Le philosophe est compétent parce qu’il sait et aussi parce qu’
En plein essor de l’Empire romain, Marc Aurèle (121-180 après J.C.) a voulu incarner ce modèle tant attendu. Philosophe issu de la pensée stoïcienne et empereur de l’immense monde romain, le successeur d’Antonin le Pieux a médité sous son règne sur la condition humaine et nous a laissés un recueil de ses écrits « Pensées pour moi-même ».
Jordi Pià, Maître de Conférences de Latin et de Grec à l’Université Sorbonne-Nouvelle, nous éclaire sur ce sage au plus haut sommet du pouvoir.
Qu’a apporté Marc Aurèle dans la philosophie stoïcienne ?
Ce qui est très intéressant c’est que lorsque Marc Aurèle écrit Les Pensées pour moi-même il ne le fait pas en tant que spécialiste de la philosophie mais en tant qu’homme, individu, qui s’efforce de s’approprier les grands principes du stoïcisme. Il ne s’agit pas de faire la promotion de cette philosophie auprès des autres, comme c’était le cas de Sénèque, un autre stoïcien romain, de l’enseigner à des disciples. Les Pensées pour moi-même ont pour destinataire premier son auteur, Marc Aurèle. Ce sont des méditations privées et solitaires. C’est pourquoi cette œuvre a une forme libre et souple de philosopher : par exemple, Marc Aurèle va se poser en disciple, non de Zénon, fondateur du stoïcisme, ou de Socrate, le sage par excellence, mais de son père adoptif, l’empereur Antonin qui n’a pas pratiqué la philosophie. Ce qui ne signifie pas que le stoïcisme de Marc Aurèle est un stoïcisme d’amateur, approximatif, peu rigoureux. Bien au contraire! L’auteur témoigne d’une connaissance pointue de la logique et de l’éthique stoïciennes.
L’autre particularité du stoïcisme de Marc Aurèle c’est qu’il n’est plus pensé par un théoricien mais par un praticien au sommet du pouvoir. Marc Aurèle est à la fois un philosophe et un prince romain: sur lui repose l’empire le plus puissant de la Méditerranée. Il est confronté aux contradictions du pouvoir. Enfin, comme tout Romain qui se respecte au IIème siècle après J.-C., Marc Aurèle a une maîtrise parfaite de la rhétorique et il en use pour reformuler un même principe afin de bien se l’approprier, à la manière de la structure musicale du thème et variations.
Pourquoi a-t-il choisi le stoïcisme ?
D’abord, pour des raisons historiques. Cette doctrine reste jusqu’au IIIème siècle après J.-C. la philosophie dominante de l’époque. A Rome, elle est étroitement liée au pouvoir: Auguste se fait conseiller par un stoïcien venu d’Alexandrie, Arius, qui console aussi sa femme Livie lorsqu’elle perd l’un de ses enfants. Néron a pour précepteur et premier ministre Sénèque. Bref, les stoïciens jouent un rôle central à la cour: leur rôle équivaudrait aujourd’hui à celui de conseillers politiques, de consultants et même de coachs. Ensuite, pour des raisons circonstancielles. Marc Aurèle a été initié jeune à la lecture des écrits du stoïcien Epictète par son maître Rusticus. Même s’il n’a pas connu Epictète, il est profondément marqué par sa philosophie.
Enfin et surtout, c’est une question de sensibilité. Dans l’Antiquité, adhérer à une philosophie, c’est adhérer à une manière de vivre, d’être, c’est embrasser une certaine vision du monde. Or le stoïcisme est une doctrine de la maîtrise des passions, de la retenue, ce qui correspond parfaitement au caractère de Marc Aurèle, sobre et modeste. Le stoïcisme conçoit le monde comme une cité régie de manière rationnelle par une providence divine: cette perception de l’univers ne peut que conforter le prince dans son aspiration à assurer la raison dans un monde de plus en plus chaotique. N’oublions pas qu’à son arrivée au pouvoir Rome connaît des crises profondes, marquées par les ravages d’une épidémie meurtrière et les attaques barbares aux frontières de l’empire. Marc Aurèle se perçoit comme le représentant de la raison divine, comme le continuateur de son œuvre sur terre. La conception stoïcienne du monde lui sert de thérapie contre le découragement.
« Les pensées pour soi-même » sont-elles un portrait de Marc Aurèle ?
