Comédie, drame psychologique, western, récit d’espionnage,… Avec « Face de Lune », « Les Aventures de Jérôme Moucherot », « Little Tulip », Bouncer, XIII Mystery ou encore Superdupont, François Boucq parcourt sans cesse les univers graphiques. Véritable artiste de bande dessinée et du dessin de presse, il a toujours la volonté de surprendre et même de relever les défis.

Dès ses débuts, Boucq se démarque par son trait, son humour mais aussi sa témérité. L’humour croise le drame, la bêtise fait face à l’ingéniosité et l’aventure côtoie la beauté. Même dans les gros nez et autres formes imparfaites il y a une élégance signée Boucq.

Vous avez pu admirer les dessins de la dernière aventure du Bouncer, « Hécatombe », à la galerie Huberty & Breyne à Paris (jusqu’au 9 mars 2024).

Entretien un artiste qui aime son monde.

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Vous vous nommez dessinateur permanent. Est-ce harassant ou au contraire extrêmement captivant car c’est un lien intimiste ?

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Le travail de l’artiste ne se limite pas à la table de dessin. Ma vision du monde est elle-même modifiée. Dès que je lis ou dès que j’observe quelqu’un ou quelque chose, j’analyse et je visualise déjà mon dessin. L’artiste travaille en permanence car il a au fil du temps un lien intime avec les formes. 

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Après Pilote et Fluide Glacial, vous rejoignez (A suivre). Vous travaillerez notamment avec l’écrivain américain Jerome Charyn. Est-ce le scénariste qui vous a permis une plus grande autonomie ?

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C’est venu avec la force des choses. Jérôme Charyn vit aux Etats-Unis et moi je reste en France. De plus, c’est un écrivain – ce qui est une fonction très différente d’être dessinateur. Dès notre premier livre, « La Femme du magicien » (1990), Charyn a du s’adapter : il devait concevoir une histoire pour qu’elle puisse être traduite visuellement. Il fallait qu’il soit attentif au moindre détail. L’histoire se racontait uniquement avec l’apparition des images que je dessinais. Le dialogue devait apparaître ensuite. J’ai abordé de cette façon tous les albums réalisés avec Charyn.

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« Bouche du diable » (1990), votre deuxième collaboration, a-t-il été pensé comme une œuvre de science-fiction ?

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Malgré les grandes avancées technologiques, le fonctionnement et les intentions de l’espionnage restent de nos jours toujours les mêmes. L’objectif est toujours de désinformer l’ennemi, de perturber ses habitudes et ses organes de décision. La technologie n’a fait que faciliter les procédés.

Ce qui reste également c’est la haine des états autoritaires envers les régimes démocratiques. Par tous les moyens, il y a l’objectif de nuire à ces derniers.  

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La série Face de lune, la série du Bouncer, « Le Trésor de l’Ombre » (1999)… Comment arrive-t-on à travailler avec Alejandro Jodorowsky ?

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Même si certaines de ses histoires sont assez fantasmatiques, Jerome Charyn est quelqu’un d’austère. Il a fallu parfois que j’apporte du délire à ses scénarios.

Jodorowsky, quant à lui, est exubérant. Il aime avoir des idées même si elles ne sont pas totalement construites – Avec Alejandro, c’est l’invention en permanence. Il est même difficile à canaliser… Ses histoires manquent parfois de charpente. Par conséquent, il faut savoir construire pour rendre l’histoire possible à la narration.

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Comment est né le personnage du Bouncer ?

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Quelques années avant la publication du premier album, « Un Diamant pour l’au-delà » (2001), j’ai effectué mon premier voyage aux Etats-Unis. En Arizona, en Utah, au Colorado et en Californie, j’ai pu voir des paysages d’une nature somptueuse. J’y ai même réalisé des aquarelles. À mon retour en Europe je me suis rendu à une exposition bruxelloise de Jean-Claude Mézières. J’y ai croisé Jean Giraud et ai échangé à propos de mon coup de cœur pour les paysages américains. Jean me propose alors de réaliser une aventure de Blueberry ensemble. Je ne peux alors imaginer le remplacer en tant que dessinateur – Le personnage étant clairement son alter-égo. Mais Jean insiste en me disant qu’il souhaitait montrer Blueberry en tant que vieil homme. Le scénario était déjà écrit mais je pense que Jean ne voulait pas dessiner Blueberry affaibli et vieilli. Il voulait confier cette tache à un autre artiste. J’ai fini par être convaincu et nous avons travaillé ensemble sur l’aventure de ce vieux Blueberry pendant des années. Mais les héritiers du scénariste Charlier n’aimaient pas l’histoire de Jean. Nous avons donc dû abandonner le projet.

