Profondément marqué par le choc de la Première Guerre mondiale, le début du XXème siècle a pourtant connu deux grandes révolutions sur le plan artistique, technologique, social et économique. Les chrononymes de Belle Époque, période entre la fin du XIXème siècle et avant 1914, et des Années folles, années 20, rappellent ce tourbillon historique. La France a en effet connu des bouleversements en tout genre.
Époques relativement pacifiées, mouvement libéral, transformation des populations de moins en moins rurales, créations artistiques foisonnantes et technologies nouvelles. Coupées par la terrible Grande Guerre, la Belle Époque et les Années folles pourtant se répondent, se complètent mais également s’opposent.
Passionné par ces temps riches, l’écrivain Benoît Duteurtre a réalisé l’exercice du Dictionnaire amoureux pour décrire ce fabuleux début du XXème siècle.
Entretien.
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Belle Époque – Années folles. Avant et après la Première Guerre mondiale. En quoi ces deux temps d’Histoire sont-ils exceptionnels ?
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Ils le sont en tout cas pour moi, comme Français et comme Parisien. La Belle époque et les Années folles furent en effet deux moments où Paris représentait le cœur battant du monde artistique et intellectuel. Les années 1900 sont le temps des expositions universelles, de la naissance de l’art moderne, du Bateau-Lavoir, de Debussy et de Proust. Paris est l’endroit où tout s’invente.
Après la Grande Guerre, la capitale devient cette ville où l’on accourt du monde entier pour y rejoindre ce mouvement qui a commencé dans les années 1900. Les écrivains américains, les peintres russes, espagnols et italiens se retrouvent à Paris.
Par conséquent, la Belle Époque et les Années folles sont selon moi l’âge d’or de la civilisation française. Paris garde d’ailleurs de nos jours une identité très 1900.
Mais la Normandie est un autre exemple de ce foisonnement, du fait de sa proximité avec la capitale et grâce au développement des chemins de fer. D’où le développement des stations balnéaires où se retrouvent les plus grands artistes durant ces deux époques.
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La Grande Guerre a-t-elle été une parenthèse ?
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Ce fut une parenthèse tragique pour toute l’Europe. La Première Guerre mondiale marque la fin d’un monde, mais l’élan créatif ne va pas s’interrompre pour autant.
Malgré les terribles pertes humaines et les destructions, la France sort victorieuse du conflit. Par conséquent, dès la fin de 1918, un élan d’optimisme se manifeste. Les milieux artistiques et toute la société veulent renouer avec la vitalité de la Belle époque.
Le 11 novembre 1918, l’opérette « Phi-Phi » est programmée aux Bouffes parisiens. Ce spectacle léger en trois actes d’Albert Willemetz et Henri Christiné est finalement reporté au lendemain… pour cause d’armistice ! Au cours des jours suivants, de grands intellectuels comme Henri Bergson se pressent au Théâtre des Bouffes parisiens pour applaudir cette comédie libertine. Ce 12 novembre 1918, avec Phi-Phi, marque symboliquement la naissance des Années folles où il importe de s’amuser et même de s’étourdir.
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Progrès technique, exploits sportifs et aériens, Exposition universelle de 1900, art nouveau, art déco… La Belle Époque et les années folles sont-elles des moments d’audace ?
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On observe en effet une volonté de découvrir et d’inventer dans tous les domaines. Au même moment, Claude Debussy imagine une nouvelle manière de composer de la musique et les cubistes une peinture radicalement nouvelle.
De même dans le domaine scientifique et technique, une multitude de brevets sont déposés durant la Belle Époque. L’avion, le téléphone, le cinématographe ou encore la radio naissent de façon encore très artisanale et vont se perfectionner au cours des Années folles.
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D’un côté, il y a Alain,, Anatole France, André Gide, et de l’autre Guillaume Apollinaire André Breton, Robert Desnos. Les surréalistes ont-ils tenté de balayer leurs prédécesseurs ?
