« Justine ou les malheurs de la vertu », « La philosophie dans le boudoir » ou encore « Les cent vingt journées de Sodome », voici des œuvres qui ont glacé le sang de plus d’un philosophe, effrayé plus d’un homme d’État tant la plume habile décrit des situations de violences sans nom; où la moindre pudeur n’avait plus sa place.
Depuis le XVIIIème siècle, le divin marquis est synonyme de scandales et conserve l’image d’un écrivain de scandales. Et malgré son entrée dans la prestigieuse collection La Pléiade en 1990, Sade reste pour beaucoup un paria. Faudrait-il en rire ? Faudrait-il partager ce rire avec Gustave Flaubert, grand admirateur du marquis ?
Dans son dernier livre « Le rire de Sade. Essai de sadothérapie joyeuse » (Éditions L’Harmattan- 2019), Marie-Paule Farina, professeur de philosophie, propose le remède 🙂 Le marquis de Sade n’a pas fini de faire parler de lui (pour le meilleur et pour le pire!). Entretien.
Les écrits du marquis de Sade sont-ils trop sérieusement lus selon vous ?
La personne de Sade tout comme son œuvre sont entourés depuis deux siècles d’un tel halo de scandale que tout un chacun réagit positivement ou négativement à la seule audition de son nom ou des prénoms de Justine et de Juliette. On aime ou on déteste Sade et, dans les deux cas, on est si sûr d’avoir raison qu’on éprouve une sorte d’antipathie préalable pour celui ou celle qui entreprendrait de jouer un peu avec lui et surtout qui entreprendrait de lire l’œuvre au plus près car lire cette œuvre “sérieusement”, comme vous dîtes, bien peu l’ont fait ou le font, à quoi bon, puisque l’on sait déjà ce que l’on doit en penser.
Alors, oui, bien au contraire, je dirais qu’il est temps de lire Sade et de le lire sérieusement ! Mais que lire de Sade ?
En limitant même notre propos à l’œuvre anonyme publiée par Sade : il y a deux Justine, l’une vertueuse, presque convenable, dirions-nous, écrite dans une langue métaphorique publiée en 1791, et l’autre, la nouvelle, écrite en 1797 “dans la langue de l’art”, nommant un chat, un chat et un cul, un cul, et suivie en 1800 de l’histoire de Juliette sa sœur qui, de manière explicite et cela dès son titre se donne pour finalité l’apologie du vice et du crime ! Alors de laquelle des deux parlons-nous quand nous parlons de Justine ?
Enfin, me dira-t-on peut-être, en quoi ce mélange de philosophie et de pornographie est-il “littéraire” et en quoi pourrait-il être comique ?
Doit-on rappeler que Sade, tout en faisant de son habit de philosophe son plus bel habit, s’est toujours défini comme homme de théâtre, bien sûr, mais surtout comme romancier et pour finir et lire “sérieusement” Sade peut-être est-il nécessaire de rappeler aussi que Sade est contemporain de Louis XV, Louis XVI, toute la Révolution, le Consulat, l’Empire et même Louis XVIII. Le Sade qui publie n’est plus le jeune marquis de Sade emprisonné par lettre de cachet des familles sous l’Ancien Régime pour ses “écarts” mais le citoyen Sade, sans titre, sans particule, sans femme, “plongé jusqu’au col” dans la Révolution et menant à Paris, à plus de 50 ans, avec son amie Constance, la vie “d’un curé dans son presbytère” jusqu’à ce qu’il soit arrêté, chez son éditeur, le manuscrit de Juliette à la main et enfermé à Charenton de manière totalement illégale jusqu’à sa mort 13 ans plus tard et cela, et sans que qui que ce soit se soit plaint de son comportement mais uniquement pour avoir écrit “un livre infâme”. Alors, peut-être peut-on comprendre que, pour survivre, Sade ait tenté de vivre tout cela en “farces” et développé un sens du burlesque que bien peu depuis Flaubert ont su percevoir.
