illustrateur même durant mes études aux Beaux-arts alors que ce n’était pas très bien  vu à l’époque. Les artistes qui illustraient des livres étaient paraissait-il ceux qui n’arrivaient pas à vendre leur peinture particulièrement en France, ce qui n’était pas le cas en Angleterre ou l’on a pu voir des illustrateurs comme Arthur Rackham, Edmond Dulac ou Aubrey Beardsley. Les choses ont depuis changé.

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Faut-il être fidèle à l’histoire ?

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Tout dépend si l’artiste lit le livre ou pas. Pour la réalisation d’une couverture donc d’une  seule image, il semble important de synthétiser l’atmosphère de l’ouvrage, tenter de ne pas trahir. Sans oublier que l’illustrateur est au service du texte.

En ce qui me concerne je lis intégralement tout ce que l’on me propose d’illustrer. Car il faut reconnaître que je suis un grand amateur de lecture mais également parce que je crains de faire des contresens. Je veux rester fidèle aux écrits de l’auteur. D’autres illustrateurs mettront plus en évidence leur démarche graphique. C’est aussi un point de vue intéressant. En fait j’ai parfois hésité entre écrire et dessiner j’ai fait un choix provisoire.

Il est possible de dire que d’excellents livres font parfois de très mauvaises couvertures parce qu’ils ne provoquent pas de dimensions visuelles, comme de mauvais livres peuvent faire des couvertures  plastiquement abouties. Tout dépend des intuitions que suggère la lecture.

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Vampires, golem, fantômes, … Pour quelles raisons les monstres nous fascinent tant ?

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Parce qu’ ils nous font rêver. C’est l’ouverture passionnelle au mystère, à la peur et à l’inconnu. C’est comme se promener dans un souterrain vous frissonnez car vous ne savez pas ce qui peut arriver. C’est un peu une même sensation lorsqu’on pense à La mort, elle fait peur car elle nous mène vers des dimensions inapprochables.

J’ai souvent dit que le polar amenait l’homme jusqu’à la mort (il s’agit d’une enquête suite à un meurtre). Le fantastique, quant à lui, traite, d’une certaine manière de métaphysique. Des créatures telles que les vampires ou les fantômes fascinent car elles sont des messagers des revenants de l’au-delà. Le fantastique tente de nous évoquer des réponses.

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Pour quelles raisons avez-vous fait de la peinture ?

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Je n’aime pas systématiquement creuser toujours dans le même sillon. La peinture n’a pas le même mode d’approche que l’illustration qui est liée en général à un texte.. Par contre, la peinture est plus intuitive. Au décès de mon épouse, la dessinatrice Kelek, j’ai réalisé un livre, « Apparitions » (2007). Au départ, j’ai commencé à peindre de manière automatique sans aucune préparation puis progressivement, les choses se précisaient sur la toile au cours des heures comme des apparitions. La peinture permet d’exprimer une sensation interne quelque chose que l’on ne peut pas dire autrement de manière intuitive. L’intuition étant une des clefs de la créativité.

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Vous aimez par-dessus tout dessiner pour vous-même. Est-ce le fait que vous vous sentez plus libre ainsi ?

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Je le fais parce que je ne veux pas oublier certaines choses. Dans mes carnets les dessins que je réalise peuvent faire penser à une sorte de journal intime. En dessous de chacun d’eux Je de j’écris un texte afin d’évoquer la situation, parfois fort décalée du sujet traité. J’ai l’habitude de boire le matin un café au bistrot du coin. J’observe les gens qui m’entoure et soudainement une personne anonyme va m’intéresser. Je vais alors imaginer une histoire sur elle. Puis, en rentrant chez moi, je me mets à dessiner ce personnage et d’une certaine manière je projette la fable que je me suis raconté précédemment.

Il m’est arrivé de discuter avec certaines de ces personnes mais c’était décevant car leurs propos ne correspondaient pas à ce que j’avais pu imaginer. Alors brusquement, le rêve s’éteint.

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Quelle est la part des femmes dans votre art ?

