Plus de 80 ans après les événements, la Seconde Guerre mondiale reste un épisode incontournable de notre époque. Chaque territoire a connu des tragédies. L’Alsace, région nourrie des influences françaises et allemandes, fut meurtrie tout au long du XXème siècle. A partir de 1940, elle est annexée par les forces nazies qualifiées de « Kreuzspinne » (l’araîgnée des jardins » par les locaux. Le lierre est, quant à lui, le symbole de la Résistance alsacienne.
Entre grande histoire et identité régionale, le dessinateur Grégoire Carlé signe également un livre biographique puisqu’il narre le parcours de son grand-père tour à tour résistant, prisonnier puis soldat dans la Wehrmacht comme beaucoup de « Malgré-Nous » alsaciens et lorrains. « Le Lierre & l’Araignée » est aussi une bande dessinée qui traite de la perte du souvenir familial.
Entretien avec Grégoire Carlé.
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En quoi « Le Lierre et l’araignée » est une œuvre personnelle (sur le plan familial mais aussi sur le plan de l’identité régionale) ?
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« Le Lierre et l’araignée » débute avec la partie de pêche d’un enfant en compagnie de son grand-père. L’histoire se mélange ensuite avec ma propre quête mémorielle. Au tout début du projet, en mars 2020, au détour d’une conversation, mon éditeur apprend que je passe beaucoup de temps en montagne, et, entres autres activités, à pêcher à la mouche. Cela semblait le fasciner, il m’a demandé si jetais partant pour faire un livre sur le sujet. J’ai réfléchi, et rapidement j’ai saisi le prétexte pour amener le sujet de mon grand-père.
Nous étions très proches mais pour différentes raisons, nous avions assez peu parlé de sa jeunesse pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis peu de temps avant sa mort, lors de nos derniers instants ensemble, nous nous étions quittés en nous disant que nous parlerons de tout ça lors de ma prochaine venue, aux vacances d’été. Il est décédé juste après. J’ai vécu longtemps avec le regret de ne pas avoir posé les questions plus tôt.
13 ans plus tard, en plein confinement, j’ai décidé de mener ma propre enquête pour voir si je pouvais trouver des informations sur mon grand-père et ses camarades. Cette période particulière de temps suspendu fut assez propice à l’introspection, je me suis dit que c’était le moment de se lancer. Par conséquent, « Le Lierre et l’araignée » traite d’une absence de transmission familiale.
Cette histoire familiale a une portée régionale car le sort de mon grand-père fut partagé par des milliers d’Alsaciens ; à savoir la résistance, la déportation et l’enrôlement de force dans l’armée allemande.
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L’histoire des Malgré-nous est-elle selon vous trop ignorée voire méprisée ?
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En tant qu’Alsacien ayant vécu longtemps à Paris, je me suis rendu compte que cet aspect tragique de l’Histoire est assez occulté, et quand ce n’est pas le cas, il suscite souvent des idées reçues. Les enrôlés de force sont essentiellement associés au procès de Bordeaux qui a jugé les crimes d’Oradour-sur-Glane. Il faut souvent rappeler que l’Alsace-Lorraine n’a pas été seulement occupée par les Allemands mais annexée. L’écrasante majorité des jeunes n’étaient pas volontaires dans la Wehrmacht, encore moins dans la SS. Mais la désertion entraînait des représailles sur les familles que l’on ne pouvait assumer.
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Avez-vous été un grand observateur de la nature dans cet album ?
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Depuis mon enfance, je passe beaucoup de temps dans les éléments ; dans la forêt, au bord de l’eau, c’est viscéral, j’en ai besoin. Mais en tant que dessinateur, je passe l’essentiel de mon temps enfermé face à mes planches. Représenter la nature c’est aussi pouvoir me promener à l’intérieur, quand je ne peux pas le faire avec ma chienne.
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Comment avez-vous eu l’idée de la couverture éclatante de couleurs ?