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Le cas des surréalistes est compliqué car ils sont tributaires de certains aspects des années 1900, mais ils en rejettent beaucoup d’autres. André Breton adore Alphonse Allais et certains chanteurs de café-concerts, mais son projet critique et poétique est aux antipodes de la légèreté française, tout comme du classicisme d’Anatole France. Ce dernier reste d’ailleurs dédaigné de nos jours à cause de cet absurde procès posthume que les surréalistes lui ont infligé. C’est pourtant un auteur plein d’esprit et d’imagination, considéré alors comme le grand romancier français !
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Marcel Proust a-t-il pris trop de place dans le paysage de la littérature ?
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Je suis Proustophile mais pas Proustomaniaque. Je l’aime et suis fasciné par son génie. Mais j’ai parfois l’impression que le génie trop puissant de Proust, et aussi de Céline, nous fait oublier bien d’autres personnalités et courants et la littérature française du début du XXe siècle – époque fabuleusement riche en poètes, romanciers, dramaturges, en romans fleuves, en pièces de boulevard, en récits de fantaisie et de voyage…
Dans ce Dictionnaire amoureux, je rappelle donc comment Proust m’a passionné, jeune homme. Mais je m’amuse également à citer quelques grand écrivains proustophobes comme Valéry, Claudel ou Eluard– totalement hermétiques à pas l’engouement autour de l’auteur du Temps retrouvé. Céline est un cas amusant car c’est un proustophobe qui devient proustophile.
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Que penser des Roaring twenties aux Etats-Unis ?
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Si la Belle Époque est un concept très français et très parisien, l’esprit des Années folles est plus international et se retrouve sous d’autres noms dans tous les grands pays. Aux États-Unis les Roaring twenties désignent l’élan urbain, le développement industriel démesuré et l’essor du jazz. Mais tandis qu’en France, le même esprit perdure dans les années 1930, aux États-Unis, les Roaring twenties prennent fin brutalement avec le krach boursier de 1929.
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Mistinguett, Sarah Bernhardt, Joséphine Baker, Louise Brooks, Max Linder, Rudolph Valentino… L’érotisme était-il avant tout un fantasme ?
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La question du « nu » est intéressante. La Belle Époque reste en effet une période « voilée ». Les spectacles de danse de Colette et de la belle Otero laissent une certaine place à l’imagination. Beaucoup d’hommes vont également regarder les opérettes et les ballets dans le but de scruter ces jeunes filles légèrement vêtues.
Les Années folles, par contre, sont marquées par l’arrivée des premiers nus intégraux sur scène, et notamment aux Folies Bergère.
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Musique, peinture, cinématographe, sculpture,… La Belle époque est-elle surtout fascinante par son esthétique ?
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La quête du beau est en effet à son apogée dans les années 1900. A côté des peintres pompiers, c’est le foisonnement des Fauves, des Cubistes et des post-impressionnistes. Mais c’est aussi l’inventivité du style art-nouveau : l’hédonisme, le flou, le végétal.
Ce mouvement de progrès ne concerne pas toutefois que les arts, mais aussi les questions sociales, notamment la condition féminine et la conditions ouvrière. Les conquêtes de nouveaux droits sont régulières et nombreuses, même si un énorme chemin reste à accomplir.
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Les Années folles sont également le temps des invalides, des gueules cassées, des doutes (avec la crise économique du début des années 20, le pacifisme, le fascisme,…). Sont-elles des années laides ?
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Ce sont pour une part des années de cynisme et d’aveuglement. Suite à la Grande Guerre, on veut rire de tout. Le théâtre de Boulevard et les opérettes de Guitry tournent autour de l’amour et de l’argent. Chacun ne pense qu’à conquérir, vendre, acheter. Les thèmes sont peu élégants mais on rit de bon cœur sur le quotidien de l’époque. La liberté sexuelle est également très affirmée dans les Années folles.
