Bonapartistes, anti-napoléons,… Tous s’accordent tout de même à reconnaître que cette figure de l’Histoire de France est multiple. En une seule et même, deux personnages se sont succédés. Bonaparte, tout d’abord, général de la Révolution puis Premier consul. Enfin, Napoléon, empereur dès le 2 décembre 1804.

Les deux entités s’opposent par rapport aux fonctions, aux actions, à l’âge mais aussi au physique. Comment Bonaparte est-il devenu Napoléon ? Comment la légende s’est-elle construite ? Par quels moyens, le général et l’empereur ont-ils réussi à perdurer dans le temps malgré les défaites et la chute de l’Empire ?

La sortie du film « Napoléon » (2023) de Ridley Scott a suscité de nombreux débats cinématographiques mais aussi historiques. Qu’importe l’époque, qu’importe la culture, Napoléon Bonaparte ne passe jamais inaperçu. Pour échanger à nouveau sur le général et l’Empereur, il fallait le meilleur des interlocuteurs : le grand historien Jean Tulard, auteur notamment du « Dictionnaire amoureux de Napoléon« .

Entretien-promenade impériale.

.
.
.
.

Il y a eu des milliers de livres, des centaines de films, d’opéras,… A-t-on tout dit sur Napoléon Bonaparte selon vous ?

.
.
.
.

Oui nous savons quasiment tout de lui. De ses plus grandes stratégies politiques et militaires jusqu’à sa vie la plus privée. De sa naissance à sa mort. Joséphine a même prétendu que le sperme de Napoléon s’apparentait à de l’eau (!).

Cependant, il y a une part peu connue de Napoléon : Sa relation avec Dieu. Bien qu’il ait été élevé dans la religion chrétienne, ses écrits de jeunesse ne mentionnent véritablement de foi. Tout au long de sa vie, Napoléon restera neutre à propos de Dieu dans les discours. Même lors de sa captivité à Sainte Hélène, ce n’est que tardivement qu’il autorise la venue d’aumôniers. Napoléon les accueille justement poliment.

Il y a par conséquent matière à étudier cette part de sa vie.

.
.
.
.

Bataille du pont d’Arcole, multiples attentats, coup d’état sans effusion de sang, retour en France en 1815 sans un coup de feu,… Napoléon est-il également exceptionnel par son espérance de vie ?

.
.
.
.

Oui. Il s’est mis en scène tout au long de sa vie. Après avoir réprimé l’insurrection royaliste contre la convention nationale, le jeune Bonaparte est promu général à l’âge de 25 ans. L’année suivante, en 1796, il commande la petite armée d’Italie. Cependant, les objectifs sont peu majeurs. Il est évident que la présence des soldats français est avant tout une diversion. Le principal effort se trouve dans les deux armées du Rhin. Pourtant, le général Bonaparte va tirer son épingle du jeu. En novembre 1796, au pas de charge, il fait face aux troupes autrichiennes sur le pont d’Arcole. La légende prétend que le général Bonaparte s’est élancé avec le drapeau français à la main. C’est en fait le général Auguereau qui réalise cet exploit et le jeune Napoléon tombe dans le marais en-dessous du pont d’Arcole. Et pourtant, l’histoire retient finalement la légende.

Pour le coup d’état du 18 Brumaire an VIII, Napoléon institue certes une dictature de salut public mais il y eut en effet peu de contestations. D’une part car les jacobins étaient devenus trop faibles et d’autre part, Bonaparte décidait de sauvegarder les conquêtes de la Révolution : l’égalité, l’abolition des droits féodaux et la vente des biens nationaux.

Au sujet des attentats, il faut noter qu’avec Henri IV et Louis-Philippe Ier, Napoléon est le souverain français qui a connu le plus d’attentats contre sa personne. Contrairement au premier, il a survécu. Jacobins, royalistes, rivaux militaires,… tous ont souhaité réalisé le « tyrannicide ». L’attentat le plus impressionnant fut celui de la rue Nicaise le 24 décembre 1800. La mort entourait Napoléon et pourtant il a chaque fois survécu renforçant ainsi son pouvoir. A l’inverse de Jules César, l’Empereur était destiné à mourir dans son lit.