Gustave Flaubert est-il le seul auteur à rire avec le marquis ? Les hommes s’abstiennent-ils de rire avec Sade à cause de sa satire du pouvoir masculin ? Sade avait-il prévu que l’on se moque de lui ?
Ah ! Rire de ou rire avec, la nuance est de taille, elle sépare l’ironiste conscient de l’effet qu’il va produire du pisse-froid comique à son insu et vous me demandez si Sade avait prévu qu’il serait vu par certains de cette manière ?
Fielding dans Tom Jones écrit : que l’on rit avec moi aux passages que j’ai écrit pour produire cet effet ou que l’on rit à d’autres où le rire n’était pas prévu, pourvu que l’on rit, je prends tout, un Sade de bonne humeur aurait peut-être dit la même chose mais de mauvaise humeur il vous aurait répondu ce qu’il écrivait à Vincennes à son valet et complice La Jeunesse : “je m’ennuie d’être si longtemps insulté par la canaille. Il est vrai que je fais comme les dogues, et quand je vois toute cette meute de roquets et de doguines aboyer après moi, je lève la jambe et je leur pisse sur le nez.”
En prison, pour le distraire de son désir de s’éclater la tête contre la muraille et le faire rire, la femme de Sade étant bien peu douée dans ce domaine, il a les lettres de deux auxiliaires : Milli Rousset, son amie provençale, et son valet La Jeunesse, dit Martin Quiros, le don Quichotte du pays d’Apt, auprès de qui il joue le rôle de Sancho Pança, une femme et un homme donc ayant une caractéristique en commun avec Sade : le sens de la plaisanterie, ce sens que bien peu ont reconnu à Sade et qui est pourtant sensible dans toute sa correspondance.
Des pisse-froid pleins de morgue et comiques à leur insu, il en a été entouré à Vincennes, il propose à sa femme, qui connait “son talent pour la contrefaction”, de la faire rire à l’occasion en les imitant, et son œuvre en est pleine, avec,en tête, leur maître à tous : Saint-Fond, persuadé que “la nature a placé les grands sur la terre comme les astres au firmament”, qui exige qu’on lui parle à la troisième personne même quand il bande et dont Juliette devait baiser les pieds après avoir eu l’insigne honneur d’avaler son foutre ; on les trouve aussi dans le roman philosophique “Aline et Valcour” sous les traits du grand inquisiteur, dans le théâtre, un Saint-Far fait pendant au Saint-Fond de l’œuvre anonyme, dans les contes à rire les parlementaires aixois avec à leur tête le président Fontanis sont de la même manière tournés en dérision. D’eux tous, effectivement ce sont les femmes qui rient quand elles sont à bonne distance d’eux et ne peuvent tomber en leur pouvoir, mais pas qu’elles, et si Flaubert et ses amis, Swinburne et ses amis, ont été les premiers écrivains (à ma connaissance) à rire en lisant à haute voix Justine et Juliette et à le faire en écartant toute présence féminine, je ne pense pas qu’aujourd’hui la situation se soit complétement renversée et qu’il n’y ait que des femmes à lire et à aimer Sade et le nombre, femmes et hommes réunis, à lire de manière burlesque les romans sadiens est plus que limité. Nietzsche disait que le premier jugement moral se faisait en terme de dégustabilité “ c’est à vomir”, combien trouvent encore aujourd’hui ce que dit Sade dégoûtant et plus impardonnable que tous les crimes de sang !
Le marquis de Sade ne s’adresserait-il alors qu’à des adultes qui seraient restés enfants et liraient à voix haute ses écrits pour mieux les comprendre ?
(Rires) Peut-être.
Sade n’écrit-il pas dans Les 120 journées en faisant le portrait du duc de Blangis que cet ogre aux proportions gigantesques, ce ou cette Barbe-bleue comme dit Sade, qui avait tué toutes ses femmes, était si lâche qu’un enfant résolu aurait pu le faire fuir à l’autre bout de la terre ? N’oublions jamais que Sade dans son Idée sur les romans définit d’emblée le roman comme “l’ouvrage fabuleux composé d’après les plus singulières aventures de la vie des hommes” et qu’il le fait naitre en Égypte, “le berceau de tous les cultes”… parce que les Dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui,… ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit de tout ce qu’ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux.”