Les Pensées ne sont pas une autobiographie. Je reviendrai sur le Livre I ; retenons que les livres II à XII se présentent comme des exercices de méditations. Marc Aurèle lit les textes philosophiques; il les médite, les interprète, les relit, les reformule et se les remémore de manière à bien les assimiler. Le but étant, selon une formule chère à lui et à Epictète, de les avoir “à portée de main”, comme un poignard que l’on sortirait immédiatement pour se défendre: dans ce cas, un poignard qui nous protège de nos mauvaises représentations des choses, de nos impulsions, de la jalousie, la colère, la dépression. L’image, du coup, qui ressort de Marc Aurèle est celle d’un philosophe froid. C’est d’ailleurs l’image qu’on garde aujourd’hui de lui, immortalisée par les statues équestres, avec sa barbe de philosophe, sa hauteur de vue et son visage impassible. Cette représentation est encouragée par l’historiographie et la propagande politique qui en font un véritable philosophe-roi. Or, Marc Aurèle est un être humain, avec un cœur, avec des défauts – il piquait de ces colères! -, avec ses contradictions. Il est très attaché aux manifestations surnaturelles du divin, aux rêves qu’il fait, aux rites archaïques romains : or dans son œuvre philosophique, presque rien ne nous est dit sur ce sujet. Peu de place est laissée à la subjectivité.
En réalité, plus qu’un portrait fidèle, les Pensées constituent un “miroir” de Marc Aurèle, dans le sens platonicien du mot. C’est-à-dire que l’œuvre renvoie le reflet du bon souverain vers lequel il doit tendre : un homme capable de contrôler ses passions, de faire preuve de grandeur d’âme en s’arrachant de son point de vue particulier et égoïste pour ne s’intéresser qu’à l’intérêt commun.
C’est pourquoi, ce livre peut être riche d’enseignements pour les chefs d’entreprise d’aujourd’hui. Dans le chapitre 30 du livre VI, Marc Aurèle prévient du risque de se « césariser » c’est-à-dire de faire comme César qui se laissa griser par le pouvoir. “César” est aussi le titre honorifique que l’on donne aux princes. Bref, Marc Aurèle s’exhorte à ne pas se confondre avec son rôle d’empereur. L’auteur fait une longue méditation sur le fait de se conduire en homme de raison. Il cite toute une galerie d’anti-modèles (Alexandre, Jules César, les tyrans…) qu’il présente comme de piètres esclaves de leurs vices. Le bon souverain est celui qui fait preuve de modestie, de justice et de piété.
« Les pensées pour soi-même » sont-elles les leçons-réponses aux erreurs que Marc Aurèle aurait déjà pu commettre ?
Les livres II à XII constituent pour Marc Aurèle un garde-fou contre les erreurs qu’il pourrait commettre: il ne doit pas se mettre en colère pour un rien, il doit pardonner un sujet qui aurait intrigué contre lui. Au tout début du Livre II, il s’exhorte à pratiquer un monologue intérieur tous les matins avant de commencer la journée: il rencontrera des êtres ingrats, envieux, fourbes, se dit-il ; qu’il se souvienne qu’ils sont tous des êtres rationnels qui, comme lui, coopèrent, tant bien que mal, à la communauté des hommes et des dieux. Les Pensées marquent un temps d’arrêt dans le flux temporel; ils permettent l’introspection, ce moment de solitude nécessaire pour mieux entrer en relation avec les autres.
Des hommes politiques comme Nelson Mandela ou Mohandas Karamchand Gandhi ont compris qu’il faut par moments s’extraire du pouvoir pour pouvoir s’y engager pleinement. En étant en retrait du pouvoir, l’homme comprend son véritable rôle dans le monde, et celui des autres. La démarche des Pensées pourrait bien être résumée par une formule qu’emploie Marguerite Yourcenar à propos d’Hadrien : “seul, relié à tous”.
La méditation qu’exerçait Marc-Aurèle évolue au cours de sa vie ou se désagrège vers la fin de sa vie ?
Les méditations ont été certainement écrites durant les dernières années de Marc Aurèle. Il n’y a pas d’évolution car ces Pensées se présentent d’abord comme des exercices de méditation, tels qu’on pouvait les pratiquer dans l’école de philosophie. Cependant, Marc Aurèle donne à ces exercices un tour personnel : il aborde les thèmes et les images qui le touchent le plus : la mort, la désagrégation des corps, la perte d’êtres aimés – il a perdu la plupart de ses enfants -, la disparition des grandes figures de l’histoire: tous s’écoulent comme l’eau; ils deviennent poussière…
De plus, Marc Aurèle est un homme qui doute. Il confronte à plusieurs reprises la thèse épicurienne (un monde livré au hasard, qui se désagrège) et la thèse stoïcienne (le monde est rationnel). Il ne s’agit nullement de mettre en doute la thèse stoïcienne: c’est un raisonnement classique du stoïcisme appelé “disjonctive”: cet exercice consiste à opposer la thèse stoïcienne à la thèse épicurienne pour affermir la première et mieux rejeter la seconde. Mais en même temps, la reprise obsédante de cet exercice dans l’œuvre traduit certainement le besoin chez Marc-Aurèle de raffermir en lui les thèses providentialistes de son école qu’il avait probablement du mal à intégrer, tant l’expérience du pouvoir et les désordres d’un monde chaotique semblaient les contredire.
