Eternel jeune blond des années 50-60, Guy Lefranc, ce courageux journaliste imaginé par Jacques Martin, revient avec l’album « Bombes H sur Almeria« . Le scénariste Roger Seiter et le dessinateur Régric l’entraîne cette fois-ci dans l’Espagne franquiste à la recherche d’une partie de sa famille. Les circonstances font que l’armée américaine perd au même instant des bombes H. La région d’Alméria est alors plongée en pleine catastrophe nucléaire.

Comme toujours, l’aventure est intense et c’est un vrai plaisir de retrouver le suspense typique à l’univers de Lefranc.

Entretien avec Roger Seiter et Régric, les héritiers de Jacques Martin.

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En tant que lecteur, qu’a représenté pour vous le style de Jacques Martin ?

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Roger Seiter : J’ai découvert l’œuvre de Jacques Martin avec La Grande Menace et avec Alix l’Intrépide. C’était au début des années soixante, une époque où l’offre en bandes dessinées était relativement faible. Mes parents m’avaient abonné au Journal de Mickey et mes références étaient plutôt classiques. En albums, je lisais les aventures de Tintin et d’Astérix (ou encore Pim Pam Poum et les Pieds Nickelés). Dans le Journal de Mickey paraissaient également les aventures de Prince Valiant d’Harold Foster. Tous ces albums et ces récits étaient de grande qualité et c’est comme ça que je définirais le style de Jacques Martin : des albums de grande qualité que je relisais régulièrement avec grand plaisir. Comme Jacques Martin, je suis né à Strasbourg et l’aventure de la Grande Menace se déroule dans ma région natale. Le château du Haut-Koenigsbourg par exemple était un endroit que je connaissais bien puisque mon père m’y emmenait très régulièrement. Enfant, j’aimais les récits historiques et la mythologie. Des univers et des thématiques que je retrouvais notamment dans Alix. Bref, l’univers et le style Martin ont largement marqué mon enfance. Plus tard, en tant qu’adolescent puis de jeune adulte, j’ai continué à lire les aventures d’Alix, de Lefranc et plus tard de Jhen avec le même plaisir. Aujourd’hui j’en écris les scénarios. La boucle est bouclée.

Régric : Quand j’ai découvert les pages de Jacques Martin dans le journal Tintin, je crois me souvenir que c’était Alix, j’ai été fasciné par la beauté des dessins et des pages dans leur ensemble. La composition de chaque image est un petit bijou. La gestuelle des personnages est élégante. C’est d’un grand classicisme et pourtant Jacques Martin a su innover dans la manière de découper les pages et également dans les thématiques abordées. Cela vaut aussi pour Lefranc ou Jhen, évidemment.

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Malgré que les intrigues se déroulent durant la guerre froide, aimez-vous intégrer des aspects qui peuvent rappeler notre époque actuelle ?

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Roger Seiter : Lefranc est un journaliste. C’est donc un témoin de son époque. Certaines problématiques géopolitiques ou sociologiques actuelles existent depuis très longtemps. Ce sont donc des thèmes que l’on peut aborder même dans des aventures qui se déroulent dans les années 50 ou 60. C’est entre autres le cas dans Bombes H sur Alméria. J’y évoque des évènements qui ont eu lieu au milieu des années 60. Mais c’est aussi l’occasion de parler de la guerre froide, des tensions est-ouest et de la menace nucléaire. Des thématiques qui sont omniprésentes dans tous les journaux télévisés depuis maintenant deux ans. De la même manière, dans la Rançon, nous avons abordé les thèmes de l’apartheid et du racisme. L’histoire est un éternel recommencement et une série comme Lefranc permet d’aborder aussi bien les sujets du passé que ceux qui font l’actualité.