Suite à cet échec, j’ai parlé avec Alejandro Jodorowsky pour réaliser un western ensemble. En une journée, nous avons jeté les bases de l’histoire du Bouncer. J’ai prévenu Jean et j’ai commencé à dessiner.

Lorsque vous concevez un tel personnage, vous pensez à tout ce que la littérature et le cinéma ont pu produire comme westerns. Des acteurs comme Clint Eastwood, Charles Bronson ou encore Kirk Douglas sont devenus au fil du temps des modèles.

Puis, j’ai eu envie de revenir aux sources du genre. Le western est un genre passionnant car les personnages se battent sans cesse pour leur propre liberté. J’ai consulté des photos de l’époque du Far West. Je voulais m’inspirer de la physionomie et des tenues vestimentaires. J’ai dessiné le Bouncer avec un visage émacié. Ayant des origines indiennes, il pouvait avoir des attraits métissés. Son père étant issu d’une tribu en lien avec la figure totémique du serpent, je me suis dit que le Bouncer, tout comme ses frères, pouvaient avoir des pupilles de reptile. Puis, je l’ai représenté avec un nez qui rappelle le bec d’un oiseau de proie. Progressivement, le personnage s’est affiné avec les années. Il est nécessaire d’adapter l’anatomie d’un personnage selon la posture et le moment de l’intrigue.

Au fil du temps, les personnages évoluent – ils prennent une certaine maturité.

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En lien avec son handicap et au fil des aventures, avez-vous décidé de représenter le Bouncer comme une bête sauvage voire un surhomme ?

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Son infirmité lui donne en effet une force. Le Bouncer a réussi à la dépasser. C’est un personnage qui exige une iconographie spécifique. Un homme qui n’a qu’un seul bras ne peut tirer comme les autres. Par conséquent, face aux difficultés rencontrées, il doit s’adapter pour devenir une fine gâchette. Le Bouncer est un virtuose de son corps infirme, il a développé une sensibilité plus forte face au danger. 

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Vous dites que l’humour ne doit pas avoir de morale. De nos jours, avons-nous décidé d’arrêter de rire ?

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L’humour moraliste, qui se repose sur ce qui doit être bien et qui doit être mal, ne me fait pas rire. En aucun cas, le rire ne doit pas être motivé par la séduction ou la manipulation. Au contraire, il doit arriver par déflagration. L’humour doit même avoir une fonction de déstabilisation. Nous devons toujours être sans cesse provoqués. C’est une raison pour laquelle l’humour est considéré comme une menace par certains car nous ne pouvons pas le contrôler. Pour qu’il soit vrai, il doit agir comme une faille. L’éternuement peut vous plonger pendant un très court instant dans un état de coma. L’humour doit faire de même face à la rationalité. 

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Jérôme Moucherot, assureur-explorateur en costume léopard, est-il au fil du temps un alter-égo voire son propre créateur (vous étonne-t-il parfois ?) ?

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(Rires) J’aime cette idée. Lorsque vous créez un personnage, vous donnez de la place à un nouveau point de vue. A travers Moucherot et sa série, au fil du temps, j’ai eu un point de vue différent. Il a pris du caractère – à tel point qu’il est devenu le déterminant de ses propres aventures.

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Moucherot a-t-il un côté cinéma italien ?

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Oui il est digne d’un personnage des films de Dino Risi et de Federico Fellini. Etant originaire du Nord de la France, je peux également dire qu’il y a de la démesure dans l’esprit flamand. On le retrouve notamment lors des carnavals. Moucherot est comme un jumelage entre l’esprit flamand et l’esprit désinvolte des Italiens.

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Pour le spécial adaptation du magazine Tintin, vous avez intégré Moucherot dans les univers de Tintin, de Thorgal,… Ce fut une joie de s’incruster ?

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L’idée initiale était modeste. Je voulais juste raconter une histoire courte de Modeste et Pompon, les personnages de Franquin. Comme pour Fantasio, Modeste connaît de multiples ennuis. Face à de tels tracas, il faut les services d’un assureur… J’ai par conséquent pensé introduire Jérôme Moucherot dans l’histoire. Au même titre que Félix, le voisin de Modeste, le fameux assureur frappe à la porte mais il n’arrive jamais au bon moment.

Puis, j’ai pensé que Moucherot pouvait aller rencontrer d’autres héros comme Bernard Prince ou Ric Hochet afin de proposer son assurance. J’ai tout de même dû limiter mon engouement et les projets de mon personnages (rires). Un album entier aurait pu se réaliser.

J’avais même eu l’idée de faire rencontrer Moucherot et Séraphin Lampion, l’agent d’assurances de l’univers de Tintin. Cependant, les éditions du Lombard m’ont rappelé qu’aucun dessinateur ne peut représenter un personnage d’Hergé. J’ai alors pensé à une conversation téléphonique entre Moucherot et Lampion…

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Même si vous étiez très jeune en 1958, avez-vous puisé des souvenirs des événements de l’époque pour l’album « Un Général des généraux » (2022) ?

