Le 26 avril 1986, l’augmentation folle de la puissance du réacteur n° 4 de la centrale nucléaire Lénine de Tchernobyl (actuelle Ukraine) provoque un accident nucléaire jamais enregistré. Pour l’ensemble de l’Humanité, il y a un avant et après Tchernobyl.

La zone des villes de Tchernobyl et de Pipriat fut totalement évacuée quelques jours seulement après l’accident. Pendant des années, les autorités soviétiques ont tenté de minimiser l’impact de la catastrophe. Encore de nos jours, le nombre de pertes humaines reste incertain. Ce gigantesque nuage nucléaire venimeux a fait trois fois le tour du monde et ses retombées ont touché non seulement l’Ukraine et la Biélorussie mais aussi une grande partie de l’Europe. Près de huit millions de personnes vivent toujours dans des territoires contaminés.

En 2019, la catastrophe a refait surface : l’énorme succès de la mini-série HBO « Chernobyl » a en effet ravivé les débats et l’intérêt. Le « tourisme nucléaire » est même en vogue sur les lieux dévastés et pourtant toujours aussi dangereux   

Entretien avec Galia Ackerman, essayiste, historienne spécialiste du monde russe et de la catastrophe de Tchernobyl, auteur de « Traverser Tchernobyl » (Premier Parallèle, 2016), pour en savoir plus sur ce « Pompéi soviétique ».

 

 

 

Après toutes vos enquêtes, pensez-vous qu’une telle catastrophe aurait pu être évitée ?

 

 

Dans la série HBO « Chernobyl », le professeur Valeri Legassov explique toutes les étapes de la catastrophe et on peut au final penser que si l’ingénieur-en-chef Anatoli Diatlov n’avait pas insisté pour continuer l’expérience programmée, malgré les consignes de sécurité, la catastrophe ne se serait pas produite. Mais en fait, il y a encore, à ce jour, des débats sur lesDIATLOV vraies raisons de cette catastrophe. Un phénomène physique s’est produit mais rien n’est encore clair. Un physicien nucléaire vient de publier un article sur le sujet. Il explique qu’il a calculé la quantité d’oxygène et d’hydrogène qui se trouvaient dans le réacteur. Cette quantité était des centaines de fois moins importante que celle qui a provoqué l’explosion.

De plus, il ne faut pas oublier que le couvercle du réacteur, Elena, pesant 2500 tonnes, a sauté comme un bouchon de champagne et est retombé à la verticale. Le physicien nucléaire dit que mathématiquement tout cela est impossible.

L’expérience réalisée par l’équipe sous la direction de Diatlov ou encore la conception défaillante du réacteur sont certes des facteurs de l’explosion. Mais j’ai parlé avec un physicien de l’Institut Kourtchatov qui m’a raconté qu’il y avait des processus dans ce réacteur qu’on n’arrive pas à reconstituer. Par exemple, la présence de certains isotopes est inexplicable.

Le réacteur était en fin de cycle, il devait être arrêté pour la maintenance. Peut-être que sans  cette expérience, en effet, il n’y aurait pas eu de catastrophe. Mais nous ne le saurons jamais.

 

 

 

Vous avez pu interroger des anciens habitants des villes de Tchernobyl et de Pipriat. Y’a-t-il chez eux une nostalgie de l’époque avant la catastrophe ?

 

 

 

Pour les habitants de Pripiat c’est très clair. Car il s’agissait d’une ville moderne destinée à ceux qui travaillaient à la centrale et à ceux qui continuaient à la construire. Il ne faut pas oublier que Tchernobyl devait devenir la plus grande centrale du monde avec 12 réacteurs. 4 étaient déjà construits, le 5 et le 6 étaient en cours de construction- On peut les voir encore de nos jours inachevés.

Pripiat avait une planification très soviétique avec des immeubles confortables, des rues larges, beaucoup de végétation et proche de la rivière, la Pripiat- celle qui a donné le nom à la ville. Le territoire était plein de forêts et la zone avait le plus grand taux de natalité de l’URSS. Il y avait environ 1 000 naissances par un an pour une population de près de 50 000 habitants. Les conditions de logement étaient bonnes et il y avait des restaurants, le palais de la culture, une piscine et un cinéma. L’approvisionnement alimentaire et commercial était jugé bon par rapport à d’autres villes. Pripiat représentait un certain rêve soviétique.

