« Ecce homo » lance le préfet de Judée Ponce Pilate lorsqu’il présente Jésus le Nazaréen à la foule, battu et couronné d’épines. Mais qui est cet homme?
Le Christ est indubitablement une figure incontournable depuis deux millénaires, ayant transformé cultuellement et culturellement de nombreuses sociétés humaines. Personnage omniprésent, il reste pourtant difficile de le connaître en tant que figure historique sans que le religieux ne l’entoure.
Denis Fricker, doyen de la Faculté de théologie catholique à l’Université de Strasbourg et professeur en sciences bibliques, nous éclaire sur les différentes interrogations à propos de la figure et du discours de Jésus Christ, fils de l’Homme.
Quels étaient les principaux arguments des opposants (tels que Pline le Jeune ou Celse) au Christianisme sur la figure même du Christ ?
Les premières générations chrétiennes se heurtèrent à diverses oppositions religieuses, philosophiques ou même politiques. Au vu des documents historiques en notre possession, il est cependant difficile d’en mesurer l’ampleur réelle.
Nous ne connaissons ainsi l’avis du philosophe antique Celse que par ce que nous en rapporte le chrétien Origène, qui a rédigé un Contre Celse vers les années 250 apr. J.-C. D’après Origène, le philosophe païen récuse la prétention du Christ à la divinité et y perçoit essentiellement une construction mythologique des premiers chrétiens.
Présenter Jésus comme Fils du Dieu unique, à l’exclusion de toute autre divinité, pose aussi un problème politique, puisque après Auguste l’autorité de l’Empereur repose aussi sur le culte à sa personne. Au tout début du deuxième siècle, la correspondance entre l’empereur Trajan et Pline le jeune, alors gouverneur de la province de Bithynie et Pont (Nord de la Turquie actuelle), témoigne ainsi de la répression envers des chrétiens qui refusent de sacrifier au culte traditionnel, notamment à celui de l’empereur. Autant la cohabitation entre religion traditionnelle romaine et cultes locaux des différentes provinces conquises permettait leur assimilation progressive, autant la prétention à une divinité unique et à un engagement sans faille envers elle, pouvait nuire à cette politique romaine d’assimilation. À cet égard le christianisme, mais aussi le judaïsme, relevaient d’un statut fragile et vivaient sous la menace permanente d’une répression qui pouvait se développer en persécution violente.
Le Christ éprouvait-il des difficultés à parler aux hommes et aux femmes du Royaume du Dieu ?
Pour le dire un peu brièvement, le terme grec basileia peut se traduire par « royaume », au sens d’un territoire déterminé, ou « règne », au sens de gouvernance. L’annonce de la proximité du royaume ou du règne de Dieu constitue un motif caractéristique des paroles de Jésus présentées par les évangiles. Elles désignent ce règne parfois comme déjà en action et d’autre fois comme un événement à venir lors des derniers jours, considérés comme proches, aux temps dits eschatologiques. Cette tension entre un « déjà là » et un « pas encore » est pleinement assumée dans la parabole du grain de sénevé : la plus petite des graines deviendra la plus grande plante du jardin (Marc 4,30-33) et représente donc le règne déjà en germe.
Sur le plan politique, l’annonce d’un royaume ou d’un règne proche peut évidemment être perçue comme une tentative de sédition par les gouvernants, alors que les gouvernés, notamment les moins favorisés, peuvent y voir une chance ou même une revanche. Mais il semble que c’est essentiellement sur le plan religieux que les oppositions à Jésus se sont d’abord manifestées : un croyant du peuple, un laïc dirait-on aujourd’hui, qui s’immisce dans les questions théologiques et s’autoproclame le héraut du règne proche de Dieu ne pouvait qu’irriter les responsables religieux de son temps. Le judaïsme était cependant multiforme à cette époque et d’autres mouvements religieux édifiés sur une base populaire existaient, notamment le mouvement des pharisiens qui se montrait proche des préoccupations des petites gens et soucieux d’une pratique fraternelle. Ce dernier mouvement deviendra majoritaire dans le judaïsme d’après soixante-dix et rivalisera par la suite avec l’église naissante. En son temps Jésus devait sans doute partager des proximités de vue avec les pharisiens mais sans doute aussi éprouver l’effet d’une certaine rivalité. Écrits plus tard, plus d’une génération après la mort du maître, les évangiles ont tendance à accentuer cette rivalité. De manière globale, ils décrivent un succès grandissant de Jésus auprès du peuple, pour un temps du moins, auquel répond une opposition croissante de la part des autorités religieuses. .