Tout est fabuleux dans le roman sadien, rien n’est réaliste et celui qui tenterait de l’utiliser comme modèle pour ses pratiques érotiques devrait avoir la flexibilité d’un exceptionnel contorsionniste et un nombre d’accessoires et d’auxiliaires hors de portée d’une bourse moyenne et comme maître à penser inutile de compter sur lui, c’est un maître en sophismes. Le philosophe Clément Rosset aussi allergique que Sade à l’esprit de sérieux écrivait : « récit pour du beurre », « prêche pour rire », « c’est l’innocence propre » à l’écriture sadienne « d’être étrangère à toute cause », je le suis absolument sur ce point, prendre le roman sadien pour un manifeste est un contresens total.
Qui de Justine ou de Juliette pourrait rire de l’autre ? Et la sadothérapie dont vous parlez peut-elle se partager entre le bourreau et sa victime ?
Le moins que l’on puisse dire c’est que Justine, la vertueuse, n’est pas une femme qui rit beaucoup, par contre sa résistance est assez remarquable et il faudra à la fin une intervention divine pour réussir ce qu’aucun de ses bourreaux n’avait réussi : l’amener à quitter la scène pour permettre à Juliette, sa sœur, de triompher mais dès le départ Juliette l’avait prévenue : avec des principes comme les siens il fallait s’attendre à mourir, seule, à l’hôpital ou en prison, dès le départ, elle avait tenté mais en vain d’enseigner à sa jeune sœur la seule manière possible de transformer tous les malheurs et les obstacles de l’existence en plaisirs : “-Tiens, lui dit-elle, en se jetant sur un lit aux yeux de sa sœur, et se troussant jusqu’au dessus du nombril, voilà comme je fais, Justine, quand j’ai du chagrin : je me branle, je décharge et cela me console.” Que disait d’autre Diogène le cynique se masturbant sur la place publique d’Athènes : “s’il suffisait de se masser ainsi le ventre pour ne plus avoir faim.”
Non, la sadothérapie n’est pratiquée que par les victimes qui, grâce à elle, peuvent parvenir à un stoïcisme heureux privant les bourreaux de leur plaisir essentiel terrifier leurs victimes et les mettre à genoux. Savoir transformer tous les bourreaux en ogres carnavalesques n’étant plus susceptibles d’effrayer qui que ce soit, c’est cela le grand art sadien. Mais ces ogres, parfois Sade s’amuse à leur mettre entre les mains un de ses livres, ainsi le bourreau le plus atroce de Justine (qui ne se trouve pas dans la Justine de 1791 mais seulement dans celle de 1797), l’abbé secrétaire de l’évêque de Grenoble, lit La philosophie dans le boudoir au moment où l’on introduit Justine auprès de lui. Ne disait-on pas dans les milieux royalistes que Robespierre s’échauffait la tête à la lecture de Justine avant chaque exécution ? Clin d’oeil sadien ne correspondant à aucune réalité, Robespierre exécutait mais était beaucoup trop “vertueux” pour ne pas être choqué par Justine. Hannah Arendt raconte que s’ennuyant dans sa cellule pendant son procès Eichman avait demandé au jeune militaire qui le gardait de lui prêter le livre qu’il lisait et c’est ainsi que nous connaissons la réaction d’un Eichman à la lecture de quelques pages du Lolita de Nabokov : roman malsain, très malsain, que n’aurait-il dit à la lecture de Justine !
Peut-on également s’émouvoir en lisant Sade ?
Le théâtre de Sade comme tout le théâtre de son époque a cette fonction mais les torrents de larmes versés au théâtre sur le sort affreux de l’innocence et de la vertu ont pour Sade une vertu toute cathartique : je vais au théâtre ou à la lecture de romans traiter toutes mes velleités de pitié pour le sort des infortunés et pouvoir ainsi supporter leur présence et leurs souffrances réelles sans avoir à leur apporter un quelconque secours et sans éprouver pour eux une once de compassion.