.
.
.
.

Il ne faut pas seulement vaincre, il faut convaincre – les cheveux pendants, le regard aigu, le visage émacié, plein d’énergie (le portrait inachevé de Jacques-Louis David). Le général Bonaparte a-t-il soigné son image pour mieux atteindre le pouvoir ?
.
.
.
.

Oui. Bonaparte s’est en effet construit une figure pour mieux se démarquer. Il comprend également que la presse a à présent le pouvoir de forger des légendes. Le jeune Bonaparte va alors créer même des journaux à sa gloire et se mentionne lui-même comme un héros. Un de ses papiers s’intitule même Bonaparte et les hommes vertueux (!). Le général dicte aux journalistes : « Bonaparte vole comme l’éclair et frappe comme la foudre ». Cette propagande a pour objectif de le désigner naturellement comme celui qui terminera la Révolution.

Afin de renforcer son image, Tayllerand va lui conseiller de mener l’expédition contre les mamelouks d’Egypte. En 1798, Bonaparte remporte certes la bataille des pyramides mais l’amiral Nelson coule toute sa flotte. Le jeune général avide de pouvoirs ne peut alors rentrer en France. Par miracle, Bonaparte trouve finalement une frégate et revient en 1799 – juste à temps pour devenir l’homme du coup d’Etat du 18 Brumaire an VIII. Bonaparte devient alors Premier consul et s’efface devant Napoléon. La légende continue par l’image.

Le célèbre tableau de Jacques-Louis David, « Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard » (1800) est lui aussi un formidable outil de propagande puisqu’il montre le Premier Consul chevauchant un magnifique cheval. La réalité est pourtant autre puisque Bonaparte a effectué la traversée des Alpes à dos de mule.
.
.
.
.

.
.
.
.

Bicorne horizontal, redingote grise, main dans le gilet,… Napoléon est-il l’antithèse de Bonaparte ?

.
.
.
.

Sacha Guitry s’est amusé à mettre en scène la rencontre entre Napoléon et Bonaparte dans le film « Remontons les Champs Elysées » (1938). Il imagine un dialogue savoureux entre les deux. « C’était moi ce jeune homme ! » s’étonne Napoléon. « Alors ce gros homme c’est moi ! » constate Bonaparte.

Ils se détestent mutuellement. Bonaparte accusant Napoléon d’avoir trahi la République et d’être devenu un tyran.

Les caricaturistes anglais vont insister d’ailleurs sur le côté radicalement des physiques. Le général Bonaparte est un véritable sac d’os tandis que l’Empereur est un petit gros.

Il est vrai qu’il n’y a pas qu’une figure mais deux personnalités très distinctes : Bonaparte puis Napoléon.
.
.

Joséphine, Letizia Bonaparte, Marie-Louise,… quelle a été la plus histoire d’amour de Napoléon ?

.
.
.
.

Celle que vous ne mentionnez pas : Marie Walewska. Elle est pourtant la plus célèbre maîtresse de l’Empereur. Rencontrée en 1807 en Pologne, cette jeune femme plaît tout de suite à Napoléon. A tel point qu’il demandera au Maréchal Duroc de lui apporter ce mot : « Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous, je ne désire que vous. N. » Cette noble polonaise aura un enfant avec Napoléon. Cependant, en tant que militaire, il n’est pas tenté de s’éprendre des femmes. Lorsque Marie Walewska viendra sur l’Île d’Elbe, Napoléon lui demandera de repartir.

Une autre figure féminine va également marquer la vie de Napoléon. En 1787, il n’est qu’un jeune corse fraîchement débarqué à Paris. D’aspect malingre, le sous-lieutenant consigne dans son journal la rencontre le 22 novembre avec une fille de joie aux abords des galeries du Palais royal. Originaire de Nantes, Mademoiselle Deschamps se démarque des autres prostituées : elle est calme et timide. Avec elle, le jeune Bonaparte perd son pucelage.