Il est enfin difficile de mesurer l’attitude réelle de l’occupant romain, car les historiens estiment que les rédacteurs des évangiles se devaient d’être prudents à cet égard. Il est d’ailleurs probable que l’activité de Jésus n’aient été pris en compte par les occupants et garants de l’ordre public qu’à partir du moment où elle tendait à le troubler.
« Ne pensez pas que je sois venu jeter la paix sur la terre. Je ne suis pas venu jeter la paix, mais le glaive. » (Mat, X, 34). Comment peut-on comprendre ici le discours du Christ ?
Cette sentence de Jésus, apparemment très belliqueuse, interroge et vous faites bien de la noter. Selon la majorité des interprètes, elle s’inscrit en effet dans l’annonce par Jésus d’un jugement. Ce dernier aspect apparaît un peu plus en retrait dans les sources que celle de l’annonce du règne de Dieu, mais il y apparaît bel et bien. Il a d’ailleurs été quelque peu occulté ces dernières décennies où les mentalités ont été plus favorables à l’image d’un Jésus prônant l’amour et le pardon divin, sans doute par réaction légitime à une éducation chrétienne traditionnelle fondée trop souvent sur la notion de culpabilité.
Il n’en reste pas moins que Jésus a annoncé un jugement et qu’il avait sans doute la conviction que la proximité du règne de Dieu hâterait aussi celle d’un jugement universel dont l’issue serait des plus renversantes : « les premiers seront les derniers ». Il suffit d’ailleurs de parcourir les évangiles pour constater qu’il n’a pas promis un chemin facile à ses disciples : il est plutôt question de croix à porter et de renoncement que de béatitude céleste immédiate. Certains exégètes interprètent alors la parole sur le glaive comme une parole décrivant la condition de disciple. La question reste ouverte mais, en tout cas, on perçoit ici une tonalité très réaliste du message de Jésus, qui ne correspond pas vraiment à l’image d’un doux et innocent rêveur qui lui est attribuée parfois, sans doute à tort.
Les évangiles traitent de la vie de Jésus sous un angle différent. Retrouve-t-on des éléments de désaccords dans les textes de ceux qui les ont écrits ?
Si les évangiles ne divergent pas sur les grandes lignes du destin de Jésus, il leur arrive d’être souvent en désaccord sur des points plus précis. Pour s’en rendre compte il suffit de prendre en main un ouvrage appelé « synopse » et qui présente en parallèle tous les récits similaires trouvés dans les quatre évangiles. Ces passages similaires, quelquefois même identiques, concernent plus de la moitié du texte des trois premiers évangiles appelés, du coup, « évangiles synoptiques ».
Quant aux désaccords, ils sont parfois mis sur le compte des divergences naturellement observées entre les témoins d’un même événement. À y regarder de plus près cependant on note que l’on trouve derrière les différents évangiles des sources communes qui ont été retravaillées et adaptées. Les évangiles constituent en effet des narrations qui obéissent à une logique et à une stratégie rédactionnelle à l’instar de toute œuvre écrite, si modeste soit-elle. Ce ne sont donc pas des rapports immédiats et détaillés des événements qui se sont passés vers l’an trente, mais plutôt des récits composés qui intègrent les éléments sur la vie de Jésus transmis par le groupe de ses adeptes. Ils font œuvre de transmission d’une mémoire tout en l’interprétant pour des lecteurs en des lieux et époques particulières. Chaque évangile présente donc des aspects subjectifs, et c’est sans doute pour cela que l’Église antique a retenu quatre évangiles dans le corpus du Nouveau Testament. Ainsi tout lecteur ou auditeur croyant comprend, à son tour, qu’il doit les interpréter pour son temps et en son propre contexte sans pour autant trahir leur substance.
Pour sa part, l’historien se doit alors de distinguer finement, avec des critères appropriés, entre ce qui relève proprement de l’histoire et ce qui relève plutôt de l’interprétation théologique ou croyante. Il est vrai que la frontière entre ces aspects est en certains cas difficile à tracer. Une double compétence scientifique, à la fois exégétique et théologique, est alors indispensable.
