Plus de 50 ans après sa sortie en salle, le dessin animé « La Planète sauvage » reste une œuvre singulière et toujours aussi magistrale. Imaginé par les artistes René Laloux, le réalisateur, et Roland Topor, le co-scénariste, le film, véritable fable écologique et humaniste, constitue l’une des premières incursions du cinéma d’animation dans l’univers de la science-fiction.
La musique, le graphisme, les créatures,… Tout a été façonné pour construire une identité propre. La fabrication même de « La Planète sauvage » est également un récit passionnant. Avec leur livre « L’Odyssée de la Planète sauvage« , Fabrice Blin, réalisateur, et Xavier Kawa-Topor, historien, ont mené une enquête brillante sur l’unique long-métrage du duo Laloux-Topor. Le film des Oms et des Draags a toujours ses secrets…
Entretien avec Fabrice Blin et Xavier Kawa-Topor.
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Prix spécial au festival de Cannes de 1973 où « La Grande Bouffe » de Marco Ferreri est également en compétition, adulé par John Lennon, « La Planète sauvage », conte philosophique d’anticipation, est-il un enfant de mai 68 ?
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Xavier Kawa-Topor : Ma première réaction serait de dire non. « La Planète sauvage » sort certes en 1973 donc après mai 68, mais il a été pensé bien avant.
Le film est avant tout lié à un esprit provocateur, libre et subversif cher à Roland Topor et René Laloux. « La Planète sauvage » est un aboutissement que les deux ont forgé en commun dès le début des années 60. Le film est en résonance avec la génération d’après-guerre. Le second conflit mondial a profondément marqué les esprits. La croyance envers le progrès philosophique et scientifique est problématisée par les actions de la barbarie. « La Planète sauvage » porte tout cela en lui.
Le film est bien entendu en lien avec la contre-culture, le dessin de presse et la révolution musicale mais ce n’est pas une œuvre militante.
Fabrice Blin : « La Planète sauvage » est tombé à point nommé. On peut dire que c’est même une chance qu’il soit sorti plus tard que prévu car c’est finalement un peu par hasard qu’il s’est retrouvé en phase avec les attentes des spectateurs du début des années 70. Il a été catalogué presque malgré lui comme un film révolutionnaire. Idem pour son aspect psychédélique : pendant la fabrication de « La Planète sauvage » à Prague, il n’était pas prévu d’intégrer une musique typique des années 70, comme celle que composera Alain Goraguer et qui a profondément ancré le film dans son époque.
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Roland Topor, « Prévert de l’humour noir, « l’un des créateurs les plus inventifs du XXème siècle » selon René Laloux, s’entend parfaitement avec ce dernier. Est-ce le fait qu’ils soient si indépendants, si iconoclastes qu’ils s’entendent si bien ?
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Fabrice Blin : Ce sont deux très fortes personnalités en avance sur leur temps, deux artistes qui assument totalement leurs choix. Au départ, ils souhaitaient réaliser une adaptation de « Gargantua » (1542) de François Rabelais. « Don Quichotte » a également été évoqué. Mais du fait de leur appétence commune pour la littérature de science-fiction, Laloux et Topor ont finalement adapté librement le roman « Oms en série » (1957) de Stefan Wul. Entre eux, on pourrait même parler d’histoire d’amour artistique. Chacun a trouvé dans l’autre son complément. Topor était une personnalité qui fascinait et faisait un peu peur en même temps. Laloux, plus en retrait, pouvait également être explosif sur le plan artistique.
Xavier Kawa-Topor : Topor et Laloux réalisent deux courts métrages ensemble (« Les Temps morts », 1964 et « Les Escargots », 1965) et un long métrage. Mais pour Topor, le processus de fabrication d’un film, image par image, est trop besogneux. Laloux, au contraire, a le don d’accoucher le talent des autres. Très cultivé, il bâtit l’ensemble de son œuvre en entrant dans l’univers pictural d’autres artistes. Cela marche un temps. Laloux et Topor vont finir par être en froid. Pour « Les Maîtres du temps » (1982), les relations avec Moebius vont également se tendre.
Je pense que c’est avec Caza que la collaboration s’est passée le mieux. Avec lui, Laloux va réaliser deux courts-métrages (« Les Hommes-machines », 1977 et « La Prisonnière », 1985) et un long-métrage (« Gandahar », 1987). Ils auraient très bien pu continuer à travailler ensemble.
Fabrice Blin : Caza est un artiste qui se met moins en scène qu’un Moebius ou un Topor. René Laloux me confiait même qu’humainement parlant, il était celui avec qui la collaboration avait été la plus facile. Laloux avait toutefois besoin de conflits pour avancer artistiquement. Il avait d’ailleurs tardivement le projet de retravailler sur un film d’animation avec Roland Topor. Une histoire à l’humour surréaliste, baptisée « Bibi Lolo ou le héros émietté », mais qui n’a finalement jamais vu le jour.
