Infatigable artiste de l’illustration et de la bande dessinée, François Schuiten a toujours laissé de la place a rêve. Dès l’âge de 16 ans, il publie sa première histoire, « Mutation », dans la prestigieuse édition belge Pilote. Depuis, François Schuiten réfléchit au futur mais aussi à l’architecture, aux créations et créatures de Jules Verne et à notre quotidien. A l’occasion du bicentenaire du Conservatoire National des Arts et Métiers en 1994, il redessine la station de métro de la ligne parisienne. En 2020, François Schuiten fait partie de la Red team qui doit imaginer pour l’Etat « les futures crises géopolitiques et ruptures technologiques impliquant les militaires ». De nos jours, l’avenir est justement de plus en plus proche…
Avec l’écrivain Adam Roberts, François Schuiten livre avec « Compulsion » (Editions Dargaud) un hommage (futuriste) à l’imagination.
Entretien avec François Schuiten, artiste fulgurant.
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Fils d’architecte (votre frère est lui aussi architecte mais pas seulement). Pour quelles raisons, la bande dessinée a eu raison de vous par rapport à l’architecture ?
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Il n’y a jamais eu de doute dans mon esprit. Je n’avais pas d’attirance pour pratiquer le métier d’architecte. C’était surtout le dessin qui m’intéressait. Mon père, mon frère et ma sœur étaient architectes. J’étais témoin direct des contraintes quotidiennes d’un tel métier. Cependant, mon père m’avait transmis sa passion pour l’architecture et la peinture. Il avait une haute idée des grands arts. Mon père a passé beaucoup de temps auprès de ses enfants à inculquer les rapports de composition avec des exercices précis. Très jeune, j’ai été poussé à avoir une réflexion artistique.
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Votre parcours est marqué par la précocité de votre carrière. Vous publiez dans Pilote votre première bande dessinée, « Mutation », alors que vous n’aviez que 16 ans. Etait-ce impressionnant de travailler parmi ceux que vous admiriez ?
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Ma plus grande fierté était d’être publié dans le même journal que Jean Giraud, Gotlib et Fred. J’admirais tellement ces dessinateurs. J’ai eu beaucoup d’émotions de voir mon travail imprimé.
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Au-delà d’être un grand pédagogue, Claude Renard a-t-il été un magnifique complice ? (Le Rail, Aux médianes de la Cymbiola,…)
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Je l’ai rencontré au moment où j’entre dans la section de la bande dessinée de l’Institut Saint-Luc. Une heure plus tard, nous étions les meilleurs amis du monde. Ayant 10 ans de plus que moi et des expériences dans différents domaines, Claude m’a beaucoup appris. Après mon père et mon frère, il a été un maître pour moi. Au fil du temps, nous nous sommes vus avant tout comme des dessinateurs.
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Avec votre frère, vous rejoignez l’équipe de Métal Hurlant. Comment pourriez-vous décrire l’ambiance ? Cette participation vous a-t-elle changé ?
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A l’époque, il existait déjà beaucoup de fanzines. Métal Hurlant marque clairement une rupture. Il y a une véritable vision de la bande dessinée pour adultes. Le rock et le cinéma prennent part dans l’aventure. Un grand nombre d’artistes tels que Caro et Jeunet, H.R. Giger ou encore Ridley Scott s’y intéressent.
Arrivé pour le numéro 13, je faisais tout pour rester dans le même train que toute l’équipe de Métal Hurlant. Très jeune dessinateur dans la rédaction belge de Pilote, je me sentais un peu éloigné de la sphère de René Goscinny. Ce fut un rêve de rejoindre Métal Hurlant car j’avais l’impression d’être dans une famille. Nous incarnions ensemble un certain esprit et c’était jubilatoire. Avec Claude, nous étions cependant en décalage par rapport aux dessinateurs français. Nous étions perçus comme les Belges de l’équipe donc un peu éloignés.
Il y a un défi permanent de travailler au sein de Métal Hurlant. Il fallait étonner les autres mais aussi s’étonner soi-même.
Il y a eu ensuite l’aventure (A Suivre). Grâce à des artistes comme Hugo Pratt ou Comès, nous avons pu tenter l’imagination pure. Le roman graphique est arrivé et cela a parmi à la bande dessinée d’élargir les espaces.
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Comment expliquer une telle longévité auprès de Benoît Peeters ?
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Nous nous sommes connus à l’âge de 12 ans et nous continuons de travailler ensemble avec la même complicité. Il n’y a pas de lassitude. Nous rêvons ensemble les histoires. Benoît écrit ensuite les dialogues et moi je dessine. Peeters a une personnalité analytique mais ensemble il arrive à se déconnecter.
Avec Benoît, nous ne faisons pas que de la bande dessinée. Il nous arrive notamment de mettre en place des spectacles.
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La trilogie des « Terres creuses » donnait-elle la place à une imagination sans limites ?
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J’aime beaucoup la première histoire des « Terres creuses » (1977). Je trouve qu’elle a très bien vieilli.
Elle est née grâce à la synthèse entre mon frère et moi. Luc est très engagé dans des causes pour la préservation de la nature. Il est un des premiers à avoir construit une maison solaire en Belgique.

« Les Terres creuses » nous a permis de former un seul et même auteur. Ce n’était ni totalement moi et ni totalement Luc. C’est le même processus avec Benoît Peeters. J’ai toujours aimé dialoguer avec un autre artiste. La pire des choses est de refaire le même livre. J’ai pu constater la souffrance de certains maîtres comme Franquin et Hergé. A cause du succès, ils étaient prisonniers de leurs personnages, Spirou et Tintin.
