Actrice incontournable depuis son enfance dans les années 90, Natalie Portman surprend par ses choix et son jeu à chacun de ses films. Dans « Léon » (1993) de Luc Besson, à l’âge de 13 ans, elle incarne déjà un personnage fracturée. Dans son dernier film « May, December » (2023), Natalie Portman joue une actrice « intense » et trouble-fêtes dans une petite ville des Etats-Unis.

Son jeu puise dans de multiples influences et certaines de ses incarnations font écho à des émotions et des expressions auparavant aperçues dans ses films précédents. Natalie Portman possède une grande pluralité qui, malgré la différence des œuvres cinématographiques, la multitude des réalisateurs et des ambiances, nous fascine.

Entretien avec Jacques Demange, Docteur en études cinématographiques et ATER à l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès et auteur du livre « Natalie Portman – Dualités« .

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De par ses choix cinématographiques variés (films indépendants, grosses productions,…), la complexité de ses rôles à la fois physiques et mentaux, Natalie Portman est-elle une actrice qui étonne voire qui fascine ?

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La filmographie de Natalie Portman peut en effet se diviser entre différentes phases relativement distinctes. Il y a d’abord ses premiers films, tournés alors qu’elle est encore adolescente et qui la voit à la fois tenir l’affiche de grosses productions (Léon ; Star Wars) et de films plus indépendants (Mère et fille ; le film d’adolescent, le film de Zack Brach). À partir de Closer, Portman semble avoir passé un premier cap. Elle apparaît pour la première fois dans un rôle qui assume sa féminité et semble répéter certains stéréotypes pour mieux les déjouer. Cet aspect s’affirme par la suite comme une constante chez elle (voir l’exemple de Deux sœurs pour un roi ou de Lucy in the Sky). Mais, cette fonction critique ne l’empêche pas de se prêter au jeu des grosses productions (ses interprétations dans la franchise des Thor produite par la branche Marvel des studios Disney) tout en continuant d’apparaître dans des films artistiquement plus ambitieux (les films de Terrence Malick ou le récent May December de Todd Haynes). Ces passages constants entre films d’auteurs et superproductions peut étonner mais nous rappelle également que Natalie Portman est une actrice nord-américaine. À la différence des interprètes européens, les acteurs nord-américains sont des habitués de ces grands-écarts entre genres et régimes de production. C’est ce qui fait la force de leur jeu mais également l’épaisseur du mystère qui les entoure.

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Dans « Léon », est-ce finalement le personnage de Matilda qui suit un rite initiatique (de l’enfance à l’âge adulte, de la violence à la paix) ?

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Dès « Léon », Portman profite d’un personnage plutôt complexe. Il s’agit d’un rôle qui dépasse la fonction de supporting actor, c’est-à-dire de second rôle. La relation de Matilda et de Léon dépasse la simple métaphore filiale pour inverser fréquemment les polarités adulte/enfant. Dans plusieurs séquences, c’est à Matilda d’investir le rôle du parent, tandis que Léon apparaît comme un enfant désorienté. Cette subtilité a été permise par la grande maturité de Portman qui par son jeu enrichit la personnalité de son rôle. Léon met particulièrement en valeur cet aspect par la grande jeunesse de l’actrice. Plutôt que de se perdre en grimaces et autres tics de jeu que l’on permet généralement aux enfants-acteurs, Portman joue habilement de la profondeur de son regard pour conférer une autre dimension à son rôle.

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Alors que de nombreux enfants-acteurs disparaissent progressivement, Natalie Portman a eu une carrière cinématographique sans interruption. Est-ce une artiste en renouvellement permanent ?

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Dans Léon, une séquence montre Matilda revêtir différents déguisements (de Chaplin à Monroe) pour amuser Léon. Ce pourrait être une métaphore du style de Portman qui est à la fois toujours la même et toujours différente. Difficile, en effet, de la considérer comme une actrice de composition mais il également impossible de déclarer que Portman ne joue que son propre rôle. Je crois que la raison du succès de Portman est qu’elle a réussi à concilier l’image immuable de la star (qu’on reconnaît immédiatement) et la polymorphie propre à toute actrice de talent. En ce sens, Portman offre bien une image duelle, ce qu’annonçait d’ailleurs parfaitement le personnage de Matilda dans Léon qui apparaît comme une image contrariée de la candeur enfantine.
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Le personnage de Padmé dans la préquelle de Star Wars se cache sous de multiples identités (reine, servante, sénatrice, guerrière, victime…). Est-ce aussi une dualité entre corps d’apparat et corps féminin ?