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J’ai réalisé de nombreuses propositions de couvertures. Avec mon éditeur, nous avons finalement pris la décision de choisir une des premières réalisées. La rivière est un véritable personnage du « Lierre et l’araignée ». Des jeunes garçons sont à bord d’une barque à fond plat manœuvrée par une gaffe. Cette embarcation symbolise la culture rhénane. La barque est également une métaphore de Charon, personnage de la mythologie grecque, qui emmenait les âmes aux enfers. « Le Lierre et l’araignée » narre le destin tragique de jeunes alsaciens de l’époque.
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Les grandes pages illustrent les symboles, le conflit intérieur et les coups d’éclat. « Le Lierre & l’araignée » a-t-il été un album qu’il fallait sans cesse maîtriser ?
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Oui, en plus de devoir constamment vérifier mes sources, je ressentais aussi une grande responsabilité d’être le dépositaire de cette histoire. Les grandes doubles pages, en plus de marquer les chapitres, me donnaient un peu de liberté artistique.
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Hitler a-t-il été un personnage difficile à dessiner et donc à cerner ?
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Il est surtout présent au début du livre. J’étais un peu mal à l’aise de dessiner Hitler mais j’y ai mis pas mal de distance. Ce fut finalement plus perturbant pour moi de dessiner mon grand-père ainsi que ses amis. C’était comme les ressusciter, de vivre avec leurs fantômes.
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Dessiner les membres de La Feuille de Lierre et de la Main noire a donc été difficile ?
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Oui. Je me suis inspiré du peu de photos que j’avais réussi à collecter. J’ai choisi de représenter ces jeunes avec beaucoup de pudeur.
Pour mon grand-père, l’enrôlement de force dans l’armée allemande a été une plaie ouverte jusqu’à la fin de sa vie. Par conséquent, le dessiner sous uniforme feldgrau dans le dernier chapitre fut une véritable épreuve pour moi. Néanmoins ce passage du livre sur le front de l’est est crucial car non seulement c’est un des rares qui m’a été directement raconté par mon grand-père mais aussi il permet d’avoir un éclairage sur ce traumatisme collectif lié à l’Alsace et la Moselle.
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Ces jeunes alsaciens ont connu tous les cas de figures : résistants, internés puis soldats.
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Le Lierre et l’araignée » s’articule sur 2 grands chapitres : la Résistance, puis l’internement au camp de Schirmeck suite à l’arrestation du groupe. Mais on entre dans l’histoire par un préquelle historique, presque didactique, mais nécessaire pour comprendre les évènements à venir. On quitte le livre par l’enrôlement de force et le front de l’est. Entres ces chapitres sont intercalés quelques passages de ma jeunesse avec mon grand-père.
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Est-ce un livre qui finalement dit au revoir à une génération qui meurt petit à petit ?
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Oui. Je pense qu’il y a plusieurs prismes de lecture dans « Le Lierre et l’araignée », plusieurs thématiques, et bien-sûr l’hommage en fait parti. J’ai voulu dessiner ces personnes âgées avec de la distance comme pour leur montrer un certain respect. Je n’ai pas voulu leur donner une stature de héros car eux-mêmes ne se considéraient pas comme tel mais leurs actions durant la guerre sont de véritables exemples pour moi.
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Est-ce un livre pessimiste ?
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Lors de l’écriture de mon livre, l’actualité me renvoyait de sombres échos et je ne pouvais m’empêcher de faire des liens avec l’Ukraine ou la Palestine, du moins en ce qui concerne la justification de ces conflits, la légitimité soit-disant historique d’une nation à disposer d’une terre et de ses habitants.
Le Lierre et l’Araignée parle aussi des regrets engendrés par ce rendez-vous manqué avec mon grand-père, néanmoins 4 ans de travail m’ont permis d’adoucir un peu ce sentiment. Et on quitte le livre par une scène encadrée par le lierre, symbole d’espoir et de résistance !
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