De par son dessin bluffant, ses dialogues étranges et ses sujets percutants, Lucas Nine est un artiste énigmatique. Fils du grand dessinateur Carlos Nine, l’Argentin détient une immense connaissance de la culture française. Passionné de cinéma (muet) et de peinture, Lucas Nine pourrait vous parler pendant des heures de ce qui le fascine. Animaux, vampires ou intrépides enquêteurs, les personnages lui ressemblent : Ils sont en quête de la suite.

Après le formidable « Budapest ou presque » et l’intriguant « Delicatessen« , Lucas Nine revient en force avec « La Peur émeraude« . Paris est à nouveau théâtre de phénomènes étranges. René Dulac, grenouille détective, mène l’enquête.

Entretien (parisien) avec Lucas Nine, artiste argentin et acteur de son propre univers graphique.

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Après « Delicatessen », René Dulac est de retour. Est-ce parce que vous aimez l’ambiance parisienne ?

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En effet. Paris a une grande capacité de théâtralité. J’ai visité la ville avec ma femme en 2016. Nous avons été très impressionnés. Paris est très proche de Buenos Aires, ma ville, d’un point de vue spirituel. L’architecture est également similaire.

Nous avons de plus aimé étudier la ville d’un point de vue historique. Nous nous sommes même mis en tête de trouver des instants où de multiples arts pouvaient interagir dans l’espace. Au début du XXème siècle, de nombreux artistes tels que Van Gogh ou Toulouse Lautrec sont venus à Paris dans la même optique. Ils ont ensuite diffusé leurs influences dans le reste du monde.

Quand je raconte une histoire à propos de Paris, c’est toujours le point de vue d’un Argentin. Il y a une distance qui est forte puisque quand je dessine c’est à Buenos Aires. Quand vous n’êtes pas du coin, vous imaginez la vie quotidienne. C’est comme si l’endroit était un livre. Vous développez un certain fantasme.

J’ai fait le même exercice pour le livre « Budapest ou presque ». Cependant, la ville que j’ai dessinée était loin de la vraie capitale hongroise. J’aime les clichés car ils me permettent de faire des caricatures. Par exemple, dans ‘Budapest ou presque’, je me présente comme un artiste froid avec une vraie approche graphique. Tout cela est bien différent avec « La Peur émeraude ».

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Paris est-elle comme une scène dans vos récits ?

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Souvent. Cependant, mon travail s’apparente avant tout à un dialogue. Même quand il s’agit d’animaux, mes personnages parlent sans cesse. Je dessine en permanence afin de trouver le bon ton, pour découvrir les meilleures poses et mouvements. Si vous vous êtes mis en tête de faire parler vos personnages, vous devez bien cerner leur personnalité.

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Ils sont gros, maigres, jeunes, vieux et même excentriques. Comment imaginez-vous vos personnages ?

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Ils me viennent à l’esprit juste après avoir choisi le lieu de l’intrigue. Je ne souhaite jamais refaire la même chose. Je me sens moi-même comme un acteur donc il est nécessaire de trouver une autre façon de jouer. Un nouveau personnage a besoin d’un nouvel auteur. Si c’est un antagoniste, vous devez agir comme un méchant afin de l’imaginer. Les caricatures du Français Honoré Daumier sont de grandes inspirations pour moi. Lorsque vous regardez son travail, vous voyez l’artiste lui-même.

J’aime dessiner des éléments anthropomorphiques. Même la sculpture « La Danseuse » d’Auguste Rodin a des caractéristiques animalières. Au cours du XIXème siècle, cette approche a été très importante.    

Parfois, les personnages m’inspirent l’intrigue. J’aime les laisser vivre seuls. Vous devez de temps en temps suivre vos propres personnages pour alimenter votre histoire. C’est à la fois surprenant et enrichissant.

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Comment avez-vous imaginé la couverture de « La Peur émeraude » ?

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Il s’agit d’une image rocambolesque. L’art visuel de la série Fantômas est une grande inspiration pour moi. J’aime également les peintures parisiennes du début de la Belle époque. La couverture de « La Peur émeraude » est un mélange de vieilles affiches et de l’art de Paris. J’ai essayé d’ajouter un aspect impressionniste qui convient à la ville.

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Vous représentez beaucoup d’animaux dans « La Peur émeraude ». Quel est votre préféré ?

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J’aime les cochons car ils proviennent d’un film muet français produit par Pathé « Les Cochons danseurs » (1907). Le réalisme était tel que je me suis demandé s’il s’agissait d’un acteur dans un costume ou d’un vrai animal sur scène. Ce fut le départ de tout.

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Les femmes dans « Delicatessen » et « La Peur émeraude » sont-elles des sorcières ?

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Il s’agit plus d’elfes ou de lutins. Ces créatures sont avant tout terrestres et n’utilisent pas de magie noire. Mes trois danseuses ne sont ni bonnes ni mauvaises – juste légèrement espiègles.

De plus, mes personnages féminins ne sont jamais les mêmes. Elles sont pleines de mystère – même pour moi-même. J’ai toujours préféré créer de nouvelles figures plutôt de reprendre les mêmes. Comme il s’agit avant tout de caricatures, j’aime donner des repères au lecteur pour qu’il se retrouve. Mais je prends un malin plaisir à duper afin de déjouer toute anticipation. J’ai toujours aimé les effets de surprises.

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Ecrire est une grande part de votre travail. Les mots font-ils partie de la fantaisie ?

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Les mots sont en effet centraux dans mon travail. Je donne beaucoup de maux de tête aux différents traducteurs de mes livres (en particulier Cécile Ramiez) (rires). Même si certains dialogues n’ont aucun sens, vous pouvez utiliser mes mots comme des sons. Ils sont comme des images. J’essaye d’écrire un peu en français afin de retrouver la sonorité de la langue.  

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Souhaitez-vous explorer à nouveau Paris pour un nouveau projet ?

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Quand je visite la ville, les idées arrivent. Pour « Delicatessen », j’avais l’habitude de traverser la ville. Ma femme et moi avons pris des photos afin d’enrichir mes histoires. Il m’est même arrivé de jouer quelques scènes dans la rue dans le but de créer des personnages. C’est ainsi que j’ai eu l’idée du « corbeau ». Ma femme m’a pris en photo. Je voyais le « corbeau » comme un personnage à la fois sombre, distant, hypocrite mais aussi drôle. Il sera la « star » de mon prochain livre.

Il est évident que j’ai un lien plus fort avec Paris que Budapest. J’y suis allé bien plus souvent. Mais parfois, le manque d’informations peut être bénéfique : vous devez laisser place à la fantaisie.

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