En 1977, la NASA envoya à bord de deux sondes spatiales Voyager un disque, le Voyager Golden Record. Véritable cadeau terrestre à d’éventuels extraterrestres, il fournit notamment une sélection musicale issue de différentes cultures et époques, d’une durée de 90 minutes. Indubitablement, la musique fait partie intégrante de nos vies et constitue une belle carte d’identité de toutes nos sociétés et civilisations.
La musicologie est la science de la théorie, de l’esthétique et de l’histoire de la musique. Vaste programme tant que le champ est infini. Le disque se raye, l’instrument s’use mais, quant à elle, la musique demeure.
Ludovic Florin, Maître de conférences de musicologie à l’Université de Toulouse II Jean Jaurès, chroniqueur à Jazz Magazine et ImproJazz, et membre de l’Académie du Jazz, nous en dit plus sur ces rythmes de nos vies.
Que révèle la musique de notre époque, de nos états d’esprit ?
Il m’est difficile d’évoquer « la » musique, d’une manière globale. Pour ce qui concerne les musiques issues du champ jazzistique, sur lesquelles je me concentre en particulier, il me semble que la question du médium est fondamentale. Les moyens de communication contemporains ont changé la façon même de concevoir la musique. Je m’appuie ici sur la théorie des médias de Marshall McLuhan. En très raccourci, le médium par lequel nous parviennent les informations conditionne notre cognition. Dans le domaine des arts, cela a de ce fait des conséquences sur l’imaginaire, sur la façon de créer. Tous les observateurs conviennent que l’outil informatique est en train de changer de manière très brusque notre rapport au monde. Dans le champ jazzistique, cela se manifeste par une attitude décomplexée vis-à-vis des références, toutes les musiques étant accessibles en un clic. De nombreux musiciens s’abreuvent à des sources extrêmement nombreuses et variées, ce qui a pour conséquence l’apparition de musiques d’un très haut éclectisme. L’éclectisme n’est pas du tout le propre de notre époque. En revanche, l’intensité d’une telle approche devenue norme, en somme, m’apparaît comme représentative de notre pratique musicale contemporaine. Pour le meilleur et pour le pire, selon les goûts de chacun. Pour prendre un exemple très récent, je suis assez enthousiasmé par le dernier album du trompettiste Ambrose Akinmusire, Origami Harvest, par exemple, qui parvient à un équilibre convaincant entre un trio trompette/piano/batterie, quatuor à cordes et rappeur.
La musique étant l’art du temps, c’est bien évidemment sur ce point que les musiciens du champ jazzistique apparaissent comme des révélateurs de l’esprit du temps. Prenons par exemple le batteur Sylvain Darrifourcq. Le dernier album de son trio In Love With, avec Théo et Valentin Ceccaldi (violon et violoncelle) s’intitule Coïtus Interruptus. La musique consiste en une longue suite ininterrompue de fragments musicaux de styles différents, incessamment répétées, dans un ordre toujours changeant, de durées chaque fois différentes. Se trouve ici exprimé, à mon sens, à la fois le flux permanent d’informations hétérogènes, chacune formant des couches temporelles qui se télescopent, se croisent, et la possible frustration générée de la sorte, le titre du disque exprimant parfaitement le sentiment ressenti, ceci caractérisant notre contemporanéité.
Un autre aspect m’apparaît important : le très haut degré de technicité des musiciens actuels. Pour l’exprimer simplement, le niveau mondial moyen technique a très fortement grimpé depuis le début du XXIe siècle, cela pour au moins trois raisons : l’efficacité toujours plus accrue de l’enseignement, l’accès à l’information, la concurrence mondiale. Il s’agit de « supermusicians », selon le mot de Roscoe Mitchell, qui non seulement possèdent une palette stylistique très large (classique, jazz, musiques du monde, musiques dites actuelles, électronique, etc.) et sont autant interprète, improvisateur que compositeur. Quelques noms ? Kris Davis, Craig Taborn, Marcus Gilmore, Brad Mehldau, Sylvaine Hélary, Antonin-Tri Houang, etc.
Un certain nombre d’intellectuels pensent que le monde de demain n’ira dans le bon sens qu’à la condition que les femmes accèdent aux plus hautes fonctions. Si les artistes ont, comme on le dit souvent, la faculté d’anticiper, d’exprimer les grandes orientations en cours, alors le champ jazzistique est l’indicateur d’une bonne nouvelle à venir : les femmes y sont toujours plus nombreuses : Jamie Baum, Eve Risser, Anna Webber, Mary Halvorson, Mette Rasmussen, Susie Ibarra, Lotte Anker, etc.
La musique classique peut-elle toujours innover selon vous ?
Par « musique classique », vous entendez sans doute la musique savante occidentale de tradition écrite. Il suffit de citer les travaux menés à l’IRCAM pour s’en convaincre. Il n’est pas certain que leur réception parviennent dans un premier temps à dépasser le cercle des amateurs éclairés, initiés, mais ces recherches sont bien évidemment nécessaires parce qu’elles infusent d’une manière ou d’une autre dans la société et finissent par engendrer du nouveau ou, a minima, un sentiment de nouveau.
En quoi les mathématiques peuvent-elles nous faire comprendre la musique ?