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Le personnage de Padmé dans les trois premiers films de la saga Star Wars rejoue en effet ce phénomène de variation dans la répétition : Padmé est l’impératrice mais ne cesse de se camoufler derrière différents costumes. Paradoxalement, c’est dans le premier épisode que Natalie Portman apparaît au naturel alors même que son personnage se dissimule derrière le rôle de l’une de ses servantes. Le corps authentique de l’actrice semble ainsi entrer en inadéquation avec la personnalité de son rôle. Il est vrai que par la suite, Portman sera assez peu reconnaissable : son visage recouvert de fond de teint et surmonté d’une coiffe gigantesque. Les trois films de George Lucas sont également intéressants dans la façon dont ils représentent l’évolution du corps de l’actrice en lien avec l’évolution de la fonction sociale de son rôle : jeune fille, puis femme désirable et enfin mère. A posteriori, on peut se dire que c’est un peu réducteur et je crois que c’est en effet le cas. Dans une certaine mesure, Padmé apparaît comme un duplicata quasi-parfait de la Princesse Leila qui déjà se présentait comme une héroïne typique des space operas, c’est-à-dire capable de faire preuve d’éclat lors de séquences d’action mais qui est toujours renvoyée à son statut de femme-objet (Padmé dans le second épisode) ou de femme sacralisée (Padmé dans le troisième épisode en tant que mère sacrificielle).

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Le corps de Natalie Portman est-il un personnage principal dans de nombreux films (Closer, Song to Song, Hotel Chevalier, Jackie, V pour Vendetta…) ?

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Natalie Portman a très tôt eu conscience de son statut de femme à Hollywood et du discours misogyne entourant les représentations des actrices à l’écran. De fait, à partir de Closer, elle semble avoir cherché à subvertir ce système de représentations de l’intérieur. En apparence, Portman cultive l’image d’un corps soumis aux diktats de la perfection (son statut d’égérie pour la marque Dior souligne bien cette idée), mais dans ses films, son corps est fréquemment mis à mal. Que ce soit dans Black Swan ou dans May, December, Portman cherche sans cesse à affirmer que son corps est avant tout son outil de jeu et ne saurait se confondre avec une simple image de marque. Sur ce point, sa participation à la franchise Thor peut se lire comme un désir de prouver ses capacités physiques. Avant même Black Swan qui est souvent cité en référence, Closer offrait une belle illustration de cette orientation vers la performance. Dans une célèbre séquence du film, Portman apparaît dans un club de strip-tease et réalise une danse pour l’un de ses clients. Cette scène est intéressante à analyser car, alors que tout désigne Portman comme objet de désir, ses mouvements, ses gestes, ses déplacements à l’intérieur du cadre la voit réinvestir le rôle de sujet principal, tandis que son partenaire masculin n’apparait plus que sous la forme d’un spectateur impuissant. Le corps apparaît ainsi comme un moyen d’incarnation et non plus seulement comme une surface de projection accueillant les fantasmes du public ou du récit.
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La mort est-elle libératrice dans « Black Swan » ?

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La fin de Black Swan me semble délibérément ambigüe. La mort de Nina (le personnage interprété par Portman) peut apparaître comme un accomplissement, marquant la fin du processus jusqu’au-boutiste prôné tout au long du film. Pour être honnête, je crois que ce dénouement cathartique s’inscrit pleinement dans l’esprit poussif du cinéma de Aronofsky qui ne brille pas par sa subtilité. Cette remarque n’est pas gratuite mais me semble prouver que regarder un film depuis l’actrice ou l’acteur permet d’envisager de façon différente certains de ses aspects. On peut ne pas aimer un film pour sa mise en scène mais le louer pour le jeu des acteurs qui l’interprètent. En l’occurrence, Aronofsky a pour qualité de laisser une pleine latitude à ses actrices et acteurs qui, souvent, sauvent ses films. Dans cette perspective, Black Swan me semble être un grand film de Portman mais pas nécessairement une réussite quand on considère le film du point de vue de sa réalisation. C’est encore le cas de The Wrestler ou de The Whale qui tous deux permettent à des acteurs éprouvés par les difficultés personnelles (Mickey Rourke, Brendan Frazer) de prouver, le temps d’un film, que leur talent n’a pas tout à fait perdu son souffle.

