« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! » répète inlassablement le poème de Jacques Prévert écrit qui évoque la mutinerie de 1934 à la colonie pénitentiaire pour enfants de Belle-Île-en-Mer. Encore de nos jours, le bagne stimule encore notre imagination.

À partir de la fin du XVIIe siècle, partout en Europe, les galères se multiplient. En France, elles sont supprimées par un édit royal de 1748. Sont alors créés les bagnes portuaires puis, un siècle plus tard, les bagnes coloniaux. Pendant le Second Empire et la IIIème République, se développent les bagnes militaires de « Biribi », les bagnes d’enfants et d’adolescents et autres établissements pénitentiaires pour mineurs. Tout un système pénal qui disparaît progressivement au milieu du XXe siècle et dont la mémoire demeure, fragmentée mais tenace, de centaines de milliers de destins broyés par la force légale.

Après une enquête approfondie sur l’affaire Seznec – Entretien avec l’historien et auteur du livre « Le Temps des bagnes » (Editions Tallandier) sur la question des bagnes de l’Empire français.
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Descendants des galères, les bagnes portuaires sont mis en place à partir de 1748. Quelles sont leurs particularités ?
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Il s’agit toujours du même principe, utiliser la force de travail des condamnés. En 1748, les progrès de la marine à voile, le coût des galères et leur efficacité déclinante en combat naval entrainent leur disparition. Une ordonnance de Louis XV met fin à leur existence tout en rattachant les hommes qui en dépendent directement à la marine royale en précisant que « toutes les galères dans les ports seront désarmées entièrement et les chiourmes seront gardées à terre dans des bagnes, salles de force ou autres lieux destinés pour les renfermer ».

Les galères ne voguent plus mais les galériens deviennent des forçats de terre à Marseille puis Toulon, Brest en 1749 et Rochefort en 1766. Pendant près d’un siècle, les condamnés vont être affectés aux diverses tâches requises par des ports militaires en pleine expansion. On suit la pensée du baron d’Holbach qui estime qu’un homme condamné à mort et exécuté « est perdu pour la société, celui qui travaille pour lui est de quelque utilité ; il répare en quelque sorte le mal qu’il a pu lui faire ». Ce que pense aussi Voltaire « Un pendu n’est bon à rien […], il est évident que vingt voleurs vigoureux condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie servent l’État par leur supplice, et que leur mort ne fait du bien qu’au bourreau que l’on paie pour tuer les hommes en public ».

            Ces forçats, à temps ou à perpétuité sont astreints aux différents travaux des arsenaux et font partie du décor avec leurs casaques vertes ou rouges et, souvent, l’astreinte du boulet. C’est aussi un monde qui fascine les écrivains comme Vicor Hugo, Alexandre  Dumas, Honoré de Balzac, Eugène Sue etc.

            Dès le début du XIXe siècle, on commence à se plaindre du coût et du peu de rentabilité des bagnes portuaires avec, de plus, un effet délétère sur la population libre des ports. En 1838, le baron Tupinier, directeur des prisons et arsenaux note que le travail d’un bagnard représente à peine le quart ou le tiers de ce qu’on est en droit « d’exiger d’un homme libre payé comme journalier ». Non seulement, il ne fait pas grand-chose mais « trouve en rentrant au bagne une nourriture, frugale sans doute, mais préférable aux mets grossiers dont se contentent la plupart des paysans de la France et des classes malaisées de nos grandes villes ».

            Rapports et notes enracinent peu à peu l’idée que la Marine royale ne trouve pas son compte dans cette économie du travail forcé. En 1846, le baron Portal, ministre de la Marine, dénonce ce qui est devenu « une charge affreuse ». Pour lui, les forçats « coûtent beaucoup mais [ils] corrompent la population de nos arsenaux ». Il annonce la création d’une commission devant examiner s’il n’y a pas lieu de les déporter « dans un lieu où l’on pût leur présenter l’espérance d’un meilleur avenir ».

