Dans l’univers de Jean Boullet (1921-1970), beauté et ténèbres se mélangent avec la plus belle des harmonies. De jeunes garçons se présentent dans des situations ambiguës voire irréelles et pourtant une paix semble régnée dans ces paysages féériques. Passionné de films fantastiques et de comic books, peintre, illustrateur, Jean Boullet a façonné à son tour un univers, son propre univers. « Le Songe d’une nuit d’été », « Dracula », « Œdipe »,… ces classiques de la littérature sont eux aussi entraînés dans un style graphique à part.

Suite à son étrange décès en Algérie, Jean Boullet est tombé dans un certain anonymat. Pourtant la magie demeure et bon nombre d’artistes se revendiquent toujours de la vague de ce maître du dessin. Boullet fut notamment un des grands inspirateurs du magazine Métal Hurlant et son projet inachevé de film animé « Dracula » reste même un fantasme pour celles et ceux qui aiment la nuit. Une bonne partie de ses œuvres sont présentes à la galerie Au Bonheur du jour à Paris.

Entretien avec Jean-Pierre Dionnet, témoin et admirateur de l’œuvre de Jean Boullet.

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En quoi Jean Boullet s’est-il détaché des autres artistes de sa génération ?

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Son parcours est certes un sans-faute mais un sans-faute classique. En 1949, Jean Boullet est au premier festival du film maudit à Biarritz entouré de Jean Cocteau. Il illustre les 10 poèmes écrits par Boris Vian du livre « Barnum’s Digest » (1948). En plus d’être son secrétaire, Boullet commence également à dessiner sur les œuvres complètes de Sacha Guitry – j’ai retrouvé les originaux.

Ses illustrations du mythe d’Œdipe sont également incroyablement singulières. C’est un artiste qui se détache surtout après son projet de court-métrage « Dracula ».

Puis en 1965 Boullet ouvre sa librairie Le Kiosque, 79 rue du Château à Paris en flottant sur l’air du temps. Il fréquentait alors Jean Tosan qui avait été auparavant le saxophoniste de Johnny Hallyday. Celui-ci avait ensuite créer le journal Johnny réservé à un public bédéphile très étroit.

© Galerie Au Bonheur du Jour

Ce que vendait Boullet avant tout dans sa librairie c’était son propre personnage. Dès qu’il y avait une poignée de visiteurs, il avait l’impression d’avoir un public face à lui. Boullet invente la librairie de bande dessinée et de la littérature déviante. Dès qu’on lui demande un album d’Astérix, Boullet répond : « Vous en trouverez partout sauf ici ». Il aime Tintin ou Blake & Mortimer mais a peu d’intérêt pour la BD franco-belge. Boullet adore avant tout les comic books.

Un jeune dessinateur au talent plastique contestable va côtoyer Jean Boullet – Philippe Druillet. Pourtant le libraire lui donne sa chance en exposant ses premières œuvres au Kiosque. Ils iront même ensemble à Londres pour voir des films impossibles comme « Le Prix du Silence » (1949).

Jean Boullet se détache également pour sa passion du roman Dracula (1897) de Bram Stoker. Il ne manquait jamais d’étudier toutes les versions du roman. 

Mort de façon tragique en Algérie en 1970, Jean Boullet a loupé un seul grand courant : le punk. Il en était un avant l’heure. C’était un artiste totalement à part qui raffolait des marginaux. Je me souviens, pour l’anecdote, d’un de ses clients vêtu d’un cuir vert pomme – probablement une connaissance de Boullet lorsqu’il fréquentait le milieu de la nuit.

Lorsque le pacs fut adopté en France en 1999, je suis persuadé que Jean Boullet aurait été fou de rage. Pour lui, l’homosexualité devait rester à part et sauvage. Boullet voulait être maudit comme un Lord Byron.

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Comment l’avez-vous rencontré ?

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Je découvre sa librairie en 1966 alors que je suis collégien. A l’exception du Figaro, il n’y a guère de lecture chez les Oratoriens. Je décide alors de me rendre rue du Château. Malgré mon âge, le libraire s’adresse à moi comme si j’étais un adulte et me dit : « Il n’y a pas d’art mineur ni d’art majeur – il n’y a que des arts mineurs et des arts majeurs dans tous les arts et la bande dessinée est un art ».

Je me rends alors au Kiosque toute la journée de samedi avec un ami voyou de Livry-Gargan. Yvon avait pour habitude de répéter « C’est un truc de pédé ». Boullet nous invite un jour à prendre un verre dans un café et déclare : « Vous savez que je suis pédé ?! ». Nous restons silencieux… Je découvre davantage avec Boullet le monde de la bande dessinée (notamment d’avant-guerre) mais pas seulement. J’échange sur le cinéma. D’après ses conseils, je me rends dans certaines salles parisiennes des Grands Boulevards pour découvrir les films indiens. Le prix du ticket ne coûtait alors que 2 francs. J’évite les classiques de la Cinémathèque française.

Jean Boullet était certes un grand spécialiste de tous les genres mais pouvait être également de mauvaise foi. Il regardait certes les films de la Hammer mais pouvait voir facilement des défauts. Friand des classiques, Boullet aimait me recommander des intégrales BD comme celle de Félix le Chat ou de Little Nemo. C’est un révélateur formidable avec une vision très personnelle.

© Galerie Au Bonheur du Jour

Grâce à Boullet, je commence à avoir une culture diverse : cinéma, bande dessinée, littérature populaire mais aussi peinture. Alors que j’étais à Londres où j’avais assisté à un concert des Kinks, j’en profite pour me rendre au Tate Gallery et voir les pré-raphaélites. Quand je pose des questions, Boullet répond toujours : « C’est évident ! ».