Régric : Nous avons à cœur de ne pas faire seulement des histoires “rétro” qui joueraient sur la nostalgie d’un âge d’or de la bande dessinée. Le tour de force est de raconter des aventures qui se déroulent dans les années 50 ou 60 mais qui parlent aux lecteurs d’aujourd’hui. Et parfois l’actualité nous surprend comme   lorsque nous avons représenté les chars russes envahissant la Hongrie (en novembre 56) dans l’album « Le scandale Arès ». Quand cet épisode est sorti en librairie, la Russie a attaqué l’Ukraine. Le parallèle a été saisissant.

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Régric, vous dessinez les aventures de Guy Lefranc depuis 15 ans. Restez-vous fidèle au style de Jacques Martin ou apportez-vous tout de même une certaine originalité ?

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Régric :
Je m’inscris dans la droite ligne de « l’école Martin » sans aucun doute. Je dois dire que j’ai aussi été fort marqué par le travail de Bob de Moor. Jacques Martin et Bob de Moor ont d’ailleurs travaillé ensemble sur un album de Lefranc « Le repaire du loup ». Mais au de-là de ces influences, j’amène forcément de moi-même dans la façon de faire vivre les personnages mais en ayant dans le même temps le plus grand respect pour ce qui a été créé et mis en place par Jacques Martin.

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Roger Seiter, Est-ce un exercice délicat d’écrire les histoires de Guy Lefranc car il faut sans cesse surprendre tout en s’attachant au contexte particulier des années 60 ?

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Roger Seiter : Pas spécialement. Les années 50 ou 60 sont particulièrement riches en évènements historiques, économiques ou sociologiques. Il y a donc largement de quoi faire. Quand on connaît bien l’œuvre de Jacques Martin, on réalise très vite qu’il y a un sujet, une intention derrière chaque album d’Alix, de Lefranc ou de Jhen. Depuis le début de notre collaboration, c’est ce que nous essayons de faire avec Régric. Nous choisissons ensemble et avec soin le thème et le sujet de chacun de nos albums. Le reste est simplement une question d’imagination et surtout beaucoup de travail.

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De par le scénario (événements) et le dessin (véhicules, architecture,…), les aventures de Lefranc exigent-t-elles de véritables recherches historiques ?

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Régric : Bien sûr. Pour la partie qui me concerne, c’est à dire le dessin, je m’attache à être précis dans la représentation des véhicules, des objets usuels de la vie quotidienne ou de la mode vestimentaire de l’époque définie par le scénario. Tout ça participe à nous plonger dans l’ambiance des années 50 ou 60.

Roger Seiter : Absolument. Je commence d’ailleurs par là. Une fois le sujet choisi, Régric et moi nous recherchons de la documentation. Tout en écrivant le scénario, je fais mon travail d’historien. Je veille à la cohérence du contexte. Il est important d’éviter les anachronismes. Je commence également à chercher de la documentation pour Régric. A trouver de l’iconographie. De son côté, Régric fait de même. Il cherche des images, des films, des documents. Chaque lieu, chaque objet, chaque véhicule, chaque arme nécessitent des recherches précises. Les décors doivent être le plus juste possible. Certains documents sont parfois difficiles à dénicher. C’est un travail long et compliqué que Jacques Martin faisait également quand il réalisait ses albums. Un travail indispensable dans une série de qualité comme Lefranc.

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Blond, mince, jeune,… Lefranc représente un certain idéal pour la jeunesse des années 60. A-t-il tout de même selon vous des défauts (comme tout le monde) ?

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Roger Seiter : Je ne crois pas. Martin l’a conçu comme ça. Il est jeune, blond, beau, honnête, loyal, engagé, etc …  Un ensemble de qualités qui le rendent au final un peu énervant. Lui trouver des défauts est difficile. S’il en a un, on le trouve probablement dans ses rapports avec les femmes. Il est séduisant et plaît visiblement aux filles. Mais il semble avoir du mal à s’engager. Il y a beaucoup de belles jeunes femmes parmi ses amis. Certaines sont probablement un peu plus que des amies. Mais Guy Lefranc ne s’engage avec aucune en particulier. Lefranc préfère papillonner. Lefranc est velléitaire sur le plan amoureux. On peut estimer qu’il s’agit là d’une forme de lâcheté et d’égoïsme. Une incapacité à s’engager sur le plan sentimental. Un refus d’assumer sa vie amoureuse …

Régric : Lefranc répond au schéma classique du héros franco-belge. Il est droit, attaché à la justice et courageux. Alors, s’il a des défauts, on ne les voit pas dans les albums.

