Munich-Nuremberg-Berchtesgaden, jusqu’au camp de concentration de Dachau, le tourisme en Allemagne a continué d’exister sous le Troisième Reich. Il fut même un des rouages les plus soignés afin de séduire écrivains, chefs d’état, journalistes ou simples curieux. Docteur en histoire de l’université de Grenoble-Alpes et spécialiste de l’Allemagne nazie et de ses représentations, Frédéric Sallée nous en dit plus sur ce « tourisme brun ».
– Est-ce que partir en voyage en Allemagne nazie était comme de nos jours faire du tourisme en Corée du Nord (curiosité) ou pour certains faire un pèlerinage idéologique?
La curiosité et le pèlerinage idéologique sont deux motivations fréquentes des voyageurs d’Allemagne, parfois indissociables l’une de l’autre. A la grande différence de la Corée du Nord actuelle, l’Allemagne nazie n’est pas un territoire fermé et cadenassé par le régime en place. Voyager est aisé par les infrastructures offertes aux touristes et la découverte de l’Allemagne est même encouragée par les hauts-dirigeants nazis (Hitler en premier chef) afin de permettre la comparaison avec l’Allemagne de la République de Weimar jugée déliquescente et profondément néfaste par les nazis.
Les « pèlerins idéologiques » sont nombreux et la plupart sont déjà partiellement acquis à la cause avant le départ pour l’Allemagne. Le voyage n’a fait, la plupart du temps, qu’achever la conversion d’une idéologie déjà ancrée vers le national-socialisme (exemple du prix Goncourt Alphonse de Châteaubriant, publiant son récit de voyage La Gerbe des forces). Mais il faut être prudent dans l’analyse. Aller en Allemagne et être bienveillant ou indifférent à l’égard du national-socialisme ne signifie pas être voué à être nécessairement un futur collaborateur ou collaborationniste une fois 1940 passée. Paul Bastid, député français, fut bienveillant lors de ses voyages des années 1930 mais devint l’un des hommes influents au sein du CNR en 1945. Idem pour Jean-Paul Sartre avouant avoir « passé des vacances d’un an à Berlin » en 1934…
– En 1934, l’écrivain Drieu la Rochelle part en Allemagne et se retrouve séduit par le pouvoir en place. Le tourisme nazi était-il instrumentalisé pour convaincre ceux qui ailleurs hésitaient encore? Y-a-t-il des sympathisants qui au contraire étaient déçus par le voyage?
Le tourisme nazi est totalement instrumentalisé par le pouvoir et répond de la grande restructuration de l’Etat mis en place par Hitler et Goebbels dès le printemps 1933 lors de la Gleichschaltung, série de lois de la « Mise au pas », à laquelle la politique touristique n’échappe pas.Tout est fait et pensé pour essayer de forcer la conviction de l’arpenteur du Reich. Une structure administrative est entièrement dévolue à cette fonction: le RDR (Reichsausschuss für Fremdenverkehr), dirigé par Hermann Esser, directement sous ordres de Goebbels.
Rares sont ceux qui sont partis vers l’Allemagne avec des accointances idéologiques et en sont revenus déçus. Dans la majorité des cas, les nazis ont donné à voir ce dont les visiteurs étaient venus chercher : des marqueurs de la modernité politique, des prouesses technologiques et techniques, des rencontres avec la population galvanisée afin d’offrir un visage en nette rupture avec les pays d’origine des voyageurs, à savoir les démocraties libérales occidentales dans lesquelles la défiance envers le politique est totale et la crise du parlementarisme effective.
– Y’avait-il des directives claires sur le comportement de la population allemande face aux touristes?
Les directives sont, en effet, extrêmement claires et soigneusement édictées par Goebbels et relayées par les Gauleiter, chefs des différents Lands. Tout doit être fait pour rendre le voyage de l’étranger le plus paisible possible. Des efforts sur l’hospitalité doivent ainsi être produits, au risque de sombrer dans l’obséquiosité. L’administration a su imposer l’apprentissage de règles sociales parfois impropres à l’histoire allemande. Le but est d’acclimater le voyageur en lui fournissant des repères sociaux connus et en faisant de lui un hôte-roi. Ainsi, les Allemands n’hésitent pas, dans les villages, à entonner la Marseillaise à l’arrivée de leurs invités français (cas de l’arrivée de l’écrivain Marc Augier, futur Saint-Loup). En juillet 1936, avant les JO de Berlin, Goebbels « invite les Berlinois à donner aux hôtes étrangers un exemple de l’hospitalité allemande ». En réalité , le régime réquisitionne les logements des Berlinois afin de faire croire à une mise à disposition de l’habitant pour l’étranger.
– Y’avait-il des touristes privilégiés et d’autres discriminés? Faire du tourisme en Allemagne pouvait-il devenir dangereux?
Les traitements réservés aux touristes varient en fonction de leur degré d’importance et de leur capacité à diffuser le récit de voyage dans le pays d’origine. Ainsi, de véritables privilèges (voyages payés, logements offerts) sont accordés aux écrivains. Ces derniers, plumes capables de retranscrire les moindres faits et gestes du régime, sont parfois mieux traités que les diplomates en poste (les hôtels les plus luxueux sont ainsi réservés pour eux durant les congrès de Nuremberg, et non aux diplomates).
A l’inverse, les touristes les moins influents et voyageant souvent à titre privé sont parfois maltraités. Par exemple, le salut hitlérien n’est pas obligatoire pour les voyageurs en Allemagne. De nombreux cas de maltraitance par les SA envers les visiteurs ayant refusé de le faire sont pourtant identifiés dans les archives.
