Indiscutablement, paysage et jardins ont fasciné au fil des siècles en tant qu’oeuvres rythmées par les saisons mais aussi en perpétuelle construction. Jardin anglais ou jardin français, chacun a su imposer son style tout comme chaque paysage est le reflet d’une région ou d’une culture.
Michael Jakob, professeur en architecture du paysage à l’HEPIA (Haute école du paysage, de l’ingénierie et d’architecture de Genève) nous donne certaines clés pour mieux comprendre l’environnement (rural ou urbain) qui nous entoure.
– Le paysage reflète-t-il la population qui l’exploite?
Il y a d’abord une distinction à faire entre paysage et territoire.
Le territoire est objectif. Il peut être mesuré, cartographié par un spécialiste, alors que le paysage correspond plutôt à une façon de voir un bout de territoire, un pays. Le paysage n’est que dans et par la perception, il résulte de notre approche perceptive, par conséquent c’est une interprétation particulière du monde.
Le territoire est toute autre chose, il renvoie au plan politique, juridique (cadastral), mais aussi à la perspective nationale avec sa tradition particulière. Le paysage quant à lui est aussi un phénomène beaucoup plus récent. C’est une forme de connaissance du monde.
– Comment pouvait-on imaginer le paysage qui existait avant le Déluge? Etait-ce en fait un univers surtout fantasmé?
La plupart des théoriciens du paysage s’accordent à dire que le paysage est une catégorie relativement moderne qui daterait de la Renaissance. Par conséquent, bien avant le paysage, il y a déjà des mondes et des mondes à imaginer.
Imaginer le monde avant le Déluge est un exercice fascinant. Je pense notamment à “L’histoire sacrée de la Terre” (Telluris theoria sacra 1681), écrite en latin par Thomas Burnet et traduit par la suite en anglais. Ce traité a été considéré, par ailleurs, comme l’un des ouvrages de géologie les plus influents de tous les temps.
Selon la théorie de Burnet, avant le Déluge, le monde était un oeuf lisse, la sphère et sa surface étant parfaites. Jadis, les habitants flottaient sur cette surface. Le Déluge n’a pas consisté seulement dans les 40 jours de pluie, mais aussi dans une déflagration de la croûte terrestre. Les montagnes actuelles seraient en fait les restes du Déluge. Pour Burnet, en se baladant dans les montagnes, on pénètre les ruines d’un monde primordial détruit par le Déluge. C’est un monde-jardin qui précédait la terre d’après le Déluge.
La théorie du Déluge a été, exégèse oblige, la théorie officielle et obligatoire jusqu’au XVIIème siècle. Buffon est l’un des premiers à contester l’âge officiel du Déluge (environ 12 000 ans) en prétendant que la Terre avait 80.000 ans (dans ses notes il parle même d’un million d’années).
La théorie du Déluge va lentement perdre de son influence au XVIIIème siècle. Néanmoins, chez les voyageurs, qui explorent les montagnes, la vision du Déluge et la conviction de découvrir un paysage post-diluvien subsisteront.
– Pourquoi l’Homme recherche obstinément à refaire et à reproduire le paysage?
Modifier le monde est une nécessité pour l’Homme. Plus la population croît, plus il faut intervenir et contrôler le territoire.
Si nous ne pensons qu’à l’Europe, il est très difficile de trouver des paysages « originaires », qui n’ont pas été modifiés par l’Homme. Nous vivons dans un monde que nous avons organisé et façonné. Le degré zéro n’existe pas et le Paradis a disparu depuis toujours. L’Eden est perdu.
Le retour à la nature est impossible.
– Qu’est-ce que l’expression picturale et l’expérience vécue?
Les deux expériences ont en commun le concept de représentation. Peindre la nature est une représentation picturale. Lorsque nous sommes frappés par un paysage, in situ, il y a une sorte d’immédiateté, mais il s’agit là aussi de représentation, à savoir de représentation mentale. Les deux sont des traductions du réel.
Ce n’est qu’avec Pétrarque, surnommé parfois le premier homme moderne, que la notion de paysage entre en jeu, même si le mot n’existait pas encore. Auparavant, le monde était perçu de manière « aperspective ».
Pendant la Renaissance, la peinture va être un procédé de contrôle de la vision du réel (l’académisme). Nous voyons un paysage tel que nous avons appris à le voir. Il y a toute une organisation avec les règles du premier plan, du second plan,… Il est même difficile de se défaire de ce schéma.
Au XVIIIème siècle, au Royaume-Uni, le révérend William Gilpin a enseigné la notion de « pittoresque » et a fait comprendre que sans les peintres, les poètes et les philosophes, il était impossible de voir cette réalité.
Par conséquent, cette représentation est plus complexe que nous le pensons.
– La notion de l’infini a toujours fasciné. Comment a été perçu l’horizon au fil des siècles?
C’est un sujet très intéressant dans l’histoire du paysage. Michel Collot a traité la question de l’horizon dans deux ouvrages.
Lorsque nous regardons l’horizon, il bouge avec nous car notre regard est lié à notre corporalité. Dès lors, l’horizon a été pensé à la Renaissance comme un indicateur de liberté. Devant nous, il y a le futur; derrière nous, il y a le passé. Dès lors qu’il y a horizon, il y a la liberté. Ce qui bouche la vue de l’horizon m’empêche d’avancer.
Le mur, au contraire, est un symbole mortifère selon le poète allemand Friedrich Höderlin (1770-1843). Quand tout est muré, il n’y a plus de paysage, plus de liberté. Cette notion est le reflet de son époque mais aussi de son état mental puisqu’à la fin de sa vie, il sera reconnu comme le poète fou.