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Les femmes m’ont toujours fasciné. Tout au long de ma vie, je n’ai vécu qu’avec des femmes. Ma mère étant décédée de bonne heure, j’ai été élevé par deux tantes. Chacune était veuve de différentes guerres (1ère et 2nde guerres mondiales). Mon père était souvent absent. D’ailleurs ce n’est qu’à sa retraite que j’ai pu mieux échanger avec lui. Mes tantes ont été fondamentales dans mon éducation et imaginativement stimulantes.

Par conséquent, les femmes sont évidement présentes dans mon travail. Si différentes de nous autres, hommes, elles sont quelque fois  confrontées à des situations particulières ou étranges mais elles restent courageuses et s’adaptent fort bien aux différents environnements. Elles me sécurisent.

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Votre arrivée à Métal Hurlant n’a pas fait que des heureux. Lui et Playboy ont notamment décidé de ne plus faire appel à vous. Le monde de l’art est-il impitoyable ?

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N’exagérons pas ! Contrairement à Gallimard, avec qui j’ai pu continuer à illustrer des livres pour enfants, Lui et Playboy n’ont en effet pas bien compris ma démarche. Ils ont décidé de ne plus faire appel à moi. Dommage car je vivais bien de la collaboration a ces magazines. A cette époque mon style de dessins et mon inspiration pour Lui et Playboy restait très classique. Cependant je me sentais un peu décalé avec cet univers et mes goûts pour la littérature fantastique ou populaire ont pris le dessus correspondant plus à mes aspirations.

L’équipe de Métal Hurlant cherchait de nouveaux artistes. Philippe Druillet, qui était un très bon ami à l’époque et le reste aujourd’hui, et Jean-Pierre Dionnet m’ont alors contacté pour savoir si je pouvais réaliser quelques couvertures pour les prochains numéros. J’ai accepté et j’ai notamment dessiné une prostituée en vitrine pour le 8ème numéro de Métal Hurlant. Je reconnais que c’était provocateur, puis j’ai réalisé par la suite couvertures et B.D. dans le domaine de l’étrange.

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La couverture du numéro d’octobre 2022 est-elle une revanche face à ceux qui vous avaient tourné le dos à l’époque ?

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Non. Je ne regrette pas car chez Métal Hurlant nous étions vraiment une bande de copains. Encore de nos jours, nous nous voyons toujours avec plaisir. Je n’ai par contre plus de liens avec les illustrateurs de Playboy et Lui que je cotoyais. Ce n’était pas le même monde.

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En 1978, vous publiez le livre « Le Diable ». Était-ce le fait de votre admiration pour l’étrange et le Mal ou le rejet du catholicisme ?

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C’est surtout mon intérêt pour l’univers ésotérique en général. J’ai réalisé un livre que j’aurais aimé trouver chez un bouquiniste. Tout cela me fascinait et m’inquiétait car mon éducation religieuse (j’ai été enfant de chœur) m’avait donné une certaine crainte pour le Mal. Après c’est devenu au fil du temps un intérêt plus intellectuel .

Suite à la parution du « Diable », des pseudo Lucifériens m’ont contacté pour que je puisse réaliser des dessins de commande pour eux mais j’ai décliné l’offre, car je craignais m’enfermer dans un univers qui ne correspondait pas à ma quête personnelle.

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Vous avez également participé à deux films, « Le Nom de la Rose » (1986) de Jean-Jacques Annaud et « Mélo » (1986) d’Alain Resnais. Quel fut votre rôle ?

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Toute proportion gardée. L’ami Druillet, travaillant sur le projet du « Nom de la Rose », m’avait recommandé à Annaud. J’ai réalisé ainsi que d’autres dessinateurs quelques dessins pour un porte folio préparatoire au film .

Pour « Mélo », ce fut plus original : Resnais a téléphoné recommandé par Robert Doisneau très tôt le matin alors que je dormais encore. Mon épouse, Kelek, a  décroché et me dit : « Il y a un type au téléphone qui prétend être Alain Resnais ». Il voulait me voir dans la journée. Je suis passé alors à son studio et Resnais m’a expliqué qu’il souhaitait que je peigne plusieurs rideaux de scène pour son film « Mélo ». Nous avons ensuite continué de nous voir et échanger de temps en temps jusqu’à son décès en 2014.

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Les personnages de Sherlock Holmes et d’Harry Dickson sont-ils devenus des autoportraits ?

