« Les créatures que j’avais vues n’étaient pas des hommes, n’avaient jamais été des hommes. C’étaient des animaux – animaux humanisés – triomphe de la vivisection.«
Publié en 1896, le roman « L’Ile du Docteur Moreau » continue de fasciner les lecteurs. Le chef d’œuvre d’H.G. Wells traite de nombreux thèmes qui sont toujours d’actualité : les dérives de la science, les liens entre humains et animaux et la question de l’identité.
Le dessinateur Joël Legars et le scénariste Stéphane Tamaillon (avec également la coloriste Anna Conzatti) se sont lancés dans un exercice bien périlleux : Une nouvelle adaptation graphique de « L’Ile du Docteur Moreau ». Le premier tome a été publié l’année dernière – le second tome le sera au tout début de l’année 2023. Qu’ont-ils apporté à l’histoire narrée par le rescapé Edward Prendick ? Comment aborde-t-on une telle adaptation ?
Entretien-« vivisection ».
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Comment est née cette idée d’adaptation du classique de H.G. Wells ?
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Joël Legars : Eh bien, cette idée vient de loin! Il y a une quinzaine d’années, j’avais déjà eu le projet avec Marc Lizano de concevoir une adaptation du roman de Wells. Nous voulions en écrire le scénario et nous avions proposé au dessinateur Nicoby de le dessiner. Il a donc réalisé quelques pages et nous l’avons proposé à un éditeur qui a décliné, le roman n’étant pas encore tombé dans le domaine public. Nous n’avons pas été beaucoup plus loin dans nos démarches…
Un peu avant la période du confinement, l’éditrice qui me suivait sur mon album « L’écolier en bleu » (qui raconte une période de la vie du peintre Soutine, publié par Steinkis) nous a mis en relation Stéphane et moi. Nous avons échangé des idées et des envies et nous nous sommes retrouvés sur cette possibilité d’adaptation de « L’île du docteur Moreau ». Il connaissait parfaitement le récit puisqu’il avait traité du sujet dans un de ses romans jeunesse.
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Étiez-vous sensibles à sa morale ?
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Stéphane Tamaillon : La morale du livre s’inscrit dans la lignée d’œuvres comme « Frankenstein » (1818) de Mary Shelley et interroge la responsabilité de l’homme face à la nature, ou à sa propre nature. Pour les auteurs du XIXe ou du début du XXe siècle, elle revenait à poser la question : l’homme peut-il se substituer à Dieu ? En l’interprétant de manière plus laïque, il s’agit tout simplement d’éthique. Jusqu’où la science est-elle en droit d’aller ? Doit-on transgresser les lois établies par la nature ? Les OGM, le clonage et d’autres sujets contemporains nous renvoient à ce dilemme. Sensible aux questions environnementales et aux théories antispécistes, l’œuvre de Wells ne pouvait que me parler.
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Avez-vous voulu vous détacher du livre ?
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Stéphane Taimaillon : La particularité de la collection ex-libris (Delcourt), c’est d’adapter des classiques de la littérature avec fidélité et de leur offrir un second souffle susceptible de séduire un nouveau lectorat. Cependant, on ne pouvait pas l’adapter tel quel non plus. D’abord en raison du nombre limité, 46 pages, qu’offre un album standard, soit 92 pages pour les deux tomes. Ensuite, car le roman est traité entièrement du point de vue de Prendick. Même les dialogues sont subjectivés via ses réflexions intérieures. Le livre est également très descriptif. De plus, Wells a une tendance à la répétition ou à tuer le suspens qu’il a pourtant patiemment élaboré. Le scénario de la BD réinvente et fluidifie les scènes et les dialogues, conservant l’esprit plus que la lettre. J’ai parfois synthétisé deux moments distincts du récit en un seul pour des raisons de rythme, opéré quelques changements à la marge… Toutefois, le but était de rester le plus possible fidèle à l’œuvre originale. Heureusement, la bande dessinée est un art séquentiel qui utilise à merveille l’ellipse dans le découpage. Le talent de dessinateur de Joël permet souvent de traduire en quelques cases muettes quinze pages de description du roman.