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« Bombes H sur Almeria » se déroule dans l’Espagne franquiste. Il y a des échos au combat républicain pendant la guerre civile, aux actions d’Ernest Hemingway et aux manœuvres fascistes. Est-ce un album plus progressiste que les autres ?

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Roger Seiter : La guerre civile espagnole est un des drames du vingtième siècle. Une horreur qui pour des raisons idéologiques et dogmatiques a déchiré une nation. Une boucherie qui a fait plus d’un million de morts. La République, la démocratie ont été vaincus. Dans ces conditions, le camp du bien semble être pour nous une évidence. Mais il ne faut pas s’y tromper, les deux camps ont commis des horreurs, même si les exactions des troupes fascistes sont sans doute plus nombreuses. Lefranc et Inès sont conscients de ça. Hemingway l’était également et dans l’album, les commentaires concernant certains évènements sont volontairement nuancés. Je ne sais donc pas si le discours est davantage progressiste dans cet album. Je pense qu’il l’est en réalité dans les six Lefranc qui j’ai scénarisés et réalisés avec Régric à ce jour.

Régric : Que Lefranc s’oppose aux fascistes nostalgiques dans “Bombes H sur Almeria” me semble la moindre des choses. Au vu de leurs plans délirants, le rôle de Lefranc est forcément de faire quelque chose pour les contrecarrer. Par conséquent, je n’ai pas vraiment l’impression que cet album soit plus ou moins progressiste que les précédents.

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Comment avez-vous imaginé la couverture ?

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Régric : Je soumets toujours un certain nombre de projets de couverture à l’éditeur. Il fait son choix et je dessine alors l’illustration définitive en grand format. Une couverture réussie doit susciter la curiosité du lecteur avec quelques éléments bien choisis et mettre à l’honneur un moment crucial de l’histoire sans trop en montrer. Elle se doit aussi d’être très lisible pour être comprise immédiatement. En fait, une bonne couverture est le meilleur moyen de faire la publicité de l’album en question.

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Lefranc est entouré de femmes fortes (Janet Kear, Inès et Soledad). Est-ce un souhait qui va perdurer ?

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Roger Seiter : Oui tout à fait. C’est une des innovations que Régric et moi avons apportées à la série. Depuis Cuba Libre Lefranc croise régulièrement de belles jeunes femmes avec qui il entretient des liens d’amitié, voire un peu plus (même si ce n’est jamais réellement montré). Dans La Régate, la prochaine aventure de Lefranc prévue pour 2025, notre journaliste est invité à bord d’un luxueux voilier par une amie pour participer à une régate dans la mer de Banda. L’Indonésie est alors une vieille colonie néerlandaise qui aspire à l’indépendance. Une indépendance qui n’arrange visiblement pas les milieux affairistes hollandais …

Régric : C’est une évolution logique et bien venue. La société a évolué depuis les années 50. On ne peut plus cantonner les femmes aux rôles d’hôtesse de l’air ou de femme au foyer. Même dans une série classique comme Lefranc, il fallait faire évoluer tout ça. Nous créons des personnages féminins avec une forte personnalité qui sont intéressants à mettre en scène. Et certains seront amenés à revenir au gré des aventures à venir. Concernant la prochaine aventure de Lefranc, J’en suis déjà à une dizaine de pages dessinées. Comme vous le voyez, Lefranc ne pose pas longtemps ses valises ! Et nous devons suivre le rythme…
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