Les journalistes étrangers en poste représentent également des cibles de choix pour le régime nazi. Les plus anciens, ceux ayant déjà couverts la République de Weimar, furent progressivement expulsés, jugés trop fins connaisseurs de l’Allemagne et danger potentiel pour la stabilité du nouveau régime.
Enfin, un groupe de touristes est particulièrement scruté par les autorités: les touristes juifs. A partir de 1935, la SD (police du Reich) se dote d’un bureau (le II 112) spécialisé dans le suivi des voyageurs juifs. Le but étant de contrôler que les voyageurs juifs ne sont « que » des voyageurs sans but d’installation définitive sur le territoire du Reich.
– Les villes du Sud comme Munich, Nuremberg ou encore Berchtesgaden remplaçaient-elles celles du Nord Berlin, Hambourg ou Baden Baden aux yeux des touristes car sans historique nazi?
Il y a une nette différence entre le Sud et le Nord pour une raison principale: l’histoire intime du nazisme, de sa genèse à son affirmation, s’est déroulée dans le Sud de l’Allemagne, entre Munich et Nuremberg. Dès lors, c’est dans cette zone que l’essentiel du tourisme se concentre. Munich devient une destination incontournable, en tant que berceau du nazisme. La Maison brune, siège des premières réunions du parti nazi, devient un lieu de culte où l’on pénètre comme l’on entre en religion.
A Nuremberg, on se presse durant les deux quinzaines de septembre où le congrès bat son plein mais également tout le reste de l’année afin d’acheter des souvenirs à l’effigie du parti. A Berchtesgaden, le tourisme est tel que la municipalité interdit toute tentative d’approche de la route menant au Berghof ainsi que toute photographie de la villa du Führer.
Une exception au Nord : Berlin. Véritable porte d’entrée aérienne du Reich avec la refonte totale de l’aéroport de Tempelhof opérée par Speer et Sagebiel et point névralgique pour redistribuer les voyageurs dans l’ensemble de l’Allemagne, Berlin reste une destination touristique de choix avec son triangle d’or autour des ambassades, des parcs et des grands hôtels.
Le déséquilibre touristique entre le Nord et le Sud s’explique également par la présence de nombreux sites militaires sensibles le long de la côte de la mer du Nord et donc interdits au tourisme.
– Les jeux Olympiques de Berlin (1936) ont-ils permis un plus grand succès du tourisme en Allemagne?
C’est ce que l’on croyait durant de nombreuses années, tant la focale de l’historiographie du rapport de l’étranger face au nazisme était centrée sur deux événements: les olympiades de l’été 1936 et les congrès de Nuremberg. Or, le succès du tourisme en Allemagne est bien antérieur. Le « Grand Tour » européen des Lumières faisait la part belle aux terres germaniques et celui a perduré jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir.
Certes, les moyens touristiques mis en place lors de Berlin 1936 n’ont pas eu d’équivalent : 75 000 touristes internationaux dans la ville pour les deux premières quinzaines d’août 1936, 200 000 posters traduits en, 19 langues (dont 1000 en japonais), 4 millions de brochures distribuées. Cependant, les jeux Olympiques de Berlin ne sont que le prolongement d’une politique touristique soigneusement structurée depuis le printemps 1933 et dont les effets d’envergure avaient déjà été vus en Bavière lors des olympiades d’hiver de Garmisch-Partenkirchen.
– Après l’Anschluss, l’Autriche a-t-elle connu la main mise nazie sur son tourisme?
Incontestablement. Jusqu’à mars 1938, l’Autriche constituait un nouveau référentiel culturel de la germanité pour les touristes hostiles à la politique nationale-socialiste. Les voyageurs soucieux de continuer à pratiquer un tourisme d’humanités, empli de culture allemande, se tournaient vers l’Autriche, incités à le faire par de grandes figures littéraires comme l’écrivain juif allemand Joseph Roth. L’Autriche apparaissait comme une terre germanophone préservée. La situation change radicalement avec l’Anschluss. L’intégration autrichienne dans le Grand Reich amène à une refonte de sa politique touristique. Ainsi, 6 Landesverkehrsverbände (associations touristiques) sont créés en Autriche, venant s’amalgamer et s’ajouter aux 24 déjà présentes en Allemagne.
– Le tourisme en Allemagne s’est-il arrêté avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale?
Le tourisme a perduré sans difficultés majeures jusqu’à la toute fin du mois d’août 1939. De France, on peut réserver des voyages via les agences parisiennes (Les Grands Coursiers) afin d’opérer des tours en Allemagne. Ce n’est qu’à la mi-septembre 1939 que les agences de voyages cessent de pratiquer leurs activités au départ pour l’Allemagne, bien que les frontières terrestres aient été fermées depuis le 28 août.
A l’Est, le cas est plus complexe. La frontière germano-polonaise et le franchissement du corridor de Dantzig sont fermés dès le début août 1939 et la politique frontalière et douanière est extrêmement stricte : bagages systématiquement fouillés, devises comptabilisées et passeports passés au crible.
Le « War Tourism » est contemporain du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le cas du tourisme de guerre durant la Guerre d’Espagne est révélateur de cet engouement puis, une fois le conflit terminé, d’un tourisme de la mémoire. Cependant, les rares voyageurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont plus des touristes mais des envoyés spéciaux, journalistes, à l’image d’André du Brief, qui passa plusieurs semaines en immersion au sein d’un camp de la Waffen SS (division Charlemagne) en décembre 1943, dans un lieu tenu secret, rappelant juste qu’il était « quelque part en Allemagne ».
Le livre de Frédéric Sallée : http://www.fayard.fr/sur-les-chemins-de-terre-brune-9782213700663
Pour suivre Frédéric Sallée sur Twitter : https://twitter.com/fred_sallee