– Le jardin est à la base un espace d’exploitation de la nature au profit de l’alimentation de l’Homme. Comment est née l’idée du jardin comme espace artistique?
Probablement l’idée du jardin artistique et généreux vient d’Asie.
Les Grecs n’avaient pas de vrais jardins, mais des kèpoi (vergers) avant tout utiles et non comme élément de représentation ou de loisir. En plein essor, Athènes n’avait que 40 000 habitants et par conséquent le noyau urbain était déjà entouré d’une nature-jardin.
C’est par la guerre avec les Perses que, sous Alexandre le Grand, les Grecs vont faire la découverte du jardin des princes. Il s’agit d’un espace de démesure et de représentation. Pendant 2 000 ans, ce jardin, celui du prince, restera un modèle essentiel pour les jardins européens.
– Le jardin a-t-il été perçu comme une identité nationale?
Le jardin au XVIIIème siècle était défini comme le lieu de la correspondance de tous les arts (musique, peinture, sculpture, littérature). Cette idée va être reprise par Edgar Allan Poe dans « Le domaine d’Arnheim » où un jeune milliardaire aux Etats-Unis souhaite créer une oeuvre d’art extraordinaire et choisit de concevoir un jardin.
Bien avant, en Italie au XVème siècle, des « oeuvres d’art jardinistiques » ont déjà été réalisées. Il faut souligner la notion d’art. Ce qui est beau, c’est l’artifice. Le naturel ne suffit pas. La nature, lieu du Diable, est jugée à l’époque comme ambiguë.
Mais lorsque l’Homme combine l’art et la nature, il crée le sublime. Les jardins de Rome, de Florence, de la Vénétie sont des oeuvres d’art reconnues comme telles. Des artistes et des intellectuels ont travaillé ensemble, portés par une ambition énorme. Le jardin est un lieu polysémique. Découvrir un tel lieu, équivalait à savoir lire sa sémantique. Le choix des plantes même renvoyait à la mythologie classique (il suffit de penser au laurier et à sa symbolique).
Le jardin anglais, au XVIIème siècle, suggère l’idée d’un retour de la nature. En vérité, c’est encore l’artifice qui l’emporte. A l’époque, pour se faire respecter, il fallait avoir à tout prix un jardin pittoresque. En France seulement, près de 5 000 jardins ont été ainsi refaits dans le goût anglais ce qui est une démarche impressionnante. La nature qui en résulte est toutefois complètement composée, c’est une nature-collage.
Jean-Jacques Rousseau l’a très bien compris, en critiquant dans « La nouvelle Héloïse » l’inutilité et les contradictions d’un jardin fermé, c’est-à-dire d’un site privé de fertilité et d’ouverture vers l’autre. Cette image est bien sûr aussi la métaphore de la relation de Julie et de son précepteur Saint-Preux.
– Le satyre, créature mi-homme mi-bouc, est-il une allégorie du jardin, création humaine à partir de la nature?
On le rencontre parfois comme gardien du jardin, et ceci dès l’Antiquité.
Il est également un fantasme et un symbole libertin. On le retrouve dans l’un des ouvrages les plus beaux jamais imprimés, « le songe de Poliphile » (Venise 1499). Le satyre provient du monde bucolique où les bergers et les dieux vivaient ensemble dans l’Arcadie.
Pour les Grecs, il s’agissait d’une région qui existait réellement, alors que pour les Romains, l’Arcadie représentait un paradis terrestre aux tonalités utopiques.
Le satyre fait aussi partie de l’univers de la fête de Dionysos.
– Comment s’est développée l’idée du parc au milieu des grandes villes?
C’est une idée du XIXème siècle et Paris a été à cet égard une ville pionnière. Haussmann et son bras droit Jean-Charles Alphand poursuivaient un projet hygiéniste aux implications politiques et militaires de contrôle de la population avec les boulevards et les gares. Le système des promenades de Paris (bois de Boulogne et de Vincennes) va influencer le reste du monde. Frederick Law Olmsted va s’en inspirer et va créer le concept de parkways à New York, à Boston et à Chicago. Les parcs doivent toujours être reliés au cœur d’un système vert. Aux Etats-Unis, ce modèle perdure.
– Parcs, murs végétalisés, jardins et potagers urbains,… Les espaces verts sont-ils l’avenir de la ville selon vous?
Je pense que nous assistons à des effets de mode. Pendant un temps, le ‘retour à la nature’ à travers ce genre de gestes était symbolique et positif. Mais il est difficile de suggérer que l’on puisse nourrir une population d’une grande ville de cette manière. C’est l’attitude typique d’une bourgeoisie en partie déconnectée du réel et qui s’ennuie. N’oublions pas que, depuis que Dieu se porte mal, la dernière de nos religions c’est la Nature. Nous embrassons les arbres, nous voulons vivre « bio », tout doit fleurir, croitre, méandrer. La métaphore végétale envahit notre quotidien. Il s’agit cependant d’un épiphénomène.
A Milan, par exemple, on a érigé un « gratte-ciel vert », mais quand on regarde de plus près, on se rend compte que c’est une construction qui nécessite énormément d’eau.
Il s’agit plutôt d’une image pour se rassurer. Ne vendons pas cela comme le futur des villes. Dans un monde de plus en plus urbanisé, il faut au contraire valoriser les espaces agricoles externes et utiliser les nouvelles technologies pour avoir l’agriculture la plus saine possible.
Pour en savoir plus : https://www.infolio.ch/livre/le-paysage.htm