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L’apport tchécoslovaque avec notamment le dessinateur Josef Kàbrt a-t-elle été une richesse ajoutée ou ce fut avant tout de l’incompréhension ?
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Fabrice Blin : Il y a certes une incompréhension mais elle est avant tout avec les autorités politiques locales. Cependant, ce fut une grande chance pour Laloux de travailler avec les artistes tchécoslovaques. Leur apport fut indéniable car ils avaient bien plus d’expérience que les équipes hongroises pour « Les Maîtres du temps » et nord-coréennes pour « Gandahar ».
Xavier Kawa-Topor : Dès que nous avons commencé l’écriture du livre, nous avons voulu nous pencher sur la participation tchécoslovaque dans « La Planète sauvage ». C’est un ouvrage-hommage à René Laloux. Pour autant, sans démythifier l’artiste, nous avons voulu savoir comment la création de « La Planète sauvage » a été vécue par les Tchécoslovaques. Notre collaborateur Jean Gaspard Páleniček a pu ainsi lever une grande partie du voile en interrogeant des témoins de l’époque. Il a également étudié les archives du studio Jiri Trnka et de la police d’état. René Laloux est en Tchécoslovaquie lors du Printemps de Prague. Par conséquent, comme tout étranger jugé perturbateur, il est surveillé. La recherche de Jean Gaspard a démontré que l’apport tchécoslovaque a bien été déterminant
« La Planète sauvage » est fabriqué à Prague pour des raisons économiques (la main d’œuvre étant plus bon marché qu’à l’Ouest de l’Europe – il y a également des accords de production entre la France et la Tchécoslovaquie). De plus, la ville est aussi un important centre du film d’animation avec un haut niveau technique et artistique pour les films de marionnettes, de dessin animé et de papier découpé. Laloux souhaitait réaliser « La Planète sauvage » avec ce dernier procédé car il l’avait beaucoup apprécié dans ses courts métrages. Le papier découpé permettait de préserver le trait typique de Roland Topor. Cependant, cette technique est contraignante pour la réalisation d’un long-métrage et limite les possibilités de mise en scène. Il y a un risque d’une certaine usure. Il a alors été proposé par Josef Kàbrt, responsable de l’animation à Prague, une animation découpée en phases qui a permis à la mise en scène de Laloux de prendre toute son envergure, en jouant notamment avec la profondeur de l’écran.
Même si le travail fourni à Prague est très fidèle au style graphique de Roland Topor, on peut deviner l’apport des artistes tchécoslovaques qui se caractérise notamment par un certain « adoucissement ». Ainsi les Draags ont un anthropomorphisme plus prononcé et paraissent moins monstrueux que sous le crayon de Topor.
Fabrice Blin : Il était nécessaire de s’éloigner des premiers dessins de Topor, sans quoi « La Planète sauvage » aurait été un film trop sombre. Le classicisme et une certaine douceur apportés par les artistes tchèques aident le spectateur à rentrer davantage dans le film. De fait, dès sa sortie, « La Planète sauvage » a connu un beau succès public.
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Les deux artistes font le choix d’adapter « La Planète sauvage » le roman de Stefan Wul en retirant notamment l’aspect messianique. Est-ce une œuvre athée ?
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Xavier Kawa-Topor : Elle est selon moi une œuvre athée qui manifeste son indépendance envers une quelconque religion. « La Planète sauvage » est, par rapport au roman « Oms en série », plus libertaire.
Fabrice Blin : « La Planète sauvage » a un message qui s’approche de la doctrine anarchiste « Ni Dieu, ni maître ». Cependant, le message du film est très pacifiste.
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Lorsque René Laloux imagine la scène de la petite créature sortant de son œuf puis immédiatement dévorée par une plus grosse, rentre-t-il à pieds joints dans l’univers de Roland Topor ?
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Xavier Kawa-Topor : L’humour noir est le grand point commun entre Laloux et Topor. Pour son livre d’aphorismes publié en 2000, « Au secours je suis né », Laloux choisira comme couverture cette scène de « La Planète sauvage ». Laloux aimait faire des pieds de nez à la « sensiblerie disneyenne ». Pour lui, le monde est cruel et dangereux. On en fait l’expérience dès la naissance. Ce thème sera repris dans « La Montage qui accouche » un court-métrage de Jacques Colombat dont le scénario est écrit par Laloux et qui montre des animaux qui ne font que se dévorer entre eux.
Fabrice Blin : Pour moi, cette petite créature qui sort de l’œuf c’est René Laloux. C’était un écorché vif qui a souffert durant son enfance. Son rapport avec sa mère et avec les femmes en général était compliqué. La notion de combat revient souvent dans le discours de Laloux. Même réaliser un film, c’était faire la guerre pour lui.
