Véritable maître de l’illustration durant le XXème siècle, Gus Bofa est peu à peu redécouvert de nos jours. Publicitaire, critique littéraire et théâtral, dessinateur de journaux de guerre, l’artiste a multiplié les passions graphiques. Créateur du courant le Salon de l’araignée, Gus Bofa (1883-1968) se démarque par son esprit de liberté et d’indépendance. Les formes envahissent la page et les personnages fixent le spectateur comme par défi. Une signature qui révèle un véritable talent de la communication. Des artistes contemporains de la bande dessinée comme Tardi ou Charles Berbérian revendiquent la grande influence de Bofa dans leurs œuvres.
Ami de l’écrivain Pierre Mac Orlan, Bofa est également un dessinateur qui adapte la littérature : La Fontaine, Cervantès, Marcel Aymé, Emile Zola… Toutes les œuvres reprennent une certaine énergie avec la vision de l’artiste dandy. En 1932, Bofa illustre « Candide ou l’Optimisme » de Voltaire. Par son talent, il colore et harmonise le monde du jeune ingénu. Tiré à l’origine à seulement 100 exemplaires et orné de 64 compositions dessinées et gravées par Bofa lui-même, « Candide » se redécouvre dans un livre commenté aux éditions Michel Lagarde. Jusqu’au 2 mars 2024, une exposition présente même quelques gravures au 13, rue Bouchardon à Paris.
Entretien avec le spécialiste Michel Lagarde.
.
.
.
.
Dès le début de sa carrière, Gus Bofa est-il un artiste à part ?
.
.
.
.
Dès les premières années de son adolescence, Gustave Blanchot s’affirme en se choisissant un nom d’artiste : Gus Bofa. Il a la volonté de changer le cours de sa vie puisque, fils de militaire, il devait tôt ou tard étudier à l’école de Saint-Cyr. Lorsqu’on regarde ses dessins d’adolescent, on peut constater que c’est un artiste talentueux influencé par ses contemporains tout en ayant son propre style. A 17 ans, Bofa publie ses premières œuvres et se fait remarquer dans le monde des affiches publicitaires vers 1905-1906. Elles sont exposées dans toutes les rues et les théâtres de Paris. Une centaine (dite Gus-Bofa) a pu être réalisée à tel point que le nom de Gus Bofa commence à être bien connu. Les affiches sont malheureusement de nos jours oubliées et il en reste très peu. C’est une perte car on croit que Bofa a connu le succès uniquement au sein de La Baïonnette. Blessé à la jambe au combat vers la fin de l’année 1914, il devient un collaborateur régulier du journal à partir de 1916. Gus Bofa reste encore aujourd’hui l’artiste de La Baïonnette le plus moderne et le plus drôle. Le dessin de presse vieillit pourtant mal. En 1917, Bofa publie son premier livre intitulé « Chez les Toubibs ».
.
.
.
.
De 1920 à 1930, Gus Bofa anime le Salon de l’araignée. Ce dernier offre la possibilité à de nombreux artistes de réaliser un travail de grande qualité. Bofa est-il en lutte contre un certain académisme voire une certaine médiocrité ?
.
.
.
.
Le Salon de l’Araignée se met en place en réponse au Salon des humoristes – vieille garde du dessin. Au sein du cercle de Bofa, l’humour pouvait être perçu comme trop patriotique et grivois. Pourtant, il y a tout de même quelques artistes à sauver de ce salon. Jean Veber, Edouard Devambez et Marcel Capy ont même participé au Salon de l’araignée. La sélection se fait grâce à des amitiés. Bofa est un avant-gardiste de l’illustration et du dessin en général. En tant que critique littéraire, il fréquente les écrivains de l’après-guerre comme Pierre MacOrlan. Par conséquent, Bofa était devenu quelqu’un d’influent.
J’espère retrouver un jour des photographies qui montrent la manière dont les œuvres étaient exposées et encadrées à la galerie de Devambez à Paris. Il semble que chaque artiste avait une certaine liberté lors des expositions.
Le salon de l’araignée a duré pendant une dizaine d’années. Dès qu’il a intéressé des officiels, Gus Bofa a souhaité saborder le mouvement. Le salon de l’araignée a disparu des mémoires jusqu’il y a une dizaine d’année avec un livre que j’ai eu le plaisir d’éditer.
.
.
.
« Candide ou l’optimisme » (1759) est un conte philosophique qui utilise le grotesque comme arme. Est-ce une œuvre idéale à illustrer pour Gus Bofa ?
.
.
.
.
Lorsque le livre sort en 1932, l’âge d’or de l’illustration est révolu suite à la crise de 1929. Les éditeurs voient fondre leur clientèle. Les productions deviennent par conséquent rares. Le « Candide » de Gus Bofa est sans conteste une commande mais pour une centaine d’exemplaires édités (85 sont commercialisés) et tous nominatifs. L’objectif pour l’éditeur est de viser un public de bibliophiles fortunés. En illustrant « Candide ou l’Optimisme » de Voltaire, il y a une volonté d’illustrer une œuvre connue de tous.