Encore aujourd’hui, il existe une communauté d’habitants de Pripiat qui continue d’échanger des objets et des souvenirs malgré les distances. Je connais d’ailleurs un guide, Sacha Sirota, qui est originaire de Pripiat, évacué à l’âge de 10 ans, il continue de montrer aux touristes sa ville natale. D’une certaine manière, Sacha a consacré sa vie à Pripiat.

Pour la ville de Tchernobyl, la vie était plus ordinaire. Il n’y avait pas de réel attachement par rapport à Pripiat. Tchernobyl était une ville millénaire et avec l’évacuation de la population, des fouilles archéologiques ont pu se réaliser. On a appris qu’il s’agissait d’une ancienne forteresse à l’époque de la Rus’ de Kiev. Au fil des siècles, c’est devenu un foyer pour les Juifs mais aussi pour des orthodoxes vieux-croyants. D’ailleurs, parmi les sectes juives les plus strictes émigrées aux Etats-Unis certaines sont originaires de Tchernobyl.

Comme un grand nombre de territoires ukrainiens, Tchernobyl a connu les pogroms, la famine, les purges staliniennes, l’occupation allemande et l’extermination des juifs.

 

 

PRYPIAT

 

 

 

Des centaines de milliers d’hommes se sont mobilisés pour Tchernobyl que ce soit des soldats, des scientifiques, des mineurs, des civils… Quel a été le moteur de leur engagement ?

 

 

 

La réponse est complexe. Entre 1985 et 1991, un million de personnes ont participé de près ou de loin aux travaux de liquidation. Une petite partie seulement a participé aux travaux les plus dangereux comme le nettoyage du graphite radioactif à proximité du réacteur numéro 4, LIQUIDATEURSexplosé. Ces gens, on les appelait des « robots biologiques » : de vrais robots ne pouvaient supporter un niveau de radiation extrêmement élevé. La série américaine le raconte bien.

J’ai enregistré beaucoup de témoignages. Les soldats n’avaient pas le choix. Ils ne pouvaient discuter les ordres. Pour les civils, 30 ministères (nationaux et de républiques soviétiques) ont participé à la liquidation. Chacun a envoyé leurs propres spécialistes. Pour la plupart, ils n’étaient pas des volontaires. Certains l’étaient, comme ces habitants de Kiev qui sentaient que leur devoir était de protéger leur famille. Pour d’autres, c’était aussi une question de carrière. On pouvait refuser d’y aller mais en Union soviétique, il y avait un carnet de travail qui enregistrait tout changement professionnel. Un refus pouvait entraîner un licenciement. Un membre du parti aurait pu avoir un blâme.

Je crois que certains ont refusé d’y aller mais pour la plupart, les gens ont dû accepter. De plus, on promettait un séjour de courte durée. Le discours s’apparentait à celui de la guerre. « L’atome nous a déclaré la guerre et il faut à présent défendre la patrie et l’Humanité ».

 

 

 

Lorsqu’on vous lit, on sent que Tchernobyl est aussi une histoire personnelle. Car même si vous n’avez jamais été dans la zone avant la catastrophe, vous avez un fort attachement à ce passé cristallisé et menaçant. Tchernobyl parle-t-il mieux aux anciens citoyens soviétiques ?  

 

 

 

Cela parle à tout le monde mais pour des raisons différentes. Pour les anciens soviétiques, c’est une occasion de visiter un passé récent mais perdu. Les lieux sont uniques au monde car si beaucoup de villes et villages ont gardé leur aspect d’avant la fin de la chute de l’URSS, il y a tout de même de nouvelles constructions qui ont changé le paysage. Avec Pripiat, figée dans son passé, comme un Pompéi soviétique, on peut tout de même imaginer la vie à l’époque. Je ne suis bien entendu pas nostalgique de la vie soviétique mais avec Pripiat et Tchernobyl, nous pouvons revisiter ce passé.