L’exécution du Christ fait toujours débat. Au regard des écrits, quelles sont les personnalités, selon vous, qui souhaitaient le plus sa mort ?
Les principales sources qui relatent le procès et la mort de Jésus se trouvent dans les récits de la passion qui ont été repris dans les évangiles une à deux générations après les événements, entre 70 et 90 apr. J.-C. Les rapports entre les premières communautés chrétiennes et les communautés juives se sont dégradés à cette époque jusqu’à aboutir à une séparation dans la plupart des cas. Séparées de leur milieu d’origine (rappelons qu’aussi bien Jésus que Paul étaient juifs) ces nouvelles communautés ont à assumer leur existence face à la société et au pouvoir politique dominants. La tendance s’en ressent dans certaines parties des récits de la passion, notamment quand dans l’évangile de Matthieu, par exemple, Ponce Pilate est présenté comme se lavant les mains (Matthieu 27,24), ce qui lui assure une certaine neutralité alors que, dans le même récit, la foule juive rassemblée prend sur elle la responsabilité de l’arrêt de mort (Matthieu 27,25). Ces traits sont fortement accentués par Matthieu et soulignent sa prudence à l’égard du pouvoir ainsi qu’une certaine animosité à l’égard du judaïsme de son temps. Il est donc difficile de rétablir la part précise des responsabilités dans des textes influencés par des circonstances historiques particulières au moment de leur rédaction. En comparant l’ensemble des données et en essayant de les objectiver il semblerait d’abord que la responsabilité officielle de la mort de Jésus incombe aux Romains, pour lesquels une crucifixion pour sédition était un fait banal. Il apparaît ensuite que l’instigation par les autorités religieuse juives soient elles aussi bien attestées, de même qu’une défection de ces disciples et peut-être la trahison de l’un d’entre eux (Judas).
Le supplice de la croix était jugé comme une peine infamante. Comment les disciples du Christ ont-ils pu convertir l’Orient puis l’Occident avec comme messie un condamné à mort ?
Indépendamment de ce que l’on entend par Orient et Occident ou même par messie, la question de la valeur négative de la crucifixion est d’une grande pertinence.
En effet, la plus ancienne représentation retrouvée du Christ en croix correspond à une caricature anti-chrétienne datée au plus tard de l’an 200 apr. J.-C. Un célèbre graffito trouvé à Rome représente en effet un âne en croix accompagné de l’inscription ironique « Alexamenos vénère son Dieu ». L’image d’un crucifié apparaît donc comme propice à la moquerie et les premières générations chrétiennes n’avaient pas vraiment intérêt à mettre en avant cette icône contre-productive. Du côté chrétien, les premières représentations de la crucifixion sont effectivement très discrètes et rares, sceaux ou petits bijoux, et ce n’est qu’après la reconnaissance du culte chrétien par Constantin que cette symbolique commence à prendre de l’importance avec notamment la vénération des reliques de la croix. Ainsi la première représentation publique connue du Christ en croix est datée du milieu du cinquième siècle et se trouve sur la porte de l’Église Sainte Sabine à Rome.
Le sens de la mort du Christ a par contre été soigneusement pensé et expliqué dès les origines, comme en témoigne les épîtres de l’apôtre Paul et les récits très bien construits de la passion dans les évangiles. Pour le dire un peu rapidement, la prédication chrétienne comprend la mort du Christ comme le sacrifice d’un innocent en vue de sauver les hommes pécheurs. Cette explication du paradoxe de la geste du Christ est essentiellement recevable par des initiés ou dans un contexte social et culturel favorable, elle ne peut se transmettre par l’image brute et dénuée d’explication d’un condamné à mort de droit commun.
Y avait-t-il une déception de la part des Chrétiens lorsqu’ils comprirent que le Christ ne reviendrait pas de leur vivant ?
Au vu des textes, il semble bien que la première génération chrétienne attendait un retour très prochain du Christ au moment de la fin de ce monde. Les faits leur ont donné tort et on trouve dans des textes plus tardifs du Nouveau Testament des explications à ce sujet : Dieu attend la conversion des pécheurs, mille ans sont comme une année pour Dieu etc. Explications qui prouvent que l’on s’interrogeait à ce sujet. Peu à peu il a donc fallu se préoccuper de fonder une institution sur le long terme.