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Vous travaillez surtout dans la bande dessinée jeunesse. « L’île du Docteur Moreau » est-elle une aventure qui vous a sorti des sentiers battus ?
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Joël Legars : j’ai beaucoup travaillé en tant qu’illustrateur jeunesse et à un moment donné j’ai voulu aborder d’autres univers, plus adultes, par envie et par goût, je l’ai ressenti comme une nécessité et cela s’est fait parallèlement avec une évolution de mon trait, plus charbonneux et moins lisse qu’auparavant, qui servait mieux les nouveaux thèmes que je voulais aborder. Ce qui ne veut pas dire que je ne vais plus travailler pour la jeunesse, évidemment.
Graphiquement, j’ai donc abordé ce tournant avec L’écolier en bleu et l’adaptation de L’île du docteur Moreau a confirmé cette évolution. Quant au registre abordé, effectivement, c’était tout à fait nouveau pour moi, je n’avais jamais abordé ce type de récit d’aventure aux frontières de l’horrifique et du fantastique. Mais, j’y suis entré finalement sans trop d’obstacles parce que le scénario de Stéphane possède des qualités d’évocation, de fluidité et de concision qui m’ont bien aidées. :
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Le livre suggère beaucoup notamment la vivisection et le caractère hybride des créatures. Comment avez-vous imaginé l’illustration des « enfants » du docteur Moreau ?
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Joël Legars : J’ai cherché davantage à suggérer l’insolite plutôt qu’a concevoir une construction « réaliste » d’un mixte humain/animal. Certains monstres ont d’ailleurs un côté amusant, d’autres évoquent plutôt la brutalité et sont franchement repoussants.
Je me suis laissé guider par l’esprit du récit, par le côté absurde et délirant du docteur Moreau.
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Avec sa jungle tourmentée et ses falaises abruptes, l’île est-elle elle aussi une menace ?
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Stéphane Tamaillon : C’est une idée déjà présente dans le roman. Wells la décrit comme une prison naturelle, un lieu inconnu des cartes au large duquel ne passe que très rarement un bateau. Ce sentiment d’isolement, de solitude devient de plus en plus pesant pour Prendick. L’île et ses habitants symbolisent un danger permanent. Là encore, Wells dénonce la fragilité de la civilisation face à la puissance de la nature. Une nature que même la science sûre d’elle et arrogante que représente Moreau ne peut contenir.
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Comment avez-vous imaginé Montgomery et le docteur Moreau ? Les vouliez-vous plus proches de notre époque ?
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Stéphane Tamaillon : Il s’agit de l’adaptation d’un texte écrit à la toute fin du XIX siècle. Le roman était déjà très moderne pour son époque. Nous ne souhaitions pas en trahir le propos ou risquer l’anachronisme. C’est plutôt dans la narration ou le traitement graphique que nous nous sommes efforcés d’injecter de la modernité dans le classicisme. Montgomery et Moreau sont donc plutôt fidèles à ce qu’ils sont dans le texte original. Wells a fait du bon boulot en créant ces deux personnages. Graphiquement, Joël a tenté de coller aux descriptions du livre, notamment avec Moreau, qui, on l’oublie, est grand et fort. Il a une présence et un charisme manifeste. Il en impose physiquement.
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Le Tome 2 aura-t-il un ton différent ?
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Joël Legars : Le personnage de Prendick s’enfonce dans l’horreur. Il perd le peu de candeur qu’il lui restait ainsi que ses repères d’homme « civilisé ». Oui, incontestablement cette seconde partie est plus noire, plus violente et plus métaphysique aussi. La sortie est prévue le 04 janvier prochain.
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