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Les bagnes coloniaux sont-ils nés par la volonté des différents régimes politiques français du XIXème siècle d’éloigner le plus loin possible les criminels ? Bagnes au Levant, en Guyane ou en Algérie. Sont-ils également le reflet d’un empire français puissant ?
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Effectivement, l’idée d’éloigner les condamnés de France métropolitaine est partagée par les différents régimes politiques. Elle est présente sous la Restauration et la Monarchie de Juillet puis mise en place sous le Second empire. Après nombre de rapports et d’enquêtes, c’est la Guyane, pour diverses raisons, qui va être choisie pour recevoir les forçats de France de par une loi de 1854 les astreignant « aux travaux les plus pénibles de la colonisation ». Ce sera aussi le cas de la Nouvelle-Calédonie pendant trente ans de 1867 à 1897. Pour ce qui est de l’Algérie destinée à devenir une colonie de peuplement libre, on n’y a envoyé que des condamnés politiques. Il y eu aussi des lieux d’enfermement en Indochine (Poulo Condore) et ponctuellement, au Gabon et à Obock en Somalie destinés, dans ces lieux à des condamnés de ces zones géographiques.

            Toutes ces implantations sont évidemment liées à un empire colonial étendu à toutes les mers du globe. Il faut bien comprendre que ce que l’on nomme les « bagnes » relèvent non du ministère de la Justice ou de l’Intérieur mais du ministère des Colonies, lui-même héritier du ministère de la Marine. Il y a ainsi un fil ininterrompu entre les galères, les bagnes portuaires et les bagnes coloniaux.

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Avec la loi du 27 mai 1885 qui empêche les condamnés récidivistes de revenir en métropole après leur peine, la IIIème République est-elle la plus sévère ?

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Ce qui est compliqué dans l’histoire des bagnes coloniaux c’est la différence juridique des condamnés que l’on exile à temps ou à vie. La loi de 1854 est ainsi relative à l’exécution de la peine des travaux forcés par « transportation » de ces condamnés en Guyane et/ou en Nouvelle-Calédonie. Ils sont donc des « transportés » relevant d’une peine en général prononcée par une Cour d’Assises et relevant de crimes et délits particulièrement graves. Les « relégués » dans les mêmes lieux le sont par une loi de 1885 concernant les multirécidivistes. Ce sont souvent de petits délinquants pour des délits parfois mineurs (ivresse sur la voie publique, coups et blessures de faible conséquence, vol à la tire etc. ) mais qui passent de nombreuses fois devant des tribunaux correctionnels. Accumulant de petites peines dans un court laps de temps, ils peuvent, à l’issue de l’une d’entre elle, être considéré comme sans amendement possible et condamné à la relégation à vie en Guyane et/ou Nouvelle-Calédonie. Ils n’y sont pas astreints aux travaux forcés, occupent des cases collectives non fermées mais ne doivent pas s’éloigner d’un territoire donné tel celui de Saint-Jean-du-Maroni en Guyane. Il y a aussi une troisième catégorie, celle relevant de la « déportation » qui sanctionne des crimes des faits d’espionnage ou de haute trahison. Ce fut ainsi le cas d’Alfred Dreyfus.

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Pourquoi la justice ne punit pas officiellement « au bagne » alors que pourtant des milliers et des milliers de prisonniers y ont fait leur peine ?
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Le terme n’a aucune valeur juridique, personne n’a jamais été condamné « au bagne », un terme d’usage courant mais qui ne signifie rien pour ceux qui étaient soit « transportés », « relégués » ou « déportés ». À ma connaissance, seul un bâtiment de l’île pénitentiaire de Côn Son (au nom francisé de Poulo Condore)  au large de Saïgon [Actuelle Hô Chi Minh Ville] portait le nom de « bagne » mais pour signifier un lieu et non un texte du code pénal.

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Les bagnes militaires ont-ils pour objectif de briser les résistances afin de réintégrer les soldats dans le rang ?

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Il s’agit d’un autre univers, celui de la discipline militaire qui a toujours été particulièrement répressive dans l’histoire française. Essentiellement établis en Afrique du Nord au temps de la colonisation, ils recevaient soient des mineurs condamnés et y effectuant leur service militaire l’âge venu, soit des lieux de punition pour soldats du rang ayant à endurer telle ou telle peine. Selon la gravité de celle-ci, on pouvait être affecter à tel ou tel camp de travail dans des conditions très éprouvantes. Une catégorie à part était celle des « bataillons disciplinaires », des unités armées pouvant être engagées dans des combats mais soumis à une discipline particulièrement stricte.
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Certains prisonniers sont soumis aux travaux forcés, d’autres non. Le bagne est-il également le lieu de toutes les inégalités ?