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Non mais certains membres de ma famille ont participé de près ou de loin à la guerre d’Algérie. Par effet rebond, j’ai eu des indications. Cependant, « Un Général des généraux » demandait un travail historique plus poussé. Avant la rédaction de l’album, je connaissais assez peu de détails sur les événements d’Alger.

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Pourquoi cet épisode et pas le putsch des généraux en avril 1961 ?

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Je voulais dessiner De Gaulle depuis des années. J’aimais aussi l’idée de représenter tout ce panthéon de généraux. J’ai choisi l’accession au pouvoir de De Gaulle en 1958 plutôt que le putsch car elle était moins dramatique. En 1962, les conséquences ont été terribles : les actions terroristes de l’OAS et le dénouement des pieds noirs et des harkis. Dès le début, je voulais qu’« Un Général des généraux » soit une comédie.

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Vous êtes-vous senti proche du général de Gaulle en réalisant « Un général des généraux » ? (comme pour les westerns)- De Gaulle est-il un cow-boy ?

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J’aimais l’aspect tranquille du personnage. On a l’impression qu’il survole les événements avec une certaine désinvolture. Tout le monde s’agite sauf le général De Gaulle. Il fait sa vie de tous les jours.

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Dans « Un général des généraux », les femmes sont quasiment inexistantes. Mais quelle est leur place dans vos albums ?

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Dans les histoires réalistes, je ne les représente pas de façon caricaturale. Pour la série du Bouncer, elles sont même fortes.

Dessiner des femmes dans des comédies est un exercice difficile car vous pouvez facilement tomber dans l’image outrancière de la Castafiore ou la petite futée de type Seccotine. C’est souvent une lecture biaisée car le dessinateur voudrait concevoir une femme à la fois séduisante et à la fois marrante. Les personnages masculins n’ont pas de telles problématiques.  

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Vous avez été le dessinateur officiel lors du procès des attentats de Charlie Hebdo. Qu’avez-vous appris de l’exercice ?

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A tout point de vue, ce n’était pas confortable. L’avant-veille du procès, un membre du Ministère de l’Intérieur m’appelle au téléphone afin de savoir quel matériel je souhaitais lors du procès. J’ai demandé une chaise et un support afin de poser mes dessins et mes crayons. Pour des raisons de sécurité, on me refuse mes dernières demandes. On craignait à tout moment une évacuation soudaine de la salle, par conséquent, il ne pouvait y avoir de table ou de matériel gênant. Je n’ai eu droit qu’à une seule chaise et j’avais posé mon bloc de dessin sur les genoux.

De plus, le climat émotionnel a été très pesant et tendu pendant toute la durée du procès. Mon espace de dessinateur était devant les juges. Ils étaient littéralement au-dessus de ma tête. J’étais également très proche de ceux et celles qui venaient à la barre. Alors que l’audience les voyait de dos, moi, je les voyais de face à quelques mètres. Les accusés étaient eux aussi à proximité de moi. Les journalistes, quant à eux, avaient été installés plus à l’écart.

Avec le contexte de la pandémie, le port du masque était également très inconfortable. Je devais dessiner avec un point de vue différent. Je ne pouvais pas voir les nez et les bouches – pourtant mon rôle de dessinateur était de témoigner de l’événement. Je me suis alors concentré sur le langage corporel des modèles et le récit des témoignages. C’était parfois désarmant d’entendre de tels témoignages.

Un tel exercice est un événement fondateur pour un dessinateur. Pendant 3 mois, j’ai écouté des histoires vraies et je représentais de véritables personnages.

Le journal Charlie Hebdo a souhaité que je refasse l’exercice pour le procès des attentats du Bataclan. Il aurait fallu être présent pendant 10 mois et ne faire que cela. Cela aurait été émotionnellement trop intense. J’ai renoncé et j’ai proposé d’engager trois dessinateurs qui auraient tourné pendant le procès.  

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L’album le plus passionnant est-ce que c’est celui que vous avez encore dans la tête ?

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Dès que je termine un album, je pense déjà à un autre sujet. Je viens de publier une nouvelle aventure du Bouncer, « Hécatombe » (2023). Après, j’ai tout de suite eu envie d’écrire des histoires drôles pour le magazine Fluide Glacial. De tels changements permettent de me renouveler sans cesse.

Je dessine en ce moment la suite de « Little Tulip » (2014) et de « New York Cannibals » (2020). Cela se passera 20 ans après les faits. J’aime voir les personnages plus âgés. L’histoire se terminera alors.

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© Brieuc CUDENNEC
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