Après avoir expérimenté toutes les figures du vice, peut-être par lassitude, peut-être par quelque étrange retour de vertu, Juliette une nuit est surprise d’éprouver le désir d’effectuer quelque action vertueuse. Qui sait ? Après avoir lu Sade, peut-être serons nous parvenus à nous débarrasser de tous nos désirs un tant soit peu maléfiques pour retrouver toute notre compassion pour les êtres qui nous entourent ?
Mais si l’on veut s’émouvoir avec Sade il faut avoir assez d’imagination pour penser à ce qu’a été la vie de cet homme condamné sous tous les régimes à l’enfermement dans des forteresses ou des asiles où il a cohabité avec les hommes les plus exclus et les plus souffrants de son temps et qui, par ses écrits, a réussi à faire peur aux plus grands bourreaux de la terre. Sade est un homme dont la vie, le courage et la gentillesse, oui, la gentillesse, m’émeuvent profondément.
Avec “Salo ou les 120 journées de Sodome” (1975) Pier Paolo Pasolini a-t-il été jugé, à tort, trop sombre, selon vous ?
Personnellement je n’ai pas peur des mots et je sais d’emblée que “le mot chien ne mord pas”, par contre entendre un chien aboyer et montrer ses dents à l’écran m’angoisse presqu’autant qu’avoir un chien à mes trousses c’est ce qui fait que même en me répétant : “c’est un film, c’est un film” Salo m’a mise profondément mal à l’aise, je ne reprendrai pourtant pas complétement le jugement de Roland Barthes dénonçant “la grossière analogie” effectuée par Pasolini entre fascisme et sadisme car ce qu’il met en scène c’est ce qu’il nomme lui-même “le dernier acte grotesque du fascisme italien” et en cela il a, me semble-t-il, parfaitement compris ce que Sade lui-même mettait en scène dans ce château de Silling : tous les acteurs -un duc, un financier, un évêque, un juge- d’un Ancien régime finissant et cherchant, pour tenter de survivre, à se nourrir de tous les sucs produits par les corps tombés en leur pouvoir.
Salo est effectivement très sombre après le Décaméron, par exemple qui voyait la sexualité comme quelque chose de beau et de joyeux mais les 120 journées aussi contrairement à Justine ou Juliette sont très sombres et c’est peut-être pour cela que, contrairement aux autres manuscrits perdus, celui-là Sade ne l’a pas réécrit pendant la Révolution, comme si ce manuscrit était pour lui lié à un régime mort, il continuera pourtant et ce, jusqu’à sa mort, à dénoncer de manière burlesque et joyeuse les pouvoirs en place car s’il y a quelque chose de commun entre Pasolini et Sade c’est leur côté hérétique sous tous les régimes même si ils ne les mettent pas tous dans le même sac. Sade dénonce dans ses romans “les philosophes scélérats” et les abus de la Révolution mais il est philosophe et sait que sans la Révolution il serait jusqu’à la mort resté à la Bastille ou à Charenton, de même Pasolini, toujours de gauche, ne croit plus à la fin de sa vie ni aux lendemains qui chantent, ni à un anticonformisme de façade devenu un nouveau conformisme, sa critique si “scandaleuse” des cheveux longs dans les années 70 en témoigne et deux jours avant sa mort (le 2 novembre 1975) il intervenait devant les jeunes du parti radical en les invitant à être simplement toujours eux-mêmes “à prétendre, à vouloir, à vous identifier avec ce qui est autre ; à scandaliser, à blasphémer”.
Il y a chez Pasolini comme chez Sade une part toujours hérétique, une part de solitude assumée toujours effectivement plus joyeuse chez Sade que chez Pasolini, question d’époque peut-être.
Pour en savoir plus :
« Le rire de Sade – Essai de sadothérapie joyeuse » – Éditions L’Harmattan 2019 https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=62765
« Sade et ses femmes, Correspondance et Journal » – Éditions François Bourin 2016 https://www.amazon.fr/Sade-ses-femmes-Marie-Paule-Farina/dp/B01D9NW57A
« Comprendre Sade » Éditions Maxmilo 2012