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Le malheur (les pleurs, la folie et l’effroi) accompagne-t-il sans cesse la carrière de Natalie Portman ?

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Je crois que ces particularités sont désormais inséparables des acteurs « à l’américaine », c’est-à-dire soumis aux lois de la psychologisation accrue des rôles. Durant longtemps, Hollywood prônait le naturel, désormais il s’agit d’incarner la surréalité du pulsionnel. D’où, également, les régimes drastiques auxquels se prêtent les actrices hollywoodiennes et hollywoodiens : prise ou perte de poids, musculation. Il s’agit de pousser le réel dans ses retranchements au risque de perdre pied et un peu de sa santé mentale. Dans une certaine mesure, on pourrait discuter de la justesse de cette remarque dans le cas de Portman. En bonne actrice nord-américaine du début des années 2000, Portman semble avoir cultivé un goût certain pour l’art de la suggestion et l’intériorisation délibérée de ses émotions à l’écran. Son cas n’est pas sans rappeler celui de Matt Damon ou de Leonardo DiCaprio. Or, cette tendance semble aujourd’hui se développer selon deux axes bien distincts : une neutralisation de plus en plus franche de l’émotion (façon Matt Damon) ou, au contraire, une orientation vers la sur-expressivité (à la manière de DiCaprio depuis Once Upon a Time… in Hollywood). Portman, quant à elle, semble suivre la trajectoire de DiCaprio comme le prouve May, December. Son rôle autoréflexif qui la voit interpréter une actrice vouée aux principes de la Méthode l’invitait naturellement à grossir son jeu, mais au-delà du contexte narratif du film, je crois qu’il s’agit d’une attitude stylistique qui ne fera que se confirmer dans l’avenir.

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Dans « Retour à Cold mountain » ou dans « Jane Got a gun », le western donne-t-il la possibilité à Natalie Portman d’être la gardienne du foyer (américain) ?

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Il est vrai que le western contemporain s’amuse fréquemment à reprendre les tropes du genre pour mieux les transformer en permettant, par exemple, à une actrice d’occuper le haut de l’affiche. Dans cette perspective, Jane Got a Gun me semble bien plus probant que Retour à Cold Mountain dans lequel Portman apparaît surtout comme la gardienne des valeurs du foyer marital. Dans Jane Got a Gun, le personnage de Portman a ceci d’intéressant que son indépendance ne passe pas par un refus des conventions mais par leur modification. Jane conserve son rôle au sein du foyer mais c’est désormais elle qui tient la crosse du fusil. Symptôme des temps qui changent mais également preuve qu’un cinéma progressif peut exister sans rejeter la totalité du fond mythologique qui a suscité notre amour pour certains genres.

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Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Natalie Portman ?

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Je crois que l’intérêt scientifique que l’on porte pour une actrice et un acteur permet de (r)éveiller en nous cette ancienne passion qui nous faisait affronter le climat glacial de l’hiver pour se rendre dans une salle de cinéma ou qui nous permettait de rester éveillé jusqu’à une heure tardive pour regarder en intégralité un film diffusé sur le petit écran. Le goût pour les actrices et les acteurs a quelque chose à voir avec une nostalgie qui ne suffoquerait pas sous le poids de la poussière accumulée par les années mais qui ne cesserait d’éveiller en nous cette petite étincelle qui nous pousse à écrire. Le critique de cinéma Roger Tailleur avait dans un article comparé nos rapports avec les actrices et acteurs de cinéma à une relation d’amour. D’abord la passion, puis l’habitude qui condamne parfois à l’oubli. Mais je crois que certaines actrices et certains acteurs résistent à cette condamnation par l’intensité de leur jeu, par la force et la vigueur sans cesse renouvelée de leur apparition à l’écran. Il y a chez eux comme une constante première fois lorsque leur visage fait scintiller le grand écran. À n’en pas douter, Portman appartient à cette caste.

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