En tant qu’empereur, Marc Aurèle a-t-il souffert d’être entouré de personnes incultes à ses yeux ? Se sentait-il incompris par son entourage ?
Oui, à plusieurs reprises il parle de ces êtres jaloux, indiscrets, médiocres. Mais, en bon stoïcien, il les évoque pour tout de suite après se rappeler qu’il en est le souverain et que, par conséquent, il doit les gouverner avec justice. Il distingue ainsi ce qui dépend de lui – l’art de savoir “positiver” et composer face à certains comportements médiocres – de ce qui n’en dépend pas: la sottise humaine.
Sa démarche est aussi très stoïcienne, au Livre I. Je regrette que ce livre ait attiré si peu l’attention des spécialistes de philosophie alors qu’il est pour moi l’un des passages les plus profonds et émouvants de l’œuvre. En effet, le Livre I se présente comme un testament spirituel: écrit sans doute peu avant sa mort, Marc Aurèle évoque toutes les personnes qui l’ont marqué : ses parents, ses maîtres, ses amis, sa famille, Antonin, son modèle, les dieux. De ce livre se dégage un sentiment de profonde gratitude et vénération pour tous ceux qui ont joué un rôle déterminant dans son parcours spirituel.
La succession de Marc Aurèle par son fils Commode reflète-t-elle l’aspect conservateur de l’empereur ou l’imposante règle de l’Empire romain ?
Les raisons d’Etat ont probablement primé.
On dit que les Chrétiens ont été influencés par le stoïcisme. Comment les Pères de l’Eglise voyaient-ils Marc Aurèle alors qu’il a persécuté les Chrétiens ?
Dans le cadre des persécutions, Marc Aurèle a été perçu par les Chrétiens comme l’empereur romain païen et sauvage.
Les raisons de ces persécutions ne peuvent être élucidées à partir des Pensées. Certains historiens essaient de comprendre ce paradoxe que représentent les persécutions des chrétiens par un philosophe-roi en affirmant que celles-ci n’auraient pas été directement commandées par Marc-Aurèle lui-même mais par ses représentants. Quoi qu’il en soit, en tant qu’empereur, il s’est d’abord préoccupé de l’unité de l’Empire et, selon lui, les Chrétiens mettent en péril cette unité. On pourrait alors trouver un début de réponse dans les Pensées: Marc Aurèle parle de l’importance pour chaque individu de se fondre dans le « tout ». Dès qu’un homme compromet l’unité du cosmos, nous dit-il, il est alors en faute: il devient une tumeur, une excroissance, un être qui se coupe de la communauté, un exilé. Sans doute, a-t-il perçu les chrétiens comme des abcès qui compromettent le cosmopolitisme stoïcien, le rêve d’une société réunissant les êtres de raison en une seule et même communauté, par-delà les frontières et les différences ethniques.
« Tiens à ce que tu ne t’aimes pas sérieusement toi-même car autrement tu aimerais ta nature ». S’aimer soi-même c’est un sentiment majeur du stoïcisme ?
S’aimer soi-même sous la forme de l’égoïsme non. C’est tout le contraire: Marc Aurèle ne cesse de s’exhorter à adopter “le point de vue du cosmos”: laisser son petit moi mesquin pour s’intégrer comme une partie du grand tout. Cela ressemble étrangement au bouddhisme !
Mais si l’on entend par “soi-même”, ce qui est véritablement nous, ce qui fait notre essence, à savoir notre raison, notre âme, parcelle divine, alors oui, le stoïcisme enseigne à vénérer cette partie, à lui rendre même un culte. S’aimer soi-même c’est aimer les autres hommes qui partagent avec moi l’usage de la raison. Aimer son âme, c’est aimer Dieu, la parfaite raison, c’est aimer la nature et l’univers. Par ailleurs, les Stoïciens conçoivent comme un mouvement naturel chez l’homme le passage de l’amour de soi – qui nous pousse à rechercher les biens nécessaires à notre survie – à l’amour des autres et de l’humanité entière. C’est dans ce mouvement que s’accomplit la nature humaine.
Comment y parvenir alors que souvent les hommes se montrent méchants et égoïstes ? A travers les exercices de méditation. Marc Aurèle s’exhorte à prendre exemple sur les dieux dont la raison est parfaite : ils sont bienveillants avec les hommes même lorsqu’ils se conduisent mal.
Quelle est votre citation préférée des « Pensées pour soi-même » ?
« Il faut faire de tout obstacle matière à l’action ».