Avec son ambiance post-apocalyptique unique, l’audace et les talents conjugués de Marc Caro et de Jean-Pierre Jeunet, les dialogues savoureux de Gilles Adrien, la musique poétique de Carlos d’Alessio, « Delicatessen » (1991) est un film culte qui continue d’être dévoré par les spectateurs du monde entier. Son édition collector Blu-ray en 4K permet de le redécouvrir. Une sortie en salles serait également une excellente idée…
« Delicatessen » déborde d’inventivité (Caro et Jeunet y proposent notamment les premières images de synthèse du cinéma français) tout en rendant hommage au cinéma de Carné et de Prévert. Un travail d’équilibriste détonnant et toujours aussi percutant encore de nos jours.
Entretien avec les réalisateurs Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro.
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Plus de 30 ans après sa sortie au cinéma, « Delicatessen » (1991) revient en version restaurée. Peut-on dire que le film est enfin achevé ?
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Jean-Pierre Jeunet : C’est surtout une épreuve à chaque fois car on repart du négatif pour faire du 4K. Vous repartez à zéro avec une méthode différente. A l’époque, le directeur de la photographie Darius Khondji utilisait des procédés chimiques spéciaux inspirés par le travail de l’italien Vittorio Storaro. Cela ne fut pas sans problème puisqu’à la sortie de « Delicatessen », mon frère vivant à Nîmes m’appelle et me demande pourquoi nous avions mis un rond jaune au milieu du film. Les copies tirées sur Agfa brulaient avec la chaleur du projecteur. Il a fallu donc les retirer et les changer dans toutes les salles.
Nous travaillons à présent avec du numérique. Par conséquent, « Delicatessen » a dû s’adapter. Nous avions déjà réalisé une belle version du film en blu-ray. Pour le 4K, le dégrainage a été amélioré et nous avons pu corriger certains défauts du procédé chimique de Darius. Le film pourrait aussi ressortir en salle avec sa version 4K.
Marc Caro : Un film c’est comme un enfant, cela vit sa vie.
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« Delicatessen » a-t-il une part d’autobiographie ?
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Marc Caro : Bien sûr ….je suis végétarien :).
Jean-Pierre Jeunet : J’habitais au-dessus d’une boucherie et j’étais réveillé tous les matins par les coups de hachoir. Ma copine de l’époque me disait : « Ils sont en train de tuer les locataires là-haut, et ils descendent chaque jour d’un étage. Ça va arriver chez nous dans les prochaines semaines, il faut vite qu’on déménage ! ». Marc aimait l’histoire car nous voulions réaliser un film dans un lieu clos, car on cherchait un truc pas trop cher, et une idée marrante. Il a d’ailleurs eu tout de suite l’idée du titre.
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La conception du storyboard (aspect rare pour un film français de l’époque) a-t-elle pu surprendre ?
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Marc Caro : Comme j’ai débuté dans la bande dessinée et le film d’animation, le storyboard est un outil
naturel pour moi… et comme nous faisons un cinéma plutôt visuel avec Jean-Pierre, il a une grande utilité dans le type de film que nous voulons faire… Pour ma part c’est vraiment un retour aux sources, car Georges Méliès a été le premier à dessiner les images de ses films avant de les tourner :).
Jean-Pierre Jeunet : En général, on évite de le montrer aux acteurs car ils n’aiment pas se voir dessiner, caricaturer. C’est avant tout un bon outil pour l’équipe technique. Le story board peut aussi être un piège. Pour la scène où le révolver explose dans la main du facteur, nous avons conçu seulement la moitié de l’arme. De l’autre côté, l’explosif était caché. Les techniciens ont voulu savoir s’il devait être à droite et à gauche et se sont référencés au story board. Mais sur le plateau, nous nous sommes rendus compte qu’il aurait mieux valu que l’explosion soit de l’autre côté.
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« Delicatessen » est-il un film anti-viande ?
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Marc Caro : Oui effectivement c’est un film anti-cannibale 🙂
Jean-Pierre Jeunet : Je comprends ceux et celles qui ne mangent plus de viande car je suis sensible à la cause animale. Je mange à présent très peu de viande mais pour l’instant, je n’ai pas le courage de refuser de manger un bon carré d’agneau au thym du jardin.
Pour l’anecdote, les grenouilles du film ont été ramenées dans leur étang à la fin du tournage.
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Au-delà de la comédie, de l’horreur, « Delicatessen » est-il aussi un film d’amour ? (Louison-Julie, Robert Cube-Madame Interligator, le boucher-Julie, le boucher- Mademoiselle Plusse,…)
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Jean-Pierre Jeunet : Il y a des sentiments montrés à l’écran en effet. C’est peut-être aussi pour cela que le film a eu du succès. « Delicatessen » est avant tout une œuvre pleine de second degré. Il y a peu de scènes d’horreur à part le rêve de Julie.
J’ai reçu un mail il y a quelques jours d’une personne qui m’a confié avoir été traumatisé enfant par « Delicatessen ». Sa nounou lui avait fait passer le film à la télévision ne sachant pas trop ce que c’était.
Marc Caro : « Delicatessen » est un film qui propose au spectateur toutes sortes d’émotions : le rire, la peur, l’amour et la mort, etc….
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Même s’il n’était le premier choix pour le rôle du boucher, Jean-Claude Dreyfus a-t-il permis de renforcer le rôle ?
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Jean-Pierre Jeunet : Nous avions pensé initialement à Jean-Claude pour incarner le chef des troglodystes puis nous avons trouvé qu’il pouvait être un très bon boucher. C’est un acteur qui a tendance à donner beaucoup. Je me souviens que pour le diriger je lui disais souvent avant les scènes : « SSS (Simple, Sobre et Sombre) ». Face à la grand-mère, Jean-Claude a improvisé une grimace géniale que nous avons gardé dans la version finale du film. C’est toujours un cadeau pour les réalisateurs lorsqu’un acteur apporte une idée.
