Le polar a toujours été lié à l’ambiance noir des grandes villes américaines. On oublie trop souvent que la littérature et le cinéma français ont eu aussi leurs chefs d’œuvre policiers : « Grisbi or not grisbi » (1955), « Le Cave se rebiffe » (1954), « Le Doulos » (1962)… Albert Simonin, Michel Audiard ou encore Jean-Pierre Melville ont forgé un genre unique enrichi par des dialogues cultes et une ambiance qui vacille entre pistolets silencieux et courses hippiques.
Le scénariste Matz (Le tueur, le Dahlia noir) et Fred Simon (Medmaid Project, L’Île au Trésor) se sont associés pour réaliser l’album « Le Grizzli – Un Drôle de Chabanais« .
Une histoire de gros bras, de belles pépés et de jolies entourloupes. L’histoire mélange faits divers sordides et humour. Une bande dessinée qui rend hommage à ces oeuvres polar à la française.
Entretien avec Matz et Fred Simon.
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Comment avez-vous accouché d’un « Grizzli » ?
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Matz : Sans trop de douleur, d’autant que la gestation a été très longue (et solitaire), et la naissance très attendue. Fred m’a contacté lorsqu’il a terminé sa série précédente [Mermaid Project]. Il souhaitait travailler à nouveau avec moi. Nous avions réalisé ensemble une histoire courte pour « Groom ». Je lui ai alors proposé l’histoire du Grizzli qui sommeillait depuis plusieurs années dans mes tiroirs. L’idée lui a tout de suite bien plu, ainsi qu’à notre éditeur, François Le Bescond. Nous nous sommes lancés tout de suite à corps perdu dans cette aventure. Comme quoi, il ne faut pas désespérer, et les projets peuvent mettre très longtemps à voir le jour.
Fred Simon : J’avais déjà fait du polar avec l’album « Le Poisson Clown » (2014). J’aime le genre en tant qu’auteur et lecteur. Je voulais y revenir.
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« Le Grizzli » rappelle les films de gangsters des années 60 mais il s’agit d’une bande dessinée. Où s’arrête l’inspiration (Albert Simonin, Frédéric Dard, Michel Audiard,…) ? Où commence l’originalité ?
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Matz : Lorsque le projet s’est précisé, je me suis mis à relire (ou lire) des romans et à revoir (ou voir) des films. Je me suis rendu compte (ce n’est peut-être pas une grande découverte, mais du moins, je n’y avais pas vraiment fait attention jusque là), que la plupart de ces polars français ont un point commun : l’amitié. Ce sont presque toujours des histoires d’amitié, de loyauté, de trahison, de personnages qui se mettent en danger pour défendre ou sauver les copains. Cette idée m’a plu, elle rend hommage à tous ces films et livres et en même temps, sert d’inspiration, d’autant que c’est un thème qui me tient à cœur à moi aussi. On n’invente jamais vraiment rien, mais on peut apporter quelque chose avec sa propre vision, quand on en a une. Un copain scénariste m’a dit que « Le Grizzli », c’était un peu un film qui aurait pu être fait à l’époque, une sorte de chainon manquant dans la filmographie polardesque des années 60 !
Fred Simon : En m’inspirant beaucoup à partir de photographies (trouvées sur Internet ou dans des films), je pars toujours du réel. C’est ensuite que mon style semi-réaliste s’impose.
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Dans « Le Grizzli », il y a des gueules de « Parigots têtes de veau ». Qui vous a servi de modèles ?
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Fred Simon : Je ne me suis pas inspiré d’acteurs. Après la lecture du scénario de Matz, j’ai dessiné une multitude de têtes jusqu’à ce que certaines me plaisent. Le processus a pris du temps.
Au départ, j’avais imaginé une tête carrée et des pommettes saillantes pour le grizzli mais ce dernier étant également un charmant, j’ai décidé de lui donner des traits plus ronds.
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Toine et le Grizzli sont-ils pensés pour être un duo comique ?