Dans la zone interdite, il y a un autre objet extraordinaire : l’ancien radar de 900 mètres de long et de 150 mètres de haut destiné à détecter d’éventuels missiles lancés pTCHERNOBYLar les Etats-Unis. Sa forme est elle-même intéressante. Une géométrie extravagante. Ce lieu s’appelait Tchernobyl 2. C’était une garnison militaire avec ces immeubles de 5 étages, son jardin d’enfant, ses magasins, son école, le terrain d’entraînement pour les soldats et le bâtiment de commande. Quand j’y suis allé, ce fut la première fois que je visitais une base militaire soviétique. On peut y voir encore des slogans inscrits sur les murs, les commerces avec leur enseigne. Ce lieu interdit et toujours fortement contaminé est aussi une visite dans le passé.

Pour ceux qui n’ont pas connu cette époque, la vision est différente. Mais j’ai fait une fois une excursion avec un groupe de jeunes russes et ukrainiens. Chacun avait payé 50$ pour cette visite – ce qui n’était pas négligeable pour eux. Tous étaient équipés de compteurs et étaient excités dès que leur machine se mettait à striduler. Le danger leur plaisait. Ils marchaient sur les routes et s’amusaient à faire quelques pas sur l’herbe, pour voir le compteur s’affoler.

Mais ce qui les a surtout impressionnés, c’étaient les vestiges de cette ville modèle soviétique. Le guide, Sacha, leur montrait les différents lieux de vie et rappelait que la piscine était gratuite, que la salle des sports était gratuite, que le palais des pionniers proposait des cours gratuits, ou que la discothèque proposait des boissons offertes ou peu chères. Les jeunes étaient presque envieux de ce passé. Lors du retour vers Kiev, dans le car, le guide passait le micro aux jeunes et ceux-ci racontaient qu’ils avaient été étonnés par ce passé soviétique.

 

 

Que penser du tourisme à Tchernobyl ?

 

 

Au fil des ans, la ville de Tchernobyl se muséifie avec l’installation de musées, de monuments, d’engins militaires avec des couleurs vives comme s’il s’agissait d’un jardin d’enfants. A présent, il y a même des excursions de plusieurs jours pour des touristes aux passions morbides. Certains guides sauvages, qui évitent les contrôles de police, proposent même de passer la nuit sur un toit d’un immeuble de Pipriat ou de monter sur le radar toujours contaminé. D’autres ont sauté en parachute depuis le haut du radar. Tout cela est strictement interdit. La forêt est toujours aussi dangereuse avec le césium. Pour ces guides sauvages, la zone de Tchernobyl reste un lieu mystérieux et fascinant.

Certains touristes qui ont déjà tout vu recherchent des lieux uniques au monde. Un couple d’Australiens a même célébré son mariage à Tchernobyl. Pour moi, c’est démentiel.

 

 

TCHERNOBYL TOURISM 2

 

 

Vous avez interrogé Mikhaïl Gortbachev. Comment a-t-il vécu l’événement ? La catastrophe est-elle une marque indélébile de son pouvoir ?

 

 

Mon interview s’est déroulée 20 ans après les faits. J’ai l’impression qu’il y avait des choses qu’il avait oubliées. Beaucoup d’événements se sont produits depuis pour lui…

Gorbatchev est convaincu que la raison de la catastrophe est due à un tremblement de terre. En effet, il y a eu une petite secousse au moment de l’explosion. Mais en était-elle la cause ou la conséquence ?

Pour lui, la catastrophe fut surtout une grande secousse et cela l’a éveillé à la grande problématique écologique et à la glasnot (politique en faveur de plus de transparence et liberté d’expression en URSS). Les premiers mouvements de contestations étaient d’ailleurs liés à la catastrophe de Tchernobyl. Des liquidateurs maltraités se sont par exemple plaints de leurs problèmes.

 

 

La vie continue-t-elle dans la zone de Tchernobyl ?

