Le 24 février 2022, les troupes russes, sous l’ordre de leur commandant-en-chef Vladimir Poutine, envahissent l’Ukraine. Pour tous, le choc est terrible. Depuis le conflit en ex-Yougoslavie, l’Europe n’avait pas connu de conflit majeur. Après près d’un an de combats, la guerre en Ukraine est devenu l’un des conflits majeurs du XXIème siècle. Kyiv, Kharkiv, Boutcha, Bakhmout sont aujourd’hui des noms qui résonnent dans notre actualité. Marioupol est également un lieu-phare du conflit.
Dès les premiers jours de l’invasion, la ville qui borde la mer d’Azov est assiégée. Pendant plus de mois, forces russes et ukrainiennes vont s’affronter dans de terribles duels d’artillerie. Des combattants tchétchènes connus sous le nom de Kadyrovtsy (en l’honneur du clan Kadyrov) seront présents tout comme le célèbre régiment paramilitaire ukrainien Azov.
Encore aujourd’hui, il est très difficile de connaître le nombre de civils tués ainsi que l’ampleur des dégâts à Marioupol.
Yan Morvan, grand reporter de guerre, était dans la ville parmi les forces russes au moment des combats. Il fut même le seul photographe-journaliste étranger à être sur les lieux du chaos. Son témoignage visuel est publié dans le livre « Les Forces du mal« (édition limitée). Récit captivant qui montre une vision brut de la guerre « moderne » et qui désigne toutes les unités en présence (russes et ukrainiennes) comme les forces du mal.
Entretien qui fait sans transition suite à notre entretien-portrait de 2021.
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Quand êtes-vous allé pour la première fois en Ukraine ?
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En octobre 2017. Je n’avais pas pu y aller auparavant car je réalisais alors « Les Hommes en guerre », série où je devais me rendre dans une quarantaine de pays en guerre. Je faisais des portraits d’individus qui se battaient partout dans le monde.
J’ai pu rencontrer quelqu’un qui avait été dans le Donetsk, zone séparatiste d’Ukraine, et qui pouvait me donner des contacts sur place. Les Russes finançaient certes les rebelles mais n’étaient pas militairement présents. Il s’agissait d’une guerre totalement ukrainienne. Le conflit me rappelait d’ailleurs les Troubles d’Irlande du Nord. Je suis donc parti en Ukraine en 2017 et j’ai réalisé des portraits de soldats à la chambre 1/25.
Je rentre ensuite en France avec mes photos mais cela n’intéressait personne à l’époque. Les séparatistes étaient perçus comme les méchants.
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Vous avez rencontré un Français rallié à la cause séparatiste.
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Erwan Castel a été membre des forces spéciales françaises pendant 15 ans. Il combat à présent en Ukraine en tant que sniper.
Je l’ai rencontré à Donetsk parmi d’autres soldats français. Etant le seul journaliste venu de France, on me les a présentés. J’ai passé une semaine avec Erwan Castel à visiter le front. Je l’ai pris en photo et je l’ai filmé. Il m’a parlé de son implication et de ses valeurs. Castel a été membre du FLB (Front de Libération de la Bretagne). Ce n’est pas son vrai nom.
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Pensiez-vous que le conflit allait se généraliser à toute l’Ukraine ?
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Non. Le 15 février 2022, je considérais que Vladimir Poutine commettrait la pire des erreurs en attaquant l’Ukraine. C’est une tragédie à la fois pour la Russie mais aussi pour l’Europe.
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Pourquoi avoir décidé de repartir en Ukraine ?
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Il y avait un risque que le conflit s’intensifie et devienne le début de la Troisième Guerre mondiale. La guerre en Ukraine est un conflit entre le monde néolibéral et médiatisé et le monde ancien. Même sur le front, il y a une grande différence entre les Ukrainiens avec leur matériel neuf et les Russes qui ont des armes obsolètes.
Ayant travaillé pendant 7 ans pour Newsweek, je connais très bien les méthodes américaines. En tant que reporter de guerre, vous aurez peu de chances d’avoir accès au front. La technologie en première ligne est cachée. En revanche, via ma filière séparatiste que j’avais côtoyée en 2017, je savais que je pouvais avoir un accès plus facile au sein des forces russes. Accompagné par la police militaire, j’ai pu me rendre 5 fois à Marioupol pendant la bataille. Au-delà des opinions, je peux dire que je n’ai jamais été censuré par les autorités russes. Les seules limites que j’ai pu avoir ont été décidées par mon propre chef. Arrivant dans certains lieux, je sentais une atmosphère pesante et un grand silence. Il y a des cadavres gisants et aucun animal n’était entendu. Avec mes 40 ans de reportages de guerre, je pouvais comprendre que je ne pouvais avancer plus loin.