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« La Planète sauvage » est-il un film pour adultes car il aborde un thème tabou : l’animalité des hommes face à des créatures supérieures ?
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Fabrice Blin : Sans doute. Cependant, dans la première scène où les Draags maltraitent des humains, on s’aperçoit au bout d’un moment que ce sont des enfants Draags. Les enfants peuvent être cruels. Je ne sais pas si « La Planète sauvage » est un film pour les plus jeunes, mais c’est un film sur l’enfance, au même titre que « Les Maîtres du temps ».
Laloux, comme Topor, avait le souhait de s’adresserà un public aussi large que possible.
Xavier Kawa-Topor : La vie étant cruelle, pour Topor et Laloux, il est trompeur de cacher la réalité aux enfants. Eux-mêmes d’ailleurs peuvent être violents comme le montre effectivement la scène d’ouverture du film. Dans « La Planète sauvage », on n’édulcore en aucun cas.
La domination exercée par les humains sur les animaux est renversée tout comme dans « Les Voyages de Gulliver » (1832) de Jonathan Swift où ce sont des chevaux qui dirigent les hommes. « La Planète des Singes » (1963) traite du même sujet. Ce rabaissement des humains au rang d’animaux domestiques est un moyen de représenter la violence exercée par les hommes sur d’autres hommes au nom d’une idéologie de funeste mémoire – et qui reste hélas d’actualité – qui les rabaisse au rang d’animaux, voire de « vermine ».
Car les Draags de « La Planète sauvage » sont d’une certaine manière une autre humanité, différente mais finalement proche de celle des Oms. A la fin du film, une union est d’ailleurs proposée entre les Draags et les Oms.
Fabrice Blin : Par ailleurs, Laloux et Topor ont ajouté dans le film l’idée fascinante de la méditation des Draags. Cette activité spirituelle constitue leur occupation principale. Ce sont des êtres déconnectés de leur environnement et détachés de tous soucis liés à la réalité bassement matérielle. A la fin de l’histoire, en se rapprochant des Oms, les Draags redeviennent un peu plus humains, en quelque sorte.
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Quelle est la part de la nudité dans « La Planète sauvage » ?
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Fabrice Blin : Le sujet est complexe avec notre regard contemporain. Nous voyons la nudité soit comme une banalisation à dénoncer soit comme de la provocation. Lors de la réalisation du dessin animé « Kirikou et la sorcière » (1998), le réalisateur Michel Ocelot avait dû se battre contre les producteurs afin de conserver la nudité de ses personnages, qui n’avait rien de sexuel ou d’érotique.
Dans « La Planète sauvage », la nudité des hommes et femmes sauvages se justifie par un retour à un mode de vie plus fruste dans lequel la pudeur a moins sa place.
Xavier Kawa-Topor : Les Draags ont une esthétique de statues classiques. Je me souviens de textes où René Laloux parlait de sa fascination pour les représentations antiques. La nudité des Draags semble faire écho à celle que l’on retrouvait dans la statuaire gréco-romaine.
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« La Planète sauvage » cache-t-elle toujours des énigmes ?
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Fabrice Blin : Nous aurions peut-être pu aller plus loin dans notre analyse, mais le risque était de faire des interprétations trop éloignées de l’intention des auteurs. Xavier et moi connaissions bien René Laloux, ce qui fait que nous avons pu respecter ses propos et ses intentions.
En préparant le livre, j’ai été surpris par la richesse des sujets à explorer. Il est rare d’avoir un film ayant une palette aussi large à proposer. Alors que Xavier étudiait le fond, je me suis davantage penché sur la forme et les aspects techniques de « La Planète sauvage ».
Xavier Kawa-Topor : Dans ses aphorismes, je me souviens que Laloux disait qu’il était plus facile de distraire ses enfants que de les nourrir. Au même titre que « Les Maîtres du temps » et « Gandahar », « La Planète sauvage » n’est pas un film de divertissement mais une œuvre d’une grande profondeur dont le sens ne s’épuise pas, comme le souligne Fabrice.
Mais il reste encore beaucoup à découvrir sur les conditions de sa fabrication. Il nous manque une part importante d’archives de production, des probables versions antérieures ou alternatives du story-board, même si l’exemplaire personnel de René Laloux a été retrouvé (l’original avec les annotations du réalisateur et de Topor). Mais il manque sur ce document exceptionnel l’une des dernières séquences du film.
Fabrice Blin : Nous avons retrouvé une photo d’une traductrice tchèque qui tape à la machine, sur laquelle on aperçoit une page de story-board illustrant cette séquence jamais tournée. Le film aurait dû durer 1H20, mais faute de temps et d’argent, René Laloux a dû sacrifier certaines parties de l’histoire. C’était d’ailleurs l’une de ses grandes frustrations, qui ne retire cependant rien à la cohérence et à la réussite de son film fascinant.
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Photo de couverture : © Argos Films