« L’Eternel retour », « La Belle et la Bête », « Orphée », « Le Bossu », « Fantomas », « Peau d’âne »,… Jean Marais, l’acteur, est devenu au fil des années une véritable icône du cinéma français. Présent à la fois dans des films poétiques (il est une figure indissociable de l’univers de Jean Cocteau) que dans des films populaires, il a su séduire tous les publics.
Infatigable artiste, Jean Marais était autant à l’aise sur les plateaux de cinéma que sur les planches. Décédé en 1998, il reste encore de nos jours une référence dans de nombreux domaines.
Entretien avec Christian Soleil, ancien proche de Jean Marais et auteur des livres « Jean Marais – La voix brisée » et « Jean Marais – Le dernier héros« .
Acteur, icône, metteur en scène, cascadeur, chanteur, peintre, sculpteur, potier, … Comment peut-on définir l’artiste Jean Marais selon vous ?
Il avait un besoin de s’exprimer par tous les moyens, comme beaucoup de personnes qui n’ont pas été bien entendues dans leur enfance. Un artiste protéiforme, en cela très proche de Cocteau fondamentalement. Je pense même qu’il a influencé Cocteau dans le domaine de la « poésie de dessin » comme disait le poète. Jean Marais s’est donc essayé à tout comme Cocteau, mais aussi comme nombre d’artistes qui multiplient les médias. Cela donne souvent une image négative en France, où il est parfois mal vu d’être chanteur et danseur : il faudrait choisir un domaine unique pour devenir expert. Je crois au contraire que la quête de la profondeur passe par le fait de « pousser toutes les portes ». D’autres artistes fonctionnent ainsi : Amanda Lear, connue surtout comme chanteuse, est aussi depuis les années 1960 actrice, comédienne, romancière, essayiste et surtout artiste peintre…
Connu dans sa jeunesse pour avoir une voix aigue, Jean Marais transforme au fil des années son timbre jusqu’à ce qu’il ait une « voix brisée ». A-t-il joué durant sa carrière de cette voix si particulière ?
C’est difficile à dire mais je crois que oui. C’était un séducteur. Il avait en cela gardé une âme d’enfant. Ce sont les enfants qui tentent de séduire les gens qui les impressionnent. A la base de la séduction, il y a la peur de l’autre. Je ne l’ai connu que dans les dernières années de sa vie mais il restait un séducteur né. Sa voix était l’un des éléments de sa séduction. Il en jouait, il cherchait à occuper la première place, même autour d’une table. S’il n’était pas le centre de l’attention, il dépérissait rapidement. C’était amusant : il avait un petit côté cabotin, comme un jeune acteur de 20 ans qui cherche à faire carrière.
« Je suis né deux fois, le 11 décembre 1913 et ce jour de 1937 quand j’ai rencontré Jean Cocteau » écrit Jean Marais. Comment les deux amants ont-ils su à la fois vivre et travailler ensemble ?
Ce fut difficile sur le plan personnel. Surtout pour Cocteau. Marais était jeune, fougueux, il développait de nombreuses relations. Jean Cocteau, dès l’âge de 50 ans, décida de vivre comme un saint laïc. Les lettres de Cocteau à Marais montrent les souffrances du poète face aux « infidélités » de Marais. Mais Cocteau n’était pas du genre à faire des crises de jalousie. Il avait décidé d’accepter la réalité qu’il ne pouvait de toute façon pas changer. Il transcendait son amour pour le jeune acteur dans les collaborations successives qu’il élaborait avec Jean Marais. Il écrivait pour lui des pièces de théâtre, imaginait des films pour le mettre en valeur. L’art de Cocteau, c’était de la souffrance transformée. Une forme d’alchimie, au fond. Jean Marais expliquait lui-même que quand Cocteau lui a proposé, alors qu’il n’était qu’un débutant, de jouer le rôle-titre d’une de ses pièces, le poète le prévint : « Vous me connaissez. On va dire partout que vous êtes mon ami. » Jean Marais répondit : « Mais j’en serai flatté, Maître. » Il n’aimait pas encore Cocteau. Mais la générosité répétée et constante du poète eut raison de ses réserves. L’homme qui fit tout pour lui et auquel il devait son succès et sa notoriété finit par imprimer sa trace dans son esprit : il finit par l’aimer, au-delà du désir.
C’est au cours de l’Occupation que Jean Marais devient un acteur remarqué. Malgré les risques, il frappe notamment le critique collaborationniste Alain Laubreaux le 12 juin 1941 suite à un terrible article. Jean Marais était-il une tête brulée ?
Jean Marais était un peu soupe au lait. Il pouvait s’énerver très vite, pour un rien. Mais cela passait rapidement. Ce pouvait être impressionnant. Je l’ai vu râler dans le bar d’un hôtel lyonnais parce qu’on ne lui apportait pas assez vite le cendrier demandé et laisser tomber sa cendre sur la moquette. C’étaient des agacements brutaux. Je pense qu’ils étaient rares. Le plus souvent il était un homme bienveillant. Il m’a signé une préface facilement pour un projet de livre sur Cocteau alors qu’il ne me connaissait pas. Il m’a rédigé des lettres à lire pour des inaugurations d’expositions sur Cocteau. Il était vraiment très généreux.
Accompagné de son fidèle chien Moulouk depuis 1940, Jean Marais combat auprès des Forces Françaises Libres. Que retenait-il de son expérience de soldat ?