Il y a plusieurs réponses possibles. Il existe des méthodes d’analyse fondées sur les mathématiques qui permettent de percevoir des dimensions autrement insoupçonnées de la musique, comme des associations de hauteurs, des rapports de proportion, etc. Il existe toute une littérature sur le sujet. Au Moyen-Âge d’ailleurs, la musique appartenait au quadrivium, au côté de la géométrie, de l’arithmétique et de l’astronomie. Par ailleurs, les mathématiciens éprouvent de véritables sentiments esthétiques lors de résolution de certaines équations. La musique étant un langage sans mot, qui n’exprime donc pas de sens précis, mathématiques et musique se rejoignent autour d’une beauté ressentie à partir d’une certaine forme d’abstraction de construction logique. Certes, l’analyse musicale parvient toujours à ce point où elle ne peut expliquer tel choix effectué par le musicien, surtout s’il s’agit d’une improvisation. En revanche l’élégance de la formulation, l’efficacité du résultat sont bien des points communs, entre autres, entre mathématiques et musique. Pour revenir à votre question, il me semble que pour certains aspects, être mathématicien peut aider accéder une pénétration plus profonde de la musique.
L’improvisation musicale est-elle une sorte de récréation ou un art délicat ?
Vieux débat : l’improvisation, par essence éphémère et contingentée aux aléas de l’instant, serait superficielle parce qu’incapable d’atteindre à la cohérence des œuvres abouties ; la composition, pourtant issue de l’improvisation, permettrait, elle, d’atteindre à la beauté parce que, dans le cas des grandes œuvres, le moindre de ses aspects a été pesé par son concepteur, créant un monde en soi, cohérent et infiniment riche. Plutôt que de revenir sur cette opposition, je préfèrerais mettre en avant une qualité fondamentale de l’improvisation, absente lors de l’exécution d’une musique que nous savons composée. Lorsque nous écoutons en concert (ceci est important) un improvisateur, nous vivons un temps partagé d’un type particulier ; en tant qu’auditeurs nous devenons, nous sommes alors des co-performeurs. Pour le musicien, notre présence influe sur la création en cours (par notre silence plus ou moins profond, par notre nombre, par notre proximité ou éloignement, etc.) ; quant à l’auditeur, il lui semble expérimenter une sorte d’empathie à l’encontre du performeur, une compréhension de l’effort requis pour créer la musique. Pour citer le pianiste de jazz Vijay Iyer : « Dans la musique improvisée, l’empathie permet de dépasser le concept du corps physique jusqu’à une conscience d’un même effort physique et mental du performeur, de son processus d’activité créatrice et interactive ‘dans l’instant’ ». Récréation ou art délicat, voilà qui vient en second.
Pourquoi une musique millénaire peut continuer de susciter de l’émotion ?
Car la richesse d’une musique émane autant de la musique elle-même que de ces auditeurs. La même musique engendre autant de lectures différentes qu’il y a d’auditeurs, bien sûr. D’ailleurs, les philtres de lecture changent avec le temps, ce qui permet d’appréhender, de comprendre et sentir une musique d’une manière totalement différente de son concepteur. Ce qui a fasciné les auditeurs de Louis Armstrong dans les années 1920, c’était avant tout son sens du swing, ce qui est compréhensible. Cette manière bien particulière de malaxer le temps musical en jouant avec la pulsation était tout simplement inédite dans l’histoire du jazz (du moins était-ce la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’on avait la possibilité de saisir, grâce à l’enregistrement, un tel phénomène ; peut-être Couperin « swinguait-il », si je puis me permettre cet anachronisme ?). Un siècle plus tard, on peut être fasciné par l’extraordinaire cohérence de ses improvisations, en plus du swing, par exemple. Dans un siècle, le sera-t-on peut-être pour… sa part féminine, qui sait ?
L’étude de la musicologie du texte diffère-t-elle de l’étude de la musicologie du son selon vous ?
L’œil permet de saisir des dimensions qui ne sont pas immédiatement accessibles à l’oreille. Il suffit de penser à la musique de Bach, ou à celle d’André Hodeir (sur ce dernier musicien, voir l’extraordinaire livre de Pierre Fargeton André Hodeir, le jazz et son double pour s’en convaincre). Pour ce qui concerne le jazz, ma spécialité, le texte peut-être une entrave, car l’œuvre n’est pas la transcription mais le son conservé sur la galette de 78 tours ou le Disc Compact. Or, la transcription est déjà une analyse du transcripteur. À cause des limites de la notation, celui-ci est contraint de faire des choix, ce qui oriente l’écoute de l’auditeur qui suit un solo en lisant sa transcription. Cependant, en musicologie, étude de texte et étude du son vont en fait toujours de pair. L’œil aide à comprendre certaines dimensions ; les doigts sur le clavier ou le souffle (l’instrument et le chant) en donnent l’accès à d’autres ; et enfin, ou d’abord, l’écoute attentive, analytique. Approche textuelle et approche sonore diffèrent sans s’opposer, elles sont complémentaires. En fonction de la musique abordée, il s’agira de bien choisir son point de départ.
Pour en savoir plus :
« Pat Metheny : Artiste multiplunique » (P. Ségala, co-dir), Ed. du Layeur, 2017
« Par-delà les clivages ou l’harmonie des contraires : une approche de la musique d’Enrico Pieranunzi », Presses Académiques Francophones, 2012
Carla Bley. « L’Inattendu-e (dir) », Naïve, 2013
« Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » (J.-M. Court, co-dir), Presses Universitaires du Midi, 2015
« Jazz Vinyls », Ed. du Layeur, 2016
« Alexandre Tansman : un musicien entre deux guerres correspondance Tansman-Ganche (1922-1941) » / Alexandre Tansman, Edouard Ganche ; édition préfacée, rassemblée et annotée par Ludovic Florin avec la collaboration de Mireille Tansman-Zanuttini, L’Harmattan, 2018