Quant à Joséphine, elle fut certes sa première épouse, mais contrairement à ce que laisse entendre le film de Ridley Scott (2023), il n’y a pas de grande histoire d’amour. Il est certain que Madame de Beauharnais n’aimait pas Napoléon.
.
.
.
.

Les défaites de Napoléon sont-elles finalement elles qui ont créé la légende ?

.
.
.
.

Oui. Même si la bataille provoque sa chute, avec le temps, Waterloo est finalement une victoire de Napoléon. Alors que Victor Hugo a embelli la bataille de Sedan, le cinéma représente très souvent l’Empereur en 1815. Et pourtant c’est la chute de l’Empire…
.
.
.
.

L’état de guerre (même si Napoléon n’est pas toujours celui qui déclare la guerre) est-il nécessaire pour conserver l’Empire ?

.
.
.
.

La gloire militaire va se nourrir des victoires militaires : Austerlitz, Iena, Eylau, Wagram… Napoléon est alors perçu comme un vainqueur perpétuel. Cependant, à l’exception de l’invasion de l’Espagne, ce n’est pas la France qui part en guerre.   

.
.
.
.

Faire régner les royaumes d’Europe par ses frères ou son beau-frère a-t-il finalement alimenté les sentiments nationaux ?

.
.
.
.

Oui. L’invasion de l’Espagne a notamment été une erreur puisqu’elle réveille le sentiment national du pays. « Le catéchisme espagnol de 1808 » est une puissante propagande anti-française et c’est la raison pour laquelle il a fait l’objet de réimpressions. Les Espagnols doivent s’insurger contre Napoléon, cet « antéchrist ». Dès juin 1808, les Français font face à un mouvement parti des Asturies, de la Galicie et de l’Andalousie et qui va se diffuser dans l’ensemble du pays. Cette révolte et ces violences sont d’ailleurs formidablement bien illustrées par le tableau de Goya « El Tres de Mayo » (1808).

La guerre d’Espagne, soutenue par les Anglais, ne peut être remportée par Napoléon. Le nationalisme espagnol va ensuite réveiller celui de l’Allemagne et de l’Italie. Ironie du sort, avec la chute de l’Empire, le Congrès de Vienne écrase en 1815 toutes ces pensées libérales et nationalistes. 1830 et 1848 remettront au goût du jour la Révolution.

.
.
.
.

.
.
.
.

Napoléon a été incarné par plus de cent acteurs différents. Est-ce un pari impossible à réussir de l’incarner au cinéma ?
.
.
.
.

Oui car il est très difficile d’incarner à la fois Bonaparte puis Napoléon. L’exemple de Joaquin Phoenix est criant.

Celui qui est arrivé à le plus s’en approcher c’est Albert Dieudonné dans « Napoléon » (1927) d’Abel Gance. La ressemblance physique et son jeu sont remarquables. Plus âgé, Dieudonné va ensuite jouer Napoléon dans « Madame sans Gêne » (1941) avec Arletty. Il fera même des conférences qui se terminaient par les cris de « Vive l’Empereur ». Dieudonné sera enterré en 1976 avec le costume de Napoléon.

Je pense que ceux qui ont réussi à jouer le mieux l’Empereur c’est Pierre Mondy dans « Austerlitz » (1960), Christian Clavier dans la mini-série « Napoléon » (2002) et Rod Steiger dans « Waterloo » (1970).
.
.
.
.

Comprenez-vous que l’on puisse détester Napoléon ?

.
.
.
.

Oui. Malgré la gloire et les réformes, Napoléon est sans conteste un tyran.

.
.
.
.

Après des dizaines et des dizaines des études, qu’est-ce qui vous surprend encore de la part de Napoléon ?
.
.
.
.

Je connais beaucoup sur lui. Mais je dois dire que j’ai été surpris par sa naïveté et sa timidité face à cette jeune prostituée bretonne du jardin du Conseil d’Etat en 1787. Il l’a choisie car elle est plus jeune – il a horreur des autres femmes autour. Son texte est admirable et même émouvant. Je conseille sa lecture à tous ceux d’entre vous.

.
.
.
.

© Brieuc CUDENNEC
PARTAGER