Il m’en a très peu parlé, mais il évoquait souvent l’amitié avec ses collègues. Il avait reçu beaucoup d’amitié de leur part. Il faut dire que Coco Chanel lui envoyait des colis très généreux qu’il partageait avec ses amis. Il était donc très apprécié. Il était déjà célèbre et il disait qu’il n’avait pas ressenti de jalousie quant à ses « avantages ».
En 1946, Jean Marais incarne la bête pour Jean Cocteau dans le film « La Belle & la Bête ». Bien que masqué pendant une grande partie de l’histoire, est-ce une œuvre où le jeu de Jean Marais (la voix, les yeux, la posture) est particulièrement remarquable selon vous ?
Oui, c’est un des rôles qui reste le plus. Le film connait toujours un grand succès dans le monde. Je l’ai vu à Londres, à New York et même à Tokyo dans des cinémas. Le maquillage était une véritable transformation physique, avec les poils qu’il fallait lui coller sur le visage. C’était très dur et très long. Il en profitait pour opérer en lui une transformation intérieure. Il m’a même dit un jour que ce rôle l’avait transformé de manière définitive, qu’il l’avait rendu meilleur. N’est-ce pas le rôle de l’art et de la littérature que de nous transformer, nous, les spectateurs ? Et aussi, sans doute, les acteurs…
Après « Le Comte de Monte Cristo » (1954), Jean Marais retrouve les films à grand spectacle avec les réalisations du réalisateur d’André Hunebelle. « Le Bossu », « Le Capitan », « Le Capitaine Fracasse »,… Jean Marais est-il devenu l’icône inoubliable des films de cape et d’épée ?
Ce sont des rôles qui l’ont surtout rendu très populaire, qui ont contribué à lui donner l’image d’un homme authentique. Il était réputé pour faire lui-même les cascades, alors qu’il n’était surtout pas un grand sportif. Il prenait tous les risques, au prix de blessures, d’accidents, de fractures multiples. Plus tard, Belmondo fit de même. Il avait un côté « sport extrême ». Il m’avait expliqué qu’un jour, pour vérifier si Dieu le protégeait bien, il avait parcouru des dizaines de kilomètre à vitesse vertigineuse avec sa voiture sur des routes de montagne. S’il arrivait vivant, c’était que Dieu l’avait voulu. Les films de cape et d’épée, qu’il multiplia dans les années 1960, sont beaucoup passé à la télévision, qui a démocratisé un certain nombre de films qu’il fallait auparavant voir au cinéma. C’étaient des œuvres très populaires. Sans doute un peu datées aujourd’hui. Mais qui contribuèrent à son extrême notoriété.
Pour la trilogie « Fantomas », Jean Marais incarne à la fois le journaliste Fandor et le terrible bandit masqué, Fantomas. Etait-ce pour Jean Marais une épreuve de jouer à nouveau avec un masque ?
Je ne crois pas. Il était suffisamment connu pour ne pas prendre de risque à ce niveau. Le masque est comme le tutu : il met en valeur ce qu’il cache, paradoxalement. Ce que Jean Marais m’expliquait, c’est qu’il y avait une concurrence naturelle et un peu pénible entre De Funès, qui perçait à cette époque, et lui, dont la carrière commençait de s’effriter. Mais rien de très violent, des petites choses, des tensions sur le plateau. Disons que le tournage ne fut pas tout à fait tranquille.
« Andromaque » (1944), « Britannicus » (1954), « Bacchus » (1988),… Jean Marais préférait-il monter sur les planches que d’apparaître au cinéma ?
Comme je vous le disais, je l’ai connu dans les dix dernières années de sa vie, à partir de 1990 où j’étais surtout devenu très ami avec Edouard Dermit, le fils adoptif de Cocteau. C’est Edouard qui m’a introduit auprès de Jeannot. Jeannot a tout de suite été aimable, amical, chaleureux et il m’a donné toutes les informations que je lui demandais. Il avait le sentiment, je crois, d’avoir une dette à l’égard du poète. A cette époque, donc, il défendait devant moi l’idée que le théâtre, la présence physique qu’il suppose, constituait un art beaucoup plus complet que le cinéma. Il préférait fondamentalement les planches. Mais il savait tout ce que sa carrière devait au cinéma et je ne l’ai jamais entendu cracher dans la soupe, si j’ose dire.
Peintre, sculpteur (il réalise notamment le Passe muraille de Montmartre) et potier, Jean Marais donnait-il une grande part au rêve ?
Je crois qu’il fuyait un peu le réel et ses contraintes. Il avait eu une carrière brillante qui lui a permis de vivre comme un demi-dieu. Il vivait donc dans son monde, entre théâtre, cinéma (moins à la fin de sa vie) et son atelier de Vallauris où il créait dessins, peintures et poteries dans une douce solitude. Le théâtre l’a occupé jusqu’au bout. Il est mort en se préparant à jouer « La Tempête » de William Shakespeare. Auprès de Cocteau, il avait fait l’éponge et il savait donner des couleurs à la vie comme sur la toile.
Vous avez vous-même connu Jean Marais dans les années 90. Que retenez-vous de la personne ?
C’était un homme avenant, charmant même. Il parlait beaucoup de Cocteau sans paraître véritablement nostalgique. Il n’a jamais renoncé aux plaisirs de la vie. Il cherchait à séduire tout interlocuteur. Il y parvenait le plus souvent. Il pouvait repousser fortement les gens qui tentaient de profiter de lui. Il y en eut néanmoins : il n’était pas toujours exempt d’une forme de naïveté. Au fond, il est resté toute sa vie un grand enfant. C’était un artiste.