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Matz : Ce n’est pas un duo comique à proprement parler. Quand j’entends duo comique, je pense à Laurel et Hardy ou aux Marx Brothers (que j’adore). On est plus proches de Gil Jourdan et Libellule. Mais ce qui est juste, c’est que le thème central est l’amitié. Le Grizzli et Toine sont sans conteste de bons copains malgré leurs engueulades. Avec le dessin rond de Fred, nous ne sommes pas non plus dans une histoire totalement noire, et il y a en effet de l’humour dans « Le Grizzli ». L’humour ne vient pas tant des situations que des personnages, de leurs relations, de la langue qu’ils parlent, qui crée un décalage avec l’action. Pour cela, le dessin de Fred est parfait. C’est très différent de celui de Luc Jacamon pour « Le Tueur », mais là aussi, le style de Luc colle parfaitement à la froideur du personnage et du propos de la série.
Mais ce n’est pas un duo comique. Les copains, les vrais, ça se vanne, ça se taquine, ça se critique, ça s’engueule, ça ergote, ça provoque (par exemple si on ne supporte pas le même club de foot), ça s’énerve, même parfois, mais ça ne se fait pas de crasses. Et tout ça ne change rien : les copains, quand il y a besoin, c’est là. C’est le principe. C’est peut-être un truc très français, cette définition que j’avais lue je ne sais plus où : un copain, c’est quelqu’un qu’on appelle à trois heures du matin quand on est dans la merde, et qui rapplique sans poser de questions. Il y a une variante : c’est quelqu’un qu’on appelle à trois heures du matin quand on a tué quelqu’un, et dont les premiers mots sont : « où est le cadavre ? ». Ça fait plus film noir, et il n’y a pas forcément besoin de tuer quelqu’un pour avoir des emmerdes et avoir besoin d’un coup de main. Si on appelle et que le mec ne vient pas, on sait que ce n’est pas un copain. Les copains, ce n’est pas que quand tout va bien. J’aime penser que j’en ai quelques-uns, des copains comme ça, et que j’en suis un pour quelques-uns aussi.
Fred Simon : J’aime pousser mon dessin vers plus de rondeurs notamment lors de la scène du passage à tabac. Cependant, Toine et le Grizzli ne forment pas un duo comique à la Laurel et Hardy.
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L’album regorge d’argot (la langue verte) à tel point qu’il y a un lexique à l’usage des curieux. Quand on s’appelle Matz, on veut rendre hommage au langage populaire ?
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Matz : Absolument. J’ai toujours aimé l’argot. Lorsque vous lisez les romans d’Albert Simonin, vous avez affaire à du vrai argot. Ce n’est pas forcément facile à lire, parce qu’on voit bien que c’est pensé en argot, ce n’est pas du français saupoudré d’argot et ça fait une différence. Et ce n’est pas non plus facile parce que cette langue, ce phrasé, ce vocabulaire, se sont un peu perdus maintenant. Mais oui, c’est une langue qui me plait bien, pour ce qu’elle a d’expressif, de drôle, de caustique, et aussi de littéraire. Sans parler des étymologies. Contrairement à ce qu’on a tendance à entendre, je trouve que Simonin, Audiard, Boudard, ce sont des auteurs cultivés et très littéraires. Avec « Le Grizzli », je voulais rester fidèle à l’argot et rendre hommage au vieux Paris. Et puis aussi, je voulais rendre hommage au polar français.
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Revolvers, course hippique, nuit américaine, DS, poils, belles gosses, flics à moustache,… Est-ce une époque fantasmée ?
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Matz : Je ne crois pas que ce soit une époque totalement fantasmée. Quand on lit les auteurs de cette époque, qu’on se documente sur elle, on voit que c’était une époque riche, complexe, et troublée. En gros, c’est l’après-guerre, après le traumatisme de l’Occupation. Il y a de l’énergie, des aspirations, mais aussi une difficulté à se relever, et de la violence (je pense à des gangs comme celui des « Tractions Avant », composé d’anciens résistants et d’anciens collabos. Il y a des codes, aussi. Une culture : les courses hippiques, la boxe, le catch. C’étaient les passions du moment. On repense à la scène dans Un idiot à Paris où Bernard Blier dit à ses employés qui ont des envies de grève « fini la petite auto, fini, les vacances au Crotoy, fini, le tiercé ! », et là, les employés disent « ah non pas le tiercé ! ». Il y a aussi la bouffe, les bagnoles, une esthétique (franchement, quand même, les voitures avaient plus de gueule que maintenant. Je sais bien, la consommation, l’aérodynamisme, tout ça, c’est très bien, mais elles se ressemblent toutes !).
