Par son style, par ses personnages typiques et par son genre unique où le crime règne en maître, Agatha Christie fait partie des plus grands auteurs du Royaume-Uni. Hercule Poirot, Miss Marple, « Dix petits nègres », … Un grand nombre de ses livres sont devenus de véritables classiques de la littérature anglaise. Et pourtant, la vie et le mode de travail d’Agatha Christie restent plein de mystères.
Autrice du livre « Agatha Christie : Les Mystères d’une vie« , Marie-Christine Baylac a su mener l’enquête.
Entretien quelques semaines après la disparition d’Elizabeth II.
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Au Royaume-Uni, les livres d’Agatha Christie sont les plus lus avec la Bible, ceux de William Shakespeare et ceux de J.K. Rowling. Pourquoi un tel succès encore de nos jours ?
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Agatha met en scène une Angleterre éternelle, presque immuable. Avec nos yeux de Français, nous avons pu trouver les obsèques de la reine Elizabeth II surannées ; pour les Britanniques ce ne fut pas le cas. Au-delà d’une description de l’Angleterre éternelle, Agatha, au même titre que des auteurs comme Victor Hugo et Honoré Balzac, dépeint avec justesse la nature humaine : les qualités et les défauts des êtres, les relations hommes-femmes, l’attrait de l’argent, la banalité du mal, la mort. En ce sens, ses livres traversent le temps.
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Dès l’enfance, Agatha Christie déborde d’imagination mais est seule, ne fréquentant pas l’école. Était-elle plus à l’aise dans la fiction que dans la réalité ?
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La petite Agatha n’avait pas besoin de véritable compagnie ni de jouet pour s’occuper ; un simple cerceau suffisait à animer son imagination : il se muait en cheval, monté, selon les jours, par une dame de la Cour en promenade ou par un vaillant chevalier qui part à la guerre ; une autre fois, il devenait un train. La fillette aimait inventer des personnages. Elle trouvait même que ces derniