Dès 1925, dans son livre Mein Kampf, Adolf Hitler déclare qu’il faut purifier la communauté nationale en protégeant la « race supérieure » et l’art considéré comme « sain ». Des moyens considérables en matière de communication de masse sont mises en œuvre.
Omniprésentes, envahissantes, les images ont contribué à la concrétisation du projet national-socialiste : l’environnement visuel. Dès 1933, à l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, des expositions artistiques monumentales, visant à exclure certains types d’expressions artistiques, dites « dégénérées », et à en promouvoir certains autres, conformes aux « valeurs » nazies. La figure du führer est glorifié au même titre que celle de l’aryen qui a pour mission d’éliminer le sous-homme (untermench). Cette politique culturelle s’accompagne également du pillage des œuvres d’art dans toute l’Europe occupée.
L’art nazi va perdurer jusqu’en 1945. Il a disparu depuis dans les limbes de l’Histoire.
Entretien avec Frédéric Sallée, Professeur agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine de l’université Grenoble-Alpes, sur la vie et mort de cette véritable arme artistique du IIIème Reich.
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Dans une volonté de contrôler et de façonner la société allemande, l’art nazi était-elle une évidence dès les premières réflexions de la doctrine ?
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Oui, l’ « art nazi » participe de cette création d’une « Weltanschauung » (« vision du monde ») où l’ordonnancement du monde doit trouver une grille de lecture simple et efficace par laquelle l’antisémitisme devient l’outil. S’il n’est pas fait mention du domaine artistique lors de la création du parti par Hitler et Drexler, les premiers temps du nazisme au pouvoir intègre rapidement la question. La loi du 22 septembre 1933 instaure une Chambre de la culture, sous la houlette de l’idéologue Alfred Rosenberg. Désormais, cette instance définira le Beau du Laid, distinguera l’art noble de l’art dégénéré.
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Qu’est-ce que « l’art dégénéré » pour les Nazis ? Malgré la haine de ce mode d’expression juif et bolchévique, les Nazis semblaient-ils tout de même fascinés ?
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L’art dégénéré est considéré par les nazis comme la production des Juifs et, par extension, judéo bolchévique. L’art pratiqué par les Juifs, les communistes, mais aussi les « nègres » (pour reprendre le vocabulaire nazi) est considéré comme un art ayant vocation à corrompre, à détruire et à pervertir. A l’inverse du peuple aryen, ces peuples ne peuvent se revendiquer comme créateurs ou bâtisseurs. Dès lors, toute production est vaine. Il n’y a pas de fascination de la part des nazis pour ce mode d’expression artistique. La multiplication des expositions d’art dégénéré, notamment celle du printemps 1937 inaugurée par Goebbels lui-même, sert à mettre en acte ce qu’Hitler avait mis sur papier dans Mein Kampf en évoquant la « dépravation intellectuel » des artistes juifs. Ces expositions ont également vocation à démonter le multiculturalisme offert par le régime précédent de la République de Weimar. Les œuvres d’art étaient pour l’essentiel détournées de leur titre originel pour se voir affubler de nouveaux noms tels que « Manifestations de l’âme raciale judaïque » ou encore « La nature vue par des esprits malades ».
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Bien que dégénéré, l’untermench est-il une figure indispensable de l’art nazi ?
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L’untermench est en réalité utile davantage qu’indispensable à l’art nazi. Par un effet de miroir, il permet de placer l’art nazi au sommet de la pyramide artistique. L’art dégénéré, lui, est à l’égal de ses créateurs : un non art fait par une non-race (unrasse), un contre art établi par la contre-race (gegenrasse) potentiellement destructrice pour la race aryenne. En combattant et en faisant disparaître l’art dégénéré, les nazis établissent un premier acte de destruction de la culture juive, préalable à l’anéantissement et l’annihilation. Ainsi, l’untermench est utile pour justifier le combat à mener contre les Juifs, éléments nuisibles non seulement par leur présence physique mais par l’installation et la diffusion de leur culture, mais aussi de fournir un dénominateur commun chez les artistes nazis.
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En quoi l’art nazi se différenciait de l’art grec et romain ?
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L’art nazi emprunte énormément à l’art grec et romain. La statuaire de Breker et Thorak en est, bien entendu, le porte-étendard. Les références à l’Antiquité se multiplient, permettant d’inscrire l’histoire allemande dans une histoire européenne pluri-séculaire, en forme de retour aux sources, dans un idéal de pureté salvatrice et régénératrice. Exalter l’art grec et romain, c’est se débarrasser du carcan multiculturel vicié par la production artistique juive. Le maintien de lignes nettes, claires et le caractère dépouillé de l’art grec colle parfaitement aux souhaits nazis de produire un art « efficace », compréhensible de tous, par tous et pour tous. En revanche, l’art nazi se différencie de l’art grec et romain dans le sens où chaque production doit avant tout être porteuse d’un message politique. Le fond importe davantage que la forme. L’art nazi doit faire appel à un rapport charnel et utilitariste à l’individu. Il n’est pas là pour créer de l’émotion mais bien de la réaction et de la rationalité.
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L’histoire allemande est également réécrite. Ce détournement devient-il systématique ?
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Le détournement de l’histoire est une constante dans les régimes dits « totalitaires ». Il doit nourrir le récit national. Or, le drame de l’Allemagne est d’être un État-nation récent au regard des voisins européens (unité en 1871). Il convient donc pour Hitler de détourner l’Histoire, de l’usurper pour inscrire une Allemagne récente sans histoire donc par un raccourci discutable sans prestige au passé millénaire d’une Germanie éternelle pouvant servir de socle au « Reich millénaire » évoqué lors du discours dit de la « Prophétie » (30 janvier 1939). Ce détournement devient en effet quasi obsessionnel, au regard des chantiers historiques et archéologiques lancés par les nazis pour espérer trouver trace d’une quelconque aryanité dans le terrain comme dans la culture allemande.
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L’image du Führer a-t-elle été conçue comme une nouvelle icône ?
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La construction de l’image du Führer est en effet intéressante pour comprendre les permanences mais également les ruptures dans la propagande nazie. Le petit agitateur de brasserie munichois des premiers temps du nazisme bavarois a progressivement laissé place à une construction charismatique savamment élaborée. La parole se fait plus rare, davantage maîtrisée. Recevoir audience du Führer a valeur de miracle papal au fil des années. La geste est également méticuleusement pensée. Dans une logique des « deux corps du roi » de Kantorowicz, le dictateur se fait roi thaumaturge et se façonne l’image d’une idole, dans un nouveau culte du politique. L’image s’adapte également à l’interlocuteur. Hitler se plaît à poser en soldat pour rappeler son statut d’ancien combattant de la Première Guerre mondiale lorsqu’il converse avec des militaires mais il n’hésite pas à revêtir le costume blanc d’apparat le 28 juin 1940 pour visiter le tombeau de Napoléon aux Invalides, laissant suggérer une filiation impériale incarné par la pureté de l’habit.
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L’architecture nazie réflète-t-elle également la personnalité de son maître, Albert Speer ou est-elle une conception uniforme ?
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La conception de l’architecture nazie est relativement simple par sa radicalité : il faut créer une rupture stylistique et esthétique par le regard. C’est le temps du « kolossal » et de la démesure. Les projets de nouvelle Berlin en Germania sont pharaoniques et le discours et le verbe nazis doivent s’inscrire durablement dans la pierre, comme un symbole d’éternité et d’ancrage face aux fracas du temps qui passe. Si Speer est le maître d’œuvre, c’est bien Hitler en personne qui est le grand orchestrateur de la vision architecturale nazie.
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Bien que nu et musclé, « l’homme nouveau » ne doit en aucun cas suggérer de sensualité. Doit-il détruire plus que créer ?