Du point de vue de la sociologie, on passe ainsi progressivement d’une secte eschatologique à une église organisée, d’un mouvement eschatologique et égalitaire à une institution qui se hiérarchise peu à peu. Toujours selon ces lectures sociologues l’idéal originel d’égalité et de justice entre fidèles ainsi que celui d’une solidarité avec les floués de la société se serait alors exprimé dans les mouvements de réforme au sein de l’Église. Ils seraient à l’origine des ordres mendiants mais aussi de mouvements populaires divers qui donneront finalement lieu à la naissance de la branche protestante du christianisme. Cette hypothèse, décrite ici à grands traits, ne rend évidemment pas justice à toute la complexité de l’histoire des églises chrétiennes. Le spécialiste du Nouveau Testament peut cependant y trouver une grille de lecture qui lui permet de mieux appréhender l’évolution des premières communautés, telle qu’elle est perceptible dans les différents textes.
La recherche peut-elle, selon vous, encore découvrir de nouveaux aspects de la vie du Christ et de ses disciples ?
Depuis le XVIIIème siècle, les témoignages historiques et archéologiques concernant l’histoire de Jésus et des premières communautés chrétiennes sont consciencieusement analysés et exploités sous un angle scientifique.Il en résulte un volumineux état de la question auquel s’ajoutent régulièrement les moindres informations nouvelles ou hypothèses encore inédites. Au cours du XXème siècle, de nouvelles découvertes archéologiques ou documentaires, tels la découverte du site et des manuscrits de la Mer Morte (Qumrân), ont permis, au fil des recherches, de mieux reconstituer le milieu d’origine du mouvement chrétien, sans pour autant apporter des informations neuves concernant directement Jésus et ses adeptes. Cela n’empêche pas la discussion de progresser. Ainsi un aspect très controversé actuellement concerne le rapport de Jésus et des premières communautés au judaïsme : dans quelle mesure le juif Jésus a-t-il innové ? Pourquoi, comment et quand christianisme et judaïsme se sont-ils séparés ? Je ne peux m’étendre sur ce débat ici, mais il montre que la discussion reste ouverte, que certains aspects sont encore à approfondir et que la recherche a parfois besoin de faire son autocritique sur un point précis. Cependant, à moins d’une découverte archéologique majeure, il est peu probable que l’état actuel de la question puisse être grandement bouleversé. Les grandes annonces qui abondent en ce sens se révèlent souvent être des canulars ou simplement la mise en lumière d’un aspect peu connu du public et subitement monté en épingle en vue d’un coup médiatique.
De fait les sources les plus détaillées sur Jésus sont connues depuis longtemps. Il s’agit des quatre évangiles du Nouveau Testament qui nous sont parvenus par le travail des copistes antiques et médiévaux. Sur le plan strictement scientifique on ne peut considérer les évangiles comme des rapports objectifs car il s’agit essentiellement de témoignages de croyants. Le chercheur doit donc distinguer dans les récits des évangiles l’interprétation croyante déjà à l’œuvre et les faits qui sont à leur origine. La comparaison entre les quatre évangiles permet ainsi de mesurer, pour une part du moins, l’influence de chaque rédacteur sur les traditions qu’il rapporte. Cependant ces dernières sont elles-mêmes susceptibles d’être déjà interprétées ou enjolivées au fil de leur transmission, qu’elle soit orale ou écrite.
Il est par exemple difficile pour l’historien d’évaluer l’activité de guérisseur ou d’exorciste de Jésus et l’étendue réelle de ses pouvoirs miraculeux. Il s’agit pourtant d’une caractéristique centrale du personnage, rencontrée dans la majeure partie des sources. Cependant, la distinction entre maladie et esprit mauvais n’existe pas vraiment à cette époque et les textes s’en ressentent. Une part d’exagération peut d’ailleurs être attribuée à la foi de ceux qui ont assisté à ces scènes et lors de la transmission de leur récit cette part peut être renforcée. Enfin leur présentation sous forme de récit de miracle, un genre littéraire codifié, idéalise la narration des faits. L’historien avancera donc avec prudence sur cette question en évaluant la part subjective et idéologique des textes, sans pour autant refuser d’emblée tout aspect qui semble irrationnel à un esprit du 21ème siècle. De fait beaucoup de chercheurs actuels expliquent les succès ou le charisme de Jésus, et sans doute aussi la viabilité économique de son mode de vie sédentaire, en partie par ses talents de guérisseur qui s’ajoutaient à l’originalité de sa prédication.