Gus Bofa réalise un travail d’adaptation soigné avec tout de même une certaine dérision. Ses gravures ont un trait magnifique et de très belles couleurs.
.
.
.
.
Le labeur s’additionne-t-il avec une certaine liberté ? Qu’est-ce qu’une adaptation graphique de Gus Bofa ?
.
.
.
.
Avant d’être un illustrateur, Gus Bofa est un écrivain visionnaire. Même pour une adaptation, il apporte toujours son propre style. « Candide » est un bon exemple : Les dessins sont libérés de l’obligation de retranscrire fidèlement le texte de Voltaire. Le roman comporte 30 chapitres. Gus Bofa réalise quant à lui 32 illustrations couleurs. Les dessins en noir et blanc, humoristiques voire érotiques, sont beaucoup plus libres.
La manière de composer de Gus Bofa a d’ailleurs été copiée au fil des années.
.
.
.
.
Gus Bofa n’hésite pas à dessiner des scènes de violence. Le traumatisme qu’a connu l’artiste pendant la Première Guerre mondiale est-il présent dans « Candide » ?
.
.
.
.
Le roman de Voltaire est en effet violent. Des personnages comme Pangloss sont sans cesse martyrisés. Voltaire n’a aucune pitié. Gus Bofa n’a pas gommé cet aspect de « Candide ».
.
.
.
.
Gus Bofa apprécie-t-il le personnage de Candide ?
.
.
.
.
A priori non. Candide est souvent représenté comme idiot ou de dos. Cependant, je pense que Bofa s’amuse avant tout. Il n’hésite pas à s’éloigner du texte de Voltaire. Aucun personnage n’est épargné.
.
.
.
.
Gus Bofa va-t-il plus loin que Voltaire ?
.
.
.
.
« Candide ou l’Optimisme » se termine avec la fameuse maxime « Cultivons notre propre jardin » qui sonne comme un apaisement après toutes les péripéties tout au long du livre. Chez Bofa, les personnages sont amochés et presque ennuyés dans leur jardin. Le dessinateur apporte sa vision de « Candide » en prolongeant le texte.
.
.
.
.
Qu’est-ce qui est singulier dans cette adaptation ?
.
.
.
.
Suite à son travail à La Baïonnette, Gus Bofa a réalisé ses chefs d’œuvre (« Malaises » 1930, puis « La Symphonie de la peur », « La Croisière incertaine ») tout en continuant un travail de commande pour des ouvrages de bibliophilie. Le trait n’est pas le même selon les époques. Gus Bofa travaille au crayon noir pour ses propres livres tandis que pour les adaptations il privilégie la phototypie pour ses propres ouvrages et la gravure pour « Les Voyages de Gulliver », « Les Fables de La Fontaine » « L’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts » et bien évidemment Candide . La gravure offre à Bofa une grande liberté et une grande modernité.
L’illustrateur Georges Beuville va s’inspirer de ce style pour son adaptation de « L’Île au trésor » (1949). L’influence de Gus Bofa va même perdurer des années après sa disparition, une revendiquée par Tardi et des années plus tard par les représentants de « La nouvelle bande dessinée » comme on la nommait dans les années 2000. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à ses travaux sont des dessinateurs. A l’exception de ses affiches qui touchaient un large public dans les années 1910, Gus Bofa a été toujours un artiste secret, apprécié des bibliophiles, se constituant une tribu de dessinateurs autour du salon de l’Araignée un public d’esthète, restant en dehors de toute école ou mouvement de mode.
.
.
.
.
Gus Bofa a en effet pu intéresser des artistes de bandes dessinées tels que Blutch, Tardi, Christophe Blain ou encore Joann Sfar. Pourquoi faut-il le redécouvrir ?
.
.
.
.
Nombre de grands artistes comme Bofa ont été oubliés. Il y a 20 ans, les éditions Cornélius ont su republier certains de ses travaux. De nos jours, des expositions et des œuvres d’études rendent hommage à Gus Bofa. Il est important de le présenter aux jeunes générations.
Son travail a pu même influencer les studios Disney. Les publications européennes des années 30 ont été source d’inspiration pour les Américains Je n’ai cependant pas la preuve que Gus Bofa ait pu servir de modèle. Ses tirages étaient très limités et par conséquent réservés à la France.
Cependant, il y a quelques années, j’ai rencontré Peter De Sève qui a été le dessinateur de Scrat de la saga animée « L’Âge de glace ». Il voue une grande admiration pour le travail de Gus Bofa. Il a su traverser les époques.
.
.
.
.