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Je fume d’ailleurs la pipe probablement à cause de Sherlock Holmes…

Concernant Harry Dickson, je travaillais pour la collection fantastique – aventures – fiction des éditions Néo. Pierre-Jean Oswald voulait sortir deux livres d’Harry Dickson écrits par Jean Ray. Je me suis souvenu alors que j’avais réalisé une série de photos avec Robert Doisneau. Par amusement, j’ai utilisé ces photos comme un clin d’œil en me mettant en scène avec ma pipe. Oswald a alors publié les deux livres. Les éditions Néo ont ensuite voulu continuer l’expérience en publiant tous les Harry Dickson. J’ai dû alors me mettre en scène à nouveau pour les couvertures. Nous avons eu ensuite aux Editions Crapule, pour projet de sortir un grand album sur Harry Dickson . Il fut alors décidé de rencontrer avec un avocat les héritiers de l’auteur en Belgique. J’avais pensé leur acheter les droits de certains textes. Ils ont refusé. D’une certaine manière, nous nous étions attendus à cette réaction. Il faut dire que Le personnage d’Harry Dickson n’était pas une création de Jean Ray mais d’un anonyme allemand. Ray n’était au départ que le traducteur mais il a réécrit de nouvelles histoires en s’inspirant des couvertures de ces fascicules. Par conséquent, les héritiers n’avaient aucun droit sur le personnage d’Harry Dickson

J’ai pu alors réaliser cet album à la manière d’un roman-photo.

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Qu’est-ce qui vous impressionnait le plus chez Kelek ?

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Son apparente inaccessibilité, sa manière de se comporter, un sombre physique élégant, en faisait une femme hors norme. Kelek pouvait être passionnante, provocatrice, directe et donc percutante avec les autres. Mais elle traînait une langueur inquiétante et une fascination pour la mort. Nous avons beaucoup partagé, elle m’a beaucoup soutenu. Je lui dois peut-être tout.

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Vous avez illustré les versions françaises de la série Chair de Poule de R. L. Stine. Aimez-vous l’idée de partager votre goût de l’étrange avec les plus jeunes ?

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Au départ, j’étais moyennement chaud. Je ne savais pas comment me situer dans le domaine fantastique pour la jeunesse. Puis j’ai trouvé comment répondre à cette demande et cela m’a amusé.

Nous étions trois illustrateurs à avoir été approchés : Henri Galeron, Gérard Failly et moi. Henri était certes accoutumé à la littérature jeunesse mais n’était pas passionné par le fantastique. Quant à Failly, malheureusement il est décédé. Je suis alors devenu l’illustrateur des versions françaises de la collection Chair de Poule.

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En tant qu’enseignant à l’École Émile-Cohl, vous redécouvrez votre ville natale, Lyon. En quoi la cité des Gaules est-elle un personnage à part ?

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J’aime beaucoup l’atmosphère mystérieuse de Lyon. Pourtant, lors de ma jeunesse, je ne l’avais pas perçue. Ma seule envie était de partir et de m’installer à Paris.

En tant que professeur, je retournais tous les 15 jours dans cette ville et j’y ai découvert un autre aspect de Lyon empreinte d’étrangetés. Je me suis alors attaché à l’historique de la ville comme j’ai pu revoir des amis de jeunesse devenus peintres et partager l’ambiance des « bouchons » lyonnais.

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Pour quelles raisons vous vous êtes intéressé au tarot de Marseille ?

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J’ai toujours porté un grand intérêt à l’astrologie et aux mystérieuses  sciences traditionnelles. J’ai beaucoup lu sur ces sujets et tenté d’approfondir aussi le sens des énigmatiques et ancestrales images constituant le Tarot. Alors j’ai voulu pour aller plus loin traduire les 22 lames majeures.

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Le Mal est-il une réalité ?

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Oui il existe. L’être humain est certes en capacité de faire le Bien ou et peut être plus souvent le Mal. Certains êtres génèrent des actes magnifiques mais ne pourraient-ils pas inconsciemment réaliser des horreurs.  Nous ne sommes pas tout à fait blancs et pas tout à fait noirs. L’homme est-il perfectible ? J’espère.

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© Brieuc CUDENNEC
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