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Pour prendre l’exemple de la Guyane, les deux à trois mille condamnés qui s’y trouvaient en permanence (en comptant les « libérés » astreints à résidence à l’expiration de leur peine)  y exerçaient à peu près tous les métiers. Les moins bien lotis étaient affectés aux camps forestiers aux conditions de travail et de survie particulièrement épouvantables. Les mieux considérés ou les mieux notés pouvaient prétendre à un poste à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni ou autres administrations ou engagés par de petits entrepreneurs locaux. Certains devenaient même « garçons de famille » c’est à dire domestiques au service des surveillants. Il faut imaginer aussi des lieux de toutes les combines où régnaient le caïdat, le jeu, l’alcool et l’homosexualité. Songez que les forçats étaient enfermés la nuit dans de grands dortoirs d’une cinquantaine de lits-hamacs avant que l’on ne les ouvre au matin. Dans ces conditions, les vrais truands préféraient être transportés en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie que de subir leur peine en maisons centrales.
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La multitude des évasions s’explique-t-elle notamment par les conditions de détention trop difficiles ?
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Pas particulièrement. Il faut d’abord s’entendre sur le terme d' »évasion ». Pour l’administration , on était considéré comme évadé après n’avoir pas réintégré son lieu de détention, douze heures après l’appel du soir. Pour l’historien, on ne doit considérer comme évadé, celui qui est déclaré « non-repris » et encore, on ignore ceux qui sont décédés en cours de cavale ou non renvoyés après une arrestation dans un pays voisin, ainsi essentiellement les Guyanes hollandaise et anglaise, la Colombie et le Venezuela pour ce qui est de la Guyane française. Dans ce territoire, une évasion n’était possible que par la mer, par la maîtrise d’une embarcation chargée d’eau et de ravitaillement à prévoir pour plusieurs jours de navigation. Ce qui n’avait rien d’évident et nécessitait de l’argent, des complicités et des compagnons d’évasion.
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Les conditions de détention du capitaine Dreyfus ont-elles sensibilisé lopinion publique ?

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Selon que l’on était dreyfusard, elles étaient considérées comme épouvantables. Selon les antidreyfusards, elles étaient scandaleusement clémentes sous un soleil tropical au sein d’une île à palmiers et noix de coco. En réalité, elle correspondait à des règles précises liées à la peine de la déportation qui n’impliquait nul travail forcé et permettait de « cantiner », c’est à dire de recevoir aliments et autres marchandises, en l’occurrence pour Dreyfus d’une épicerie de Cayenne. Les conditions de vie à l’île du Diable où il était seul détenu, supportables un temps, sont devenus très difficiles lorsqu’il fut soumis à une surveillance constante dans un espace réduit à partir du moment où commença à courir le bruit de sa possible évasion.

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Quelle fut la force du poème de Jacques Prévert, « La chasse à lenfant » (1934) ?

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Ici, c’est encore un tout autre univers que je décris dans mon livre. Celui des colonies pénitentiaires pour mineurs, le plus souvent en milieu rural mais il y en eût également dans la périphérie des villes. Souvent relevant d’initiatives privées au XIXe siècle (souvent religieuses), elles deviennent ensuite publiques. Les conditions de travail, de discipline, de mauvaise alimentation dans des locaux souvent insalubres sont dénoncées vigoureusement après la première guerre mondiale où de véritables campagnes de presse dénoncent les « bagnes d’enfants ». Plus que le poème de Prévert en lien avec une révolte de jeunes détenus à Belle-île ensuite pourchassés par les habitants et les touristes de passage, ce sont de journalistes tel que Alexis Danae, aujourd’hui trop oublié, qui ont amené de salutaires réformes.

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Au cours de vos recherches, de vos interviews et de vos voyages, qu’est-ce qui fut le plus surprenant et le plus émouvant à propos de la vie des bagnards ?
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J’ai tenté de traiter tous les types de « bagnes ». Je me suis donc beaucoup déplacé et pu mesurer la diversité des lieux et de situations. À Mettray, en Indre et Loire, demeurent les bâtiments d’une colonie agricole pour mineurs créé au XIXe siècle par un philanthrope et qui connut ensuite une dérive disciplinaire. Pour ce qui est de l’environnement des bagnes militaires, je retiendrai un séjour à Tataouine, dans le sud-tunisien devenu, en argot, une destination improbable. En Guyane, les vestiges des bâtiments dits de la réclusion à l’île Saint-Joseph, l’une des îles du Salut, au large de Kourou sont particulièrement impressionnants. En Nouvelle-Calédonie, l’île des Pins est un petit paradis que les Communards qui y furent déportés ne considéraient pas comme tel. Et au Viet-Nam, le « bagne » de Poulo-Condore, de par sa longue histoire qui perdura sous la présence américaine est peut-être l’un des plus prenants.
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