Pour autant, la pure quête de la beauté, typique de la Belle Époque, se poursuit également dans les années 1920. Des peintres tels que Pierre Bonnard, Matisse et Picasso continuent leur quête hédoniste. Les surréalistes sont plus marqués par la noirceur de la guerre, mais ce sont aussi des poètes, découvreurs de formes et de couleurs, comme Ernst ou Miro.
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Revue nègre, le Bœuf sur le toit, jazz américain, jazz marseillais, jazz manouche, charleston… La musique des années 20 est-elle sans frontières ?
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La Belle Époque et les Années folles sont deux âges d’or de la musique savante et de la musique populaire (le café-concert puis le music-hall).
La création musicale est omniprésente durant ces périodes où les frontières entre « petit art » et « grand art » sont plus floues que jamais. Les artistes d’avant-garde applaudissent les artistes du music-hall. Picasso, Proust, Ravel aiment les artistes des cafés-concerts et les opérettes. Sigmund Freud est un grand ami de la chanteuse populaire Yvette Guilbert. Et le jazz va influencer l’ensemble des genres musicaux : des compositeurs comme Ravel et Stravinski, jusqu’aux chanteurs comme Charles Trénet dans les années 30.
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Montmartre- Montparnasse. Qui a eu le dessus ?
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Le contraste entre Belle Époque et Années folles se retrouve entre l’Art nouveau et l’Art déco, la rive gauche et la rive droite, Montmartre et Montparnasse.
La bohème montmartroise (le Chat noir, le Bateau lavoir, le Moulin rouge) est évidement indissociable des artistes de la Belle Époque. Puis les artistes descendent de Montmartre à Montparnasse dans les années 20. C’est l’époque des grands cafés comme la Coupole, le Dôme, le Sélect ou La Rotonde dont les enseignes sont demeurées intactes. Le Montparnasse des années 20 est plus international que le Montmartre de la Belle Époque. Des artistes étrangers comme Ernest Hemingway, Chaïm Soutine, Tsugouharu Foujita, Amédéo Modigliani se fixent à Paris.
Montparnasse se fera détrôner à son tour par Saint-Germain des prés après la Seconde Guerre mondiale. Mais aucun quartier n’a véritablement pris le relai par la suite..
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Les années 30 n’ont pas de chrononyme. Les malheurs (crise de 1929, montée du nazisme, Seconde Guerre mondiale) ont-ils tout gâché ?
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Un Hors-série de l’excellent magazine Historia sur l’Entre-deux-guerres est paru en 1969. Le premier tome consacré aux années 1920 s’intitulait « Les années folles », le second consacré aux années 1930 « Les années sombres ».
Pourtant, malgré les crises économiques et politiques, la France des années 30 continue à s’étourdir dans les spectacles de toute sorte. Le cinéma de Sacha Guitry, de Marcel Pagnol et de Marcel Carné culmine à cette époque, comme les grandes revues de Mistinguett et Joséphine Baker. L’esprit des années 20 perdure finalement jusqu’en 1937 – même si, parallèlement, certains écrivains et artistes comme Céline ou les surréalistes jettent sur le monde un regard nettement plus sombre.
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Sans avoir vécu durant la Belle Epoque et durant les années folles, pour quelles raisons êtes-vous nostalgique ?
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Je vis avec ces périodes chaque jour. Si j’ai envie d’être heureux, j’écoute le ballet Daphnis & Chloé (1912) de Ravel. Quand je me rends à New York, je file au Musée d’art moderne pour m’enchanter devant les tableaux de Fernand Léger, Matisse et Modigliani. Fort heureusement, on trouve encore une multitude de brasseries type art nouveau et art déco à Paris. Il est bon de fréquenter le passé et de s’en enrichir pour goûter pleinement le présent et vivre au sein de mon XXIème siècle.
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