 

 

Aujourd’hui, il reste une centaine d’habitants dans la zone. Beaucoup qui sont revenus dans la zone interdite sont âgés. Il y a également 10 000 personnes qui y travaillent et y vivent par intermittence. Il s’agit notamment de forestiers. 80% de la zone est boisée et il faut maintenir la forêt en bonne état car chaque incendie dégage de la toxicité. Mal payés, certains forestiers tentent d’exploiter la zone forestière moins contaminée. Des arbres sont abattus 15840938_1817330135200392_636086766_net exportés. Quelques-uns cultivent des roses pour les vendre alors que c’est interdit… Il y a aussi des électriciens qui entretiennent le réseau électrique de la zone. 3 000 personnes continuent de travailler dans la centrale, alors qu’elle est arrêtée. Le combustible est toujours dans des bassins d’eau. C’est un simulacre de fonctionnement mais il y a toujours du travail. Il y a également des policiers, des scientifiques, un service médical, ceux qui travaillent dans des hôtels et des cantines, une équipe de propreté ou encore un service écologique qui étudie la zone.

Comme on ne peut cultiver, tout le monde mange à la cantine. Il y a des commerces, des hôtels, des musées… Et la plupart de ces travailleurs aiment la zone. De plus, ce travail par intermittence leur permet à avoir plus de temps libre.

 

 

 

Que peut-on encore découvrir de Tchernobyl ?

 

 

Les catastrophes industrielles restent mystérieuses. Ce sont des conjonctures uniques. Il reste difficile de prévoir les catastrophes et de les expliquer. Tout n’est pas encore clair sur le cas de Fukushima, par exemple.

Scientifiquement, nous ne pourrons jamais connaître la vérité sur les raisons de la catastrophe. Les récits divergent car la mémoire humaine est défaillante et de plus, il y a des oublis inconscients. On liquide certaines choses délibérément de sa propre mémoire.

Le traumatisme a été énorme car personne n’a pu prévoir la catastrophe. Dans la série, Diatlov est montré comme le grand méchant loup alors qu’au dernier épisode, il est rappelé que la catastrophe fut toujours perçue comme impossible. Les 6 personnes qui ont été jugés comme responsables de la catastrophe furent souvent perçus comme des aiguilleurs – les derniers responsables du déraillement du train.

L’académicien Sakharov et son épouse se sont battus pour que Diatlov, gravement irradié pendant l’accident, sorte de prison trois ans et demi après son incarcération. Car ceux qui ont été jugés étaient eux aussi victimes de cette « insolence scientifique ».

 

 

Pensez-vous qu’il y aura une fin heureuse pour Tchernobyl et Pripiat ?

 

 

Pour une partie de ce territoire, oui. La ville de Tchernobyl qui est à 17 kilomètres de la centrale est finalement moins touchée. L’air est devenu pratiquement normal. Certaines personnes se baignent même dans la rivière du Pripiat – ce que personnellement je ne ferais pas à cause de la vase toujours contaminée.

La ville de Tchernobyl pourrait être repeuplée. Pour ce qui est de la centrale, il faut extraire le combustible et l’enfouir ce qui est extrêmement cher. Vers 2064, il est prévu que la centrale ne sera plus un danger pour le reste du monde. Mais les engins de liquidation et autres matières contaminées enfouis dans un millier de décharges dans le périmètre de dix kilomètres autour de la centrale rendent cet espace inhabitable.

Le cas de la ville de Pripiat est spécial. Située tout près du lieu de l’explosion, elle a été contaminée au plutonium et restera dangereuse pendant des centaines de milliers d’années. Lors des visites à Pripiat, il faudra toujours respecter un minimum de prudence. Il ne faut pas boire, manger ou fumer. Il ne faut pas visiter les immeubles pleins de poussières car il y a une forte concentration de particules de plutonium. Si vous ingérez une particule chaude, elle va se loger dans vos poumons, irradier votre organisme de l’intérieur et vous aurez très probablement un cancer.

 

HIT THE ROAD

 

Pour en savoir plus :

Les livres de Galia Ackerman sur la catastrophe de Tchernobyl :

Traverser Tchernobyl – Editions Premier Parallèle 2016

https://www.amazon.fr/Traverser-Tchernobyl-Galia-Ackerman/dp/B019F1OVJU

Tchernobyl : Retour sur un désastre- Editions Gallimard 2006

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-documents/Tchernobyl-retour-sur-un-desastre

https://www.amazon.fr/Tchernobyl-retour-d%C3%A9sastre-Galia-Ackerman/dp/2283020948

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