J’étais le seul journaliste dans la zone à photographier, à interviewer et à écrire sur ce que je voyais et vivais.
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« Les Forces du mal » – Pourquoi un tel titre ?
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Le titre regroupe à la fois l’armée russe et l’armée ukrainienne. Les photos montrent des soldats russes et pro-russes mais aussi le quartier général du régiment Azov à Marioupol.
La ville a été victime des bombardements des deux camps.
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Vous avez fait un long périple depuis Rostov-sur-le-Don pour entrer en Ukraine. Pourquoi avoir choisi le front de Marioupol ?
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Pour le livre « Champs de bataille », je m’étais déjà rendu à Marioupol avant la guerre. Au XIIIème siècle, les troupes mongoles sont passées dans la région pour défaire l’armée du Rus de Kiev.
Je suis revenu à Marioupol en 2022 en pleine bataille. J’ai été témoin d’une vision terrible. Cela me rappelait les photos d’Hiroshima après la bombe atomique d’août 1945. Le paysage était désolé. Même au Liban, je n’avais jamais vu autant de destructions. La bataille était un véritable duel d’artillerie entre les forces russes et le régiment Azov.
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Tous les véhicules blindés russes ont un Z inscrit telle une marque primitive. Est-ce un conflit brut ?
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Contrairement aux Européens, que ce soit les Russes et les Ukrainiens, les hommes sont des guerriers. Avec la police militaire russe, j’ai vécu plus d’une semaine avec des soldats dans une caserne. Vous êtes avec eux, par conséquent, ils partagent leur nourriture et leurs boissons. Les soldats étaient prévenants.
Sur le front, j’ai été reçu par un colonel de régiment d’artillerie et m’a invité à manger avec lui dans sa roulotte. Il m’a raconté qu’il avait combattu en Syrie.
Dans le monde russe, si on vit ensemble on meurt ensemble.
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Que saviez-vous du régiment Azov à Marioupol ?
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Leurs quartiers généraux étaient remplis de propagande antisémite. J’ai pu voir des portraits d’Hitler, des autocollants SS et le soleil noir, emblème du régiment Azov et symbole d’inspiration nazie.
L’Ukraine a un passé tragique avec l’épisode de l’Holodomor. Entre 1932 et 1933, Staline a pris la décision d’affamer les populations ukrainiennes. Des millions de civils sont ainsi morts. Dans la mémoire du pays, il a souvent été dit que les commissaires politiques étaient juifs ce qui a renforcé l’antisémitisme en Ukraine.
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Comment avez-vous pris la photo avec les soldats tchéchènes (les Kadyrovtsy) derrière la mer d’Azov ?
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Je rentrais alors du front en voiture avec la police militaire via la sortie est de Marioupol en fin de journée. Nous nous sommes arrêtés sur le bord de la route afin de se reposer de la journée de bombardements. Une Lancia rouge flambant neuve taguée de Z surgit. 5 types sortent du véhicule et me demandent d’approcher. On me tend un téléphone portable pour que je puisse les prendre en photo devant la mer. J’ai ensuite demandé si je pouvais à mon tour les prendre en photo avec mon appareil et ils ont accepté. Il s’agit de la seule photo de Kadyrovtsy à Marioupol. On aurait cru des personnages tout droit sortis du film « Mad Max ».
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Les civils sont à nouveau les plus grandes victimes de la guerre. Avez-vous eu l’occasion d’échanger avec eux ?
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La plupart des personnes que j’ai rencontrées étaient des femmes. L’espérance de vie des hommes est faible dans les pays russes.
J’ai pu observer des distributions de vivres. La population n’était pas affamée par les Russes. Les seuls civils qui ont souffert sont celles et ceux qui ne pouvaient quitter leur appartement. Les civils étaient très silencieux car effrayés par de possibles représailles des deux camps. Les plus riches avaient quitté Marioupol.
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Reviendrez-vous en Ukraine ?
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Je veux d’abord réaliser un reportage sur la Russie. Après près d’un an de sanctions, dans quel état est le pays ? Je veux voir, rencontrer et raconter la vérité. Si vous racontez des conneries, vous êtes tôt ou tard perdant. Il est toujours indispensable de dire la vérité.
Je vais également publier des archives sur Moscou 84. Je vivais alors chez un oligarque russe.
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Toutes les photos sont la propriété de ©Yan MORVAN
Dernière photo © Brieuc CUDENNEC 2022