Moment d’Histoire merveilleux pour certains, âge injuste entre les classes pour d’autres, la Belle Epoque porte-t-elle finalement bien son nom chrononyme ?

Débutant bien souvent avec la fin du XIXème siècle et se clôturant tragiquement avec 1914, le début de la Première Guerre mondiale, la Belle Epoque est un temps riches en événements, en clichés et en rebondissements. L’essor du Boulangisme, la naissance du cinématographe, l’affaire Dreyfus, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, les attentats anarchistes,… La France vit une multitude d’épisodes qui bouleverse sa société. En d’autres termes, la Belle Epoque est avant tout un moment clé de l’histoire.

Entretien avec Michel Winock, grand historien de la République française et auteur de « La Belle Epoque« .

.

.

.

Reprise économique, hausse du niveau de vie, première législation sociale mais aussi tensions politiques, crise agricole et inégalités économiques (avec la propriété privée étant l’apanage d’une minorité). La Belle Époque est-elle finalement plus complexe et ambivalente que nous pouvons le penser ?

.

.

.

Si l’on appelle Belle époque la quinzaine d’années qui ont précédé la déclaration de la Grande Guerre, ces années sont marquées à la fois par la reprise économique, le triomphe de la République laïque (loi de Séparation des Eglises et de l’Etat en 1905), l’essor du mouvement ouvrier (grandes grèves de 1906-1910, création de la SFIO en 1905, Charte d’Amiens du syndicalisme révolutionnaire en 1906), un début de protection sociale, les inquiétudes extérieures dues aux tensions avec l’Allemagne de Guillaume II qui aboutiront à la loi des Trois ans (de service militaire) malgré le mouvement pour la paix entraîné par Jean Jaurès… Mais aussi une floraison de création artistique, littéraire, musicale, qui fait de Paris un rendez-vous mondial des peintres et des écrivains. Complexe, oui, mais existe-t-il des époques qui ne le soient pas ?

.

.

.

Progrès technique, exploits sportifs et aériens, Exposition universelle de 1900, art nouveau,… La Belle Époque est-elle un moment d’audace ?

.

.

.

Certainement. Des années d’invention dans tous les domaines. Et n’oubliez pas la création du cinéma en 1895, qui devient dans les années suivantes l’un des grands lieux de la culture populaire.

.

.

.

.
.
.
.

Entre des villes européennes qui se transforment architecturalement et culturellement (essor des cabarets) et des campagnes qui stagnent, la Belle Époque reste-elle une période d’inégalités des territoires ?

.

.

.

Elle n’est que la poursuite de cette inégalité due à la centralisation extrême du pays depuis la monarchie de l’Ancien régime, renforcée par l’empire napoléonien. L’état des campagnes a aussi pour cause, en France, la structure agraire, dominée par la petite et moyenne propriété.

.

.

.

Pour quelles raisons le Boulangisme rassemble à droite comme à gauche ?

.

.

.

Le boulangisme a été le premier mouvement populiste que la France a connu. Il a été lancé par l’extrême gauche de l’époque, les radicaux, qui voulait changer les lois constitutionnelles de 1875 — la « constitution orléaniste », mais, mouvement protestataire, il a progressivement reçu l’appui de tous les adversaires des républicains modérés au pouvoir, les antiparlementaires, les bonapartistes, les catholiques se jugeant persécutés par les lois laïques, plus secrètement les monarchistes qui l’ont largement financé, et, à l’autre bout, un certain nombre de blanquistes et d’anciens communards qui ont voulu faire leur nid dans un mouvement de masse très puissant. Socialement, le boulangisme a marqué des points aussi bien chez les ouvriers que chez les paysans, les petits commerçants, les artisans. Il n’avait pas de doctrine élaborée ; c’est Déroulède sans doute, à la tête de la Ligue des patriotes, qui a formulé le mieux sa tendance plébiscitaire et antiparlementaire.

.

.

.

Le nationalisme enterre-t-il le monarchisme pendant la Belle Époque ?

.

.

.

En un sens oui, mais les partisans de la restauration monarchique avaient déjà été vaincus avec la défaite de Boulanger sur lequel ils avaient misé. D’un autre côté, l’affaire Dreyfus qui a véritablement sonné l’heure du nationalisme a vu naître et se développer l’Action française, qui, animé par Charles Maurras a remis d’actualité l’idéal monarchiste avec son « nationalisme intégral », qui était une modernisation du principe royaliste par le nationalisme.

.

.

.

Malgré la révision du procès du capitaine Dreyfus, l’Affaire reste-t-elle une tension durable dans la France d’avant 1914 ?

.

.

.

Oui, on l’a vu lors de la panthéonisation d’Emile Zola en 1906. La même année, l’arrêt de la Cour de cassation qui annule le procès de Rennes de 1899 et qui innocente définitivement Alfred Dreyfus donne lieu à une campagne de presse nationaliste d’une incroyable outrance. La presse d’extrême droite continuera à proclamer la culpabilité de Dreyfus, une véritable scie chez les antisémites et les maurrassiens. Je me souviens que, faisant mes débuts de prof d’histoire en 1961 à Montpellier, je n’ai jamais pu convaincre l’un de mes élèves de première de l’innocence de Dreyfus, récusée par sa tradition familiale.