Je me détache ensuite de lui lorsque notamment il déclare que les Rolling Stones sont les nouveaux vampires. J’étais très peu impressionné par les performances de ce groupe à l’émission Top of the Pops. Jean Boullet était selon moi un personnage qui exagérait sans cesse. Je décide alors de fréquenter le stand des puces de Robert Rock Martin. Il n’y a là pas que de la bande dessinée – il y a aussi des disques.

Mais ce que j’ai appris avec Jean Boullet c’est le dilettantisme : tous les arts se recoupent. Je me passionne alors pour le maquillage et le costume du cinéma. Je découvre ainsi que l’artiste Adrian a confectionné le magnifique suaire de la fiancée du Comte Mora dans « La Marque du Vampire » (1935).

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Quel est cet homme que Jean Boullet dessinait sans cesse ?

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Il peut être plus habile que Jean Cocteau lorsqu’il illustre les écrits de Sacha Guitry. Boullet dessine parfaitement les portraits d’Arletty et de Pierre Brasseur.

Il est également un artiste obsédé par la sexualité. Il dessine des jeunes gens frêles ou diaboliques. Jean Boullet fait également des dessins érotiques voire pornographiques mais cela reste rare. Il aime la jeunesse car c’est l’âge miraculeux de l’innocence – à bafouer. Cependant, Boullet déteste les écrits de Jean Genet. Il les illustrera mais c’est avant tout par amitié homosexuelle.

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La femme est-elle absente de son style graphique ?

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Jean Boullet adore Marlène Dietrich contrairement à Greta Garbo. Il se plaît à la dessiner car s’habillant parfois en homme, elle provoque le trouble.  

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La version inachevée du Dracula de Jean Boullet doit-elle rester un fantasme ?

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Lorsque Jean Boullet a quitté Paris pour l’Algérie, j’ai retrouvé dans les décombres de sa librairie des restes du film 9/5. En montrant ces quelques plans perdus, je ne pense pas que cela aurait été pertinent. Ce « Dracula » est en effet très bien inachevé. Le vampire passionne car on ne sait pas si c’est cette figure qui séduit ses victimes ou ce sont les victimes qui veulent être séduites. La morsure dans le cou c’est finalement un érotisme très humain. A la même époque où paraissent des chefs d’œuvre de la littérature comme « L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde » (1886), « Le Portrait de Dorian Gray » (1890) et « Dracula », Jack l’éventreur sévit dans les rues de Londres. Il est le premier sérial killer communicant.       

Cependant, Jean Boullet est très critique envers les adaptations cinématographiques de « Dracula ». Contrairement au livre, le comte ne porte jamais de longue moustache. Boullet était un vrai gardien du temple de Bram Stoker.

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Le cinéma et Jean Boullet – est-ce un rendez-vous manqué ?

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Je n’en suis pas certain. Boullet détestait recevoir des ordres. Lorsque vous participez à un film, vous ne pouvez pas être le seul à décider de tout. Boullet était un corsaire qui aimait la précision. Par conséquent, la production aurait nécessairement eu besoin d’un budget conséquent. 

Sa relation avec le cinéma était particulière. Il adorait les costumes et les détails mais détestait l’adaptation cinématographique du roman de Boris Vian « J’Irai cracher sur vos tombes » (1959). Cependant, le réalisateur Alain Resnais fréquentait assez souvent Le Kiosque.

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Qu’est-ce que Métal Hurlant doit à Jean Boullet ?

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Beaucoup. Philippe Druillet et moi, deux des membres fondateurs du magazine, étions d’ailleurs acquis à la cause de Boullet. C’était un artiste de la transgression progressive qui se passionnait pour la monstruosité. Pour Métal Hurlant, les freaks sont bien présents et j’impose la diversité des textes. Nous avons écrit sur des artistes totalement oubliés ou inconnus. Il m’est même arrivé d’aller plus loin que Boullet : Je disais du bien sur quelque chose dont Joe Staline, le rédacteur-en-chef, a dit du mal. J’aimais donner les deux points de vue.

Même s’il a été un des pères fondateurs, je pense que Jean Boullet n’aurait pas aimé Métal Hurlant car il en aurait été jaloux.

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Le Songe d’une nuit d’été – 1943 – © Galerie Au Bonheur du Jour

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Sa passion pour la monstruosité explique-t-elle la raison pour laquelle il a eu recours à la chirurgie esthétique ?

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Totalement. Il aurait d’ailleurs aimé voir le nouveau visage de Mickey Rourke. L’acteur américain a détruit sa propre beauté. Boullet était un prométhéen typique du XIXème siècle. Lorsque je l’ai rencontré, il avait déjà eu recours à la chirurgie esthétique. Je trouvais que Boullet ressemblait un peu aux personnages qu’il avait dessinés. Le processus était risqué à l’époque. De plus, comme l’opération était irréversible – c’était également détruire un visage que certains avaient connu dans le passé.

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Plus de 50 ans après sa mort, qu’est-ce qui vous surprend encore chez Jean Boullet ?

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Sa survie. Denis Chollet, Bertrand Mandico, Nicolas Stanzick et la galeriste Nicole Canet perpétuent encore de nos jours l’œuvre de Jean Boullet. Au même titre que l’américain Kenneth Anger, c’était un artiste qui inspirait son monde. Le premier a grandi à Hollywood alors que le second a vu les Etats-Unis comme un mythe.

De plus, la force de Jean Boullet était dans l’exagération mais jamais dans le mensonge. J’ai appris cela de lui.

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Les Bagnards 1943 – © Galerie Au Bonheur du Jour
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Pour en savoir plus : « Jean Boullet – Passion et Subversion » (2013) de Denis Chollet et Nicole Canet :

https://www.aubonheurdujour.net/les_catalogues/catalogues_masculins/passion-subversion/

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