Avec Luc et avec Benoît, nous avons toujours eu le souhait de faire table rase avant de repartir sur de nouveaux projets. En tant qu’auteur de bande dessinée, il faut sans cesse explorer pour ne pas fossiliser – même si je peux décevoir les lecteurs. Heureusement, j’ai un public habitué à mes changements.
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Quelle est la place des femmes dans vos œuvres ?
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Elles ont toujours un rôle important. Il y a un regard admiratif voire fasciné.
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Que ce soit le métro (à Paris et à Bruxelles) ou le chemin de fer. Le voyage en train est-il mieux que la destination ?
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Je ne suis pas un grand voyageur. Le train représente le meilleur moyen de transport. J’ai toujours aimé les gares car ce sont des lieux qui vous permet de mieux comprendre les villes. Ce fut une joie pour moi de concevoir la station Arts et métier en hommage à Jules Verne. Il a fallu raconter une histoire. Actuellement, je travaille sur la nouvelle station du Grand Paris Express Pont de Sèvres. Elle aura un lien avec la manufacture.
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Que vous a apporté Benoît Sokal ?
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Nous avons commencé la bande dessinée au même moment à Saint-Luc. C’était un ami très drôle et tendre. Benoît avait même un regard pertinent. Il me manque beaucoup même si nous étions très différents. Benoît adorait la chasse moi non.
Nos enfants respectifs restent proches.
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« Le Dernier Pharaon » était-il à la fois un retour aux sources et en même temps une étude scientifique ?
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L’éditeur des éditions Blake & Mortimer souhaitait depuis longtemps que je réalise une aventure. Je ne me sentais pas capable dans le style d’Edgar P. Jacobs. Au fil du temps, j’ai changé d’avis. Un jour, un journaliste belge m’a transmis une note écrite par Jacobs. Il avait indiqué quelques possibles aventures de Blake et Mortimer. Une a attiré mon attention. Elle se passait au Palais de justice de Bruxelles. Je savais que Jacobs avait vécu en-dessous. Quand il a réalisé « Le Mystère de la Grande pyramide », j’ai eu l’impression que le palais de justice était comme une mémoire cachée – la culture égyptienne étant présente dans ce grand lieu de Bruxelles.

J’ai sauté sur l’occasion. J’ai alors réuni autour de moi une équipe de choc : le réalisateur Jaco Van Dormael, l’écrivain Thomas Gunzig et l’ami dessinateur Laurent Durieux. Nous avons élaboré ensemble le scénario du « Le Dernier Pharaon ». J’ai proposé un autre style de dessin que celui de Jacobs. Nous avons vraiment formé un cinquième auteur.
Cette aventure de Blake et Mortimer a été une véritable madeleine de Proust.
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La science-fiction vous fascine ?
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En effet. Je viens de publier chez Dargaud « Compulsion ». J’ai travaillé avec le scénariste et écrivain anglais, Adam Roberts. J’aime retranscrire un univers presque cinématographique même si je n’ai jamais souhaité devenir réalisateur. J’ai participé à des films notamment pour la conception de costumes mais c’est surtout l’aventure artistique qui me plaît.
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La guerre est-elle une étude à la fois passionnante et angoissante (vous êtes membre de la Red team depuis 2020 qui imagine les conflits du futur) ?
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Notre mission est d’imaginer dans les 20,30,40 années des mondes étranges. C’est le cœur même de la science-fiction. L’armée a compris que les auteurs avaient pu avoir raison sur les dangers du futur. Même si au départ j’ai eu des réticences (je ne souhaitais pas travailler pour des militaires), l’idée m’a plu car elle était à la fois très scientifique et à la fois elle témoigne d’une extraordinaire ouverture de l’imaginaire. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec d’autres auteurs très créatifs.
Je suis entré dans la Red team avant la guerre en Ukraine. Suite à l’invasion russe, notre regard a changé. Le futur se rapprochait.
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Est-ce une façon de se rapprocher de Jules Verne ?
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C’est une façon de continuer à faire l’exercice des visions. Nous devons imaginer le monde de demain – pour le meilleur et pour le pire. Nous repositionnons ainsi le citoyen dans un vrai espace de réflexion.
Ce qui me fascine chez Jules Verne c’est avant tout l’objet. Il a conçu notamment le Nautilus – machine d’une grande modernité. Les gravures qui accompagnent les livres de Jules Verne font partie d’une vraie machine à rêver.
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Jim est-il un héros parmi d’autres ?
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C’est mon seul héros récurrent (rires). C’est un livre qui m’a dépassé. Je m’étais toujours refusé de parler d’intime. A la mort de mon chien Jim, l’émotion était si forte que j’ai réalisé le livre sans comprendre. Il ne m’arrive pas de rire devant mes dessins mais de pleurer oui. Comme une thérapie, « Jim » a su saisir la relation que j’avais eu avec mon chien. J’ai appris ensuite que « Jim » avait fait du bien aux lecteurs qui avaient également perdu un animal de compagnie.
« Jim » est à présent traduit dans une dizaine de langues. Mon combat est de prouver que le chien de compagnie est essentiel à notre vie quotidienne. Les animaux doivent être plus acceptés sur les lieux de travail. Avec mon nouveau chien, si je sais qu’un endroit ne le tolère pas (comme à la Poste), je n’y vais pas.
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Merci à Eric Dubois