« Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi, la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà Le Roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia ».

Avec sa pièce de théâtre (1833), Victor Hugo met en place sur scène un des personnages les plus monstrueux de la littérature.

Belle muse (représentée comme Flore, divinité romaine, par le peintre Bartolomeo Veneto) ou bien créature tentatrice, meurtrière voire ogresse orgiaque, la fille du pape Alexandre VI a suscité au fil des siècles de multiples fascinations. Mais qui était finalement Lucrèce Borgia ? Que nous disent les sources de la Renaissance italienne ?

Entretien avec Jean-Yves Boriaud, professeur émérite de langue et littérature latines à l’université de Nantes, spécialiste de la Rome renaissante, à propos de Lucrèce Borgia.

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Avec notre regard contemporain, la famille Borgia peut paraître atypique. L’ascension et les mœurs du cardinal Rodrigo Borgia étaient-elles pourtant exceptionnelles au sein des élites du XVème siècle ?

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Plusieurs papes (Sixte IV et d’autres) ont vécu au Vatican avec leurs enfants, ce qui n’est pas absolument scandaleux à l’époque, où on demande surtout au pontife d’assurer l’union de l’Eglise et sa défense contre la menace ottomane (d’où des appels répétés à une « croisade »). On a surtout reproché à Rodrigo la simonie (achat des voix) qui a présidé à son élection.

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Les origines catalanes des Borgia ont-elles été un frein à Rome ?

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La papauté, depuis des lustres (si l’on excepte la parenthèse avignonnaise) était réservée, à Rome, à une série de grandes familles (Caetani, Colonna, Orsini…) qui en recevaient de grands avantages (surtout financiers). De là une constante hostilité de leur part (et d’une large partie du petit peuple romain, habitué aux largesses des papes « locaux ») à l’égard de Borgia ressentis comme des usurpateurs étrangers.

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Belle, cultivée, mince, la jeune Lucrèce Borgia a-t-elle pu servir comme élément d’apaisement ?

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Lucrèce, par ses différents mariages, a, en fait été utilisée selon les besoins diplomatiques de son père (alliance avec Milan, avec le Royaume de Naples, avec Ferrare). Polyglotte (catalan, italien, castillan, latin…) et cultivée, Lucrèce a été appelée très ponctuellement à « expédier », ici où là, les « affaires courantes. » En fait, c’est à Ferrare qu’elle a été amenée à remplacer fréquemment son époux, homme de guerre, à la tête de l’Etat.

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L’accumulation des mariages (au nombre 3) renforce-t-elle la personnalité de Lucrèce Borgia ? (gouverneure de Spolète puis personnalité au Vatican)

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La puissance de Lucrèce  a toujours été limitée, à Rome. Ce n’est qu’à Ferrare qu’elle est devenue une grande dame de la Renaissance, proche des grands poètes du temps tels que Bembo, et avec une petite cour d’élite.

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Quels sont les rapports entre César Borgia et sa sœur ?

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Les rapports entre frère et sœur ont en général été de bonne qualité, sauf lorsque César a fait assassiner Bisceglie, l’époux de Lucrèce, devenu inutile diplomatiquement. On sait ainsi que César, en particulier, est accouru au chevet de sa sœur à Ferrare, lors d’une de ses pires crises de « langueur », alors que son époux donnait le sentiment de se désintéresser du problème. Les bruits de relations incestueuses entre les deux sont des ragots, colportés par Pesaro, premier époux de Lucrèce, répudié pour « impuissance ».

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La mémoire de la famille Borgia a-t-elle avant tout perduré grâce avant tout à leurs ennemis ?

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La légende noire des Borgia s’est fondée sur l’élection simoniaque de Rodrigo, les ragots de Pesaro, des pamphlets retentissants (celui de Savelli, notamment), les décès douteux d’un certain nombre de cardinaux au moment où Alexandre VI avait vraiment besoin d’argent pour financer les campagnes militaires de César en Romagne, et les étranges conditions de sa mort, vraisemblablement par empoisonnement.

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Avec « Lucrèce Borgia » (1833), Victor Hugo transforme-t-elle la « bâtarde » du pape en monstre ?

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Le personnage de Lucrèce ne s’est jamais totalement remis du traitement monstrueux, et sans rapport avec la réalité, que lui a infligé Hugo (et qui lui a été reproché par certains contemporains). Seule l’historienne italienne Bellonci a réussi, au milieu du XXe siècle, à lui redonner sa véritable dimension historique… et morale.

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Néron, Gilles de rais, Elizabeth Bathory, Lucrèce Borgia,… pourquoi sommes-nous fascinés par les contre-exemples ?

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Si Lucrèce a été ainsi placée parmi les monstres de l’histoire, c’est au prix de falsifications historiques évidentes, mais il est vrai que son image de brillante « fille de pape » a ouvert la voie aux développements des fantasmes les plus inquiétants (pour leurs auteurs).

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