Mais surtout, on a en France une tradition polar formidable, au cinéma et en littérature, dans les années 40 à 70. On peut en être fiers. De Simonin à Melville, Manchette, Grangier, et plein d’autres, comme Boudard, Trignol. Gabin notamment a tourné dans plein de beaux polars, avec un style français, une touche française. On a vraiment un patrimoine qui n’a rien à envier aux autres. J’aime bien l’idée d’essayer de le maintenir en vie. C’était déjà un peu mon idée avec le Tueur.
Fred Simon : N’étant pas Parisien, ma retranscription de la capitale n’est pas totalement réaliste. J’ai pu me rendre dans certains lieux et j’ai pris quelques photos mais finalement cela m’a peu servi. Je me suis également renseigné sur Internet sur les véhicules et la mode vestimentaire dans les années 60. Cependant, le réalisme à tout prix n’était pas la règle.
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La violence est présente mais finalement mise en retrait. « Le Grizzli » doit-il être vu comme une récréation ?
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Matz : Il y a certes des morts et de la violence mais je voulais laisser de la place à l’humour. Je ne suis pas convaincu par l’action pure en bande dessinée. Elle doit apparaître de temps en temps. J’aime avant tout les situations et les personnages. Ils doivent avoir des choses à dire. Une récréation, je ne sais pas. L’idée, c’est de passer un bon moment, avec des personnages attachants et attrayant, et en passant de réfléchir à deux ou trois trucs, sur l’époque, les idées, les enjeux…
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L’épisode en Indochine a-t-il pour but de renforcer l’aspect « durs à cuire » des personnages ?
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Matz : Cet épisode répond à plusieurs besoins : d’abord, c’est la manière dont le Grizzli et Toine sont devenus amis avec Jo. C’est une manière dynamique de présenter ce personnage, de le mettre en situation et de commencer à distiller les informations sur lui. Et oui, ça en fait des types débrouillards et quand même un peu durs à cuire, même si ce ne sont pas des héros de guerre. Ensuite, cela ancre le récit dans une réalité historique, et cela rappelle que cette génération n’a pas eu la vie si facile qu’on le dit parfois aujourd’hui. Après l’Occupation et la Reconstruction, et leur cortège de violence, de pénurie, de difficultés (mes grands-parents m’ont souvent dit qu’après la guerre, les gens ne mangeaient pas à leur faim), il y a eu les guerres de la Décolonisation, l’Indochine et l’Algérie en tête, où les Français en ont bavé. Donc cela fait partie de l’histoire de cette période, pas si rose, des Trente Glorieuses. Et puis enfin, en terme de récit, cela permet une forte rupture visuelle, une aération par rapport à la trame principale. Donc cela s’insère très bien dans le scénario, et répond à tout ce que je voulais dire, faire, et montrer. Et Fred en a fait une très belle séquence.
Fred Simon : J’ai dessiné une jungle qui s’apparente à l’univers de Franquin mais j’ai été plus descriptif pour les rizières et la ville.
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David Fincher pourrait-il aimer « Le Grizzli » ?
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Matz : Je ne suis pas trop sûr. D’ailleurs, il y a une chose à laquelle je n’avais pas pensé en écrivant Le Grizzli, c’est qu’il va être très difficile d’avoir des versions en langues étrangères, à cause de la langue, précisément ! Je ne sais pas trop à quel point c’est traduisible… J’aurais peut-être dû y réfléchir avant, mais je me suis tellement amusé en écrivant ce scénario et je suis tellement content de l’album que je ne regrette rien !
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Le Grizzli connaîtra-t-il d’autres aventures ?
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Matz : « Un drôle de chabanais » est une histoire complète en un tome. À l’ancienne ! Mais le Grizzli et Toine vont revenir pour de nouvelles aventures. Nous travaillons actuellement sur une nouvelle histoire du Grizzli indépendante de la précédente. Le tome 2 est déjà écrit, et Fred est dessus.
Fred Simon : Je suis en train de la dessiner. Il y aura des aller-retours entre Paris et la Normandie. La suite n’aura pas besoin de présenter les personnages. La place est à l’action.
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