.

.

.

.
.
.
.

La loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 peut-elle être considérée comme un traité de paix ? (Guerre des deux France)

.

.

.

Elle l’a été dans l’esprit du rapporteur Aristide Briand et dans l’esprit de la majorité des républicains qui l’ont votée. Les débats de 1905 révèlent quand même des positions radicales, celles d’une extrême gauche résolument antireligieuse, mais aussi celles du catholicisme politique. N’oublions pas que le pape Pie X a condamné la loi française. En 1906, les inventaires des églises que la loi impliquait ont donné lieu parfois à des affrontements violents entre des fidèles et les autorités. Clemenceau, ministre de l’Intérieur, y a mis fin en déclarant : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine. » Ce n’est que peu à peu, surtout après la reprise des relations diplomatiques de la France avec le Vatican après la guerre de 1914, que la loi, en partie amendée, sera considérée comme un acte de pacification religieuse.

.

.

.

.
.
.
.

Pour quelles raisons les ouvriers et les paysans ont été peu favorables à la colonisation ?

.

.

.

D’une manière générale, les Français ne se sont guère intéressés à la colonisation, du moins jusqu’à l’exposition coloniale de 1931. Il existait un lobby colonial, un « parti colonial » comme on l’appelait, minoritaire et influent ; il existait aussi un mouvement anticolonialiste dans les rangs de la gauche, chez les socialistes surtout, mais la question ne soulevait pas alors beaucoup de passion dans les classes populaires.

.

.

.

La Belle Époque est-elle également le temps de la lutte contre les différences régionales (interdiction de parler breton pendant la récréation, construction du chemin de fer sur l’ensemble du territoire français) ?
.

.

.

C’est effectivement l’époque où la nation française, naguère multilingue, adopte la langue officielle dans l’ensemble du pays. L’école obligatoire, gratuite et laïque, datant des années 1880, a été le vecteur de cette universalisation linguistique, sans oublier les effets du service militaire et de la révolution des chemins de fer qui rompait l’isolement séculaire. Beaucoup de Français ont été bilingues, mais la résistance à cette unification a été surtout le fait de minorités militantes. Les familles tenaient à ce que leurs enfants détiennent l’instrument de leur promotion sociale qui était la langue française.

.

.

.

Cafés, cabarets, galeries d’art, séjours à la plage,… la Belle Époque est-elle finalement avant tout belle pour la bourgeoisie ?

.

.

.

Oui, assurément. Mais évitons de fabriquer le contre-cliché selon lequel la Belle Epoque ne l’était que pour la classe dirigeante. La législation sociale est très en retard en France. La journée des huit heures de travail ne sera votée qu’en 1919. La France paysanne et la France ouvrière ne sont pas à la noce ! Mais si l’on compare le niveau de vie des travailleurs de ces années avec ce qui a précédé, il faut admettre un progrès dans leur existence : un emploi plus stable, une élévation des salaires, et, surtout, l’instruction publique. La méritocratie républicaine n’est pas encore une voie royale, n’en profite qu’une petite minorité, recrutée surtout chez les petits fonctionnaires, les gendarmes, les modestes serviteurs de l’Etat, mais l’école nourrit les espoirs. De plus, les travailleurs sont mieux encadrés et défendus que jadis, ils ont des syndicats (légaux depuis 1884), ils votent — au moins certains d’entre eux — pour le parti socialiste. Ce n’est plus l’horizon bouché de jadis.

.

.

.

Musique, peinture,  cinématographe,  sculpture,… l’époque est-elle surtout esthétiquement belle ?

.

.

.

Là-dessus pas de doute, je l’ai dit. Monet, Matisse, Cézanne, Ravel, Satie, Guimard, Méliès, Gide et la NRF, Apollinaire, Péguy, Claudel, Bergson, Proust bientôt… La France rayonne, attire, est imitée. On n’ose pas la comparaison avec aujourd’hui, ce serait écrasant !

.

.

.

Notre époque ressemble-t-elle sur certains points à la Belle Époque selon vous ?

.

.

.

Sur quelques points peut-être, mais, grosso modo, non ! L’Etat-providence et sa panoplie de protection sociale, la « fin des paysans », les progrès de la médecine et de la chirurgie (on mourait jeune en 1900 de la tuberculose ou vieux de la syphilis), l’espérance de vie sensiblement prolongée, la sortie de la religion catholique, l’accès aux études secondaires et supérieures, l’émancipation des femmes, la révolution numérique et tant d’autres facteurs ont profondément transformé la société française. Que cette société montre encore parmi ses membres des inégalités criantes, c’est indiscutable, mais elles n’ont rien de comparables avec celles de la Belle Epoque qui fut l’âge d’or des rentiers.

.
.
.
.

PARTAGER