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La forme artistique a parfois valeur de succédané au réel. La communauté du peuple qui admire l’ »homme nouveau » représenté doit pouvoir s’y reconnaître en lui faisant croire qu’il appartient à cet idéal. Le pouvoir de l’esthétique nazi se glisse dans la nudité et la force physique car le drapé serait synonyme de flou et de réalité masquée. Or, le nazi doit incarner la pureté pour générer l’exaltation. Il y a donc un subtil équilibre à respecter. La nudité ne doit en aucun cas suggéré la sensualité car la sensualité amènerait à la pornographie, œuvre des Juifs. L’ « homme nouveau » a ainsi double vocation : créatrice dans sa fonction de liant du peuple, de gageure à atteindre ; destructrice dans une virilité à outrance comme un manifeste à la brutalisation des sociétés et au tournant anthropologique dans le rapport à l’individu que la violence mortifère de la Première Guerre mondiale a enfanté.
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Femme, sportive, jeune, la cinéaste Leni Riefenstahl est-elle également perçue comme un bon exemple de « femme nouvelle » ?
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Leni Riefenstahl incarne, avec Magda Goebbels, la « femme nouvelle » idéalisée, fantasmée et promue par le IIIe Reich. Là où Magda Goebbels se révèle être l’épouse et la mère modèle, Leni Riefenstahl apparaît comme la femme accomplie, incarnation du « rêve nazi » d’une maîtrise la modernité technique et technologique (par l’art cinématographique) mais aussi d’une affirmation sociale. Longtemps, l’historiographie a considéré le régime nazi comme un régime purement masculin, machiste dirait-on aujourd’hui. Les mots de Goering, dans les « nef commandements de la lutte ouvrière » en mai 1934 rappelait ironiquement que le « rôle de la femme est de prendre une poêle, un ramasse-poussière, un balai et d’épouser un homme ». Leni Riefenstahl, elle, s’affiche en modèle d’une organisation du national-socialisme souhaitant créer une femme nouvelle selon le préceptes de la NS-F (NS-Frauenschaft) et de la BDM (Bund Deutscher Mädel), pendant féminin de la Jeunesse hitlérienne. Avec des figures de proue comme Riefenstahl, Hitler s’assure le soutien des femmes, indispensables au bon fonctionnement de la Volksgemeinschaft (« communauté du peuple ») allemande.
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Malgré l’avancée des troupes alliées en Allemagne, la production de l’art nazi continue-t-elle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
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La production de l’art nazi a avant tout été mise à mal par les nécessités financières et l’impératif économique de la guerre. Les projets architecturaux démesurés sont extrêmement coûteux et l’argent est réinjecté dans le volet militaire. A titre d’exemple, le projet de grand stade Deutsches Stadion à Nuremberg pouvant accueillir 400 000 personnes est arrêté du jour au lendemain en septembre 1939 et resta à l’abandon durant toute la guerre. Pour autant, les artistes continuent à travailler dans leurs ateliers personnels. Des sculpteurs comme Arno Breker continuent de recevoir des admirateurs étrangers comme son confrère Paul Belmondo, pour contempler les dernières productions. Si la fin de la Seconde Guerre mondiale marque la fin de l’art nazi, elle ne signifie en rien l’oméga des artistes nazis. Il reste effarant de rappeler que le buste officiel de Konrad Adenauer fut taillé par un certain…Arno Breker.
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Quelles sont les restes de l’art nazi ?
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Le processus de dénazification entamé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale a enclenché la destruction des marqueurs physiques et visibles du nazisme dans l’espace public allemand. La tabula rasa mémorielle passait par l’absence de traces. Le dynamitage par les Américains puis des Soviétiques des croix gammées surplombant les édifices publics en sont les marqueurs les plus visibles. Or, depuis quelques années, le temps est à la conservation et à la restauration des restes de l’architecture nazie. Ainsi, la ville de Nuremberg a engagé un vaste plan de conservation patrimoniale de 85 millions d’euros en 2020 pour permettre aux générations futures de constater comment l’art était partie intégrante de la propagande nazie. Le palais des Congrès, vaste ensemble architectural inachevé et inspiré du Colisée, devrait être ainsi le premier monument majeur de la période nazie a bénéficié de ce plan de sauvegarde, avec notamment l’intégration de l’Opéra de la ville.
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Pour en savoir plus : « La Mécanique de l’Histoire » de Frédéric Sallée – La mécanique de l’histoire – Frédéric Sallée | Cairn.info en format poche à partir du 31 août 2023.