Marc Caro : Dès qu’on a vu Jean-Claude lors du casting… on a su qu’on avait devant nous notre « Boucher »… en plus c’est un acteur formidable avec une voix extraordinaire… quel plaisir de le voir sur scène!
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Louison (Dominique Pinon) est-il un cousin d’Amélie Poulain (un gentil dans la masse, un enfant) ?
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Jean-Pierre Jeunet : Tous les héros de mes films sont des enfants ou des grands enfants qui luttent contre des monstres. Le journaliste Philippe Rouiller de Positif a remarqué que le thème de mes œuvres était le Petit Poucet. A titre d’exemple, le projet a finalement été avorté mais « L’Odyssée de Pi » traitait d’un enfant qui doit vivre avec un tigre à bord d’une barque.
A chaque fois, comme le Petit Poucet et ses cailloux, mes personnages s’en sortent grâce à leur imaginaire.
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« Delicatessen » mélange les époques – passé-futur apocalyptique mais grâce à sa technique, son audace, est-ce surtout un film français des années 90 ?
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Jean-Pierre Jeunet : « Delicatessen » étant un film hors norme, il a beaucoup surpris à l’époque. Il montrait une nouvelle technologie. C’était par exemple du Dolby A – le premier système de Dolby. Nous avons intégré dans le film les tous premiers trucages vidéo.
En une semaine, il a été vendu à 45 pays. Cela faisait rire Alain Corneau car il décelait dans le film toutes les références du vieux cinéma français.
Nous aimions le côté timeless du film de Terry Gilliam « Brazil » (1985) mais « Delicatessen » est surtout un hommage aux œuvres des années 40-50. L’immeuble au milieu de nulle part est une copie du lieu du « Jour se lève » (1939). Marc dit souvent que « Delicatessen » c’est du Doisneau en couleurs.
Marc Caro : C’est effectivement une transposition en couleur d’un cinéma en noir et blanc que j’ai aimé… un hommage à Doisneau, Brassaï, Trauner, Alekan, Carné/Prévert, Duvivier mais aussi Cocteau, Franju, Tati et même Lautner…
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La musique de Carlos d’Alessio complète l’identité du film. C’était votre choix initial ?
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Jean-Pierre Jeunet : Marc en avait eu l’idée. Lors de la réalisation, nous écoutions en boucle la chanson « India Song » écrite par Carlos d’Alessio. Cependant, c’était un compositeur qui était moins à l’aise pour soutenir les scènes d’action. Par conséquent, nous avons l’idée de faire du sound design. Marc a composé et c’est moi qui montait les sons.
Marc Caro : J’aimais beaucoup ce qu’il composait depuis que j’avais vu les spectacles d’Alfredo Arias ainsi que le film « India Song » (1975) de Marguerite Duras… j’adorais aussi le personnage et quand il nous a joué au piano les morceaux de « Delicatessen », j’ai su que j’avais fait le bon choix.
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« Delicatessen » est-il un film plus apprécié à l’étranger ?
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Marc Caro : Je ne dirais pas ça… On a quand même eu un beau succès en France… mais on est très heureux d’avoir pu faire un film français mais international.
Jean-Pierre Jeunet : Difficile à dire pour « Delicatessen » mais je sais que « Micmac à tire larigot » (2009) et « Bigbug » (2022) sont des films aimés à l’étranger. J’ai toujours aimé les comédies anglo-saxonnes. Mes références c’est les Monty Python et Mister Bean. Je suis assez réfractaire aux comédies françaises.
« Delicatessen » est nourri de notre amour pour les cartoons et pour Buster Keaton.
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Suite au film, le photographe Robert Doisneau vous a écrit pour vous prévenir que « la difficulté à présent est de rester simple ».
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Jean-Pierre Jeunet : Doisneau avait dit que si le directeur du CNC avait su le plaisir qu’il aurait eu à voir le film il lui aurait fait payer 2 fois le prix du ticket. Le message de Doisneau a été prémonitoire car notre film suivant, « La Cité des Enfants perdus » (1995), a été plus lourd et plus ambitieux. Il a marché autant que « Delicatessen » mais il avait coûté 5 fois plus.
De plus, comme notre premier film avait été populaire, il fallait que l’on paye notre succès. C’est très français de ne pas aimer ce qui marche. Avec « La Cité des Enfants perdus », nous avons ouvert le Festival de Cannes. La projection se termine et nous avons eu 30 secondes d’applaudissements. C’était de la politesse ! Daniel Toscan du Plantier nous avait prévenus : « Vous allez vous sentir comme des lapins le jour de l’ouverture de la chasse. »
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Lorsque vous revoyez « Delicatessen » aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
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Jean-Pierre Jeunet : J’aime revoir mes films car je remarque toujours des petits détails. Pour la scène du couteau l’Australien avec Dominique Pinon et Karin Viard, nous avions tourné la scène au ras du sol. Il n’y avait que 50 centimètres entre le rebord de la fenêtre et le sol. Au fil des ans, lorsque je revoyais la scène, je remarquais cet aspect. Puis, lors d’une nouvelle projection, je n’avais pas vu le film depuis longtemps, j’ai cette fois senti du vide.
Marc Caro : A l’inverse de Jean-Pierre… je ne revois que très rarement mes films… sauf peut-être le court métrage « Bunker de la Dernière rafale » (1981) car on me demande de plus en plus souvent des ciné-concerts où je refais la bande son du film en live… Là aussi retour aux sources du Cinématographe.
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Le site officiel de Jean-Pierre Jeunet : Jean-Pierre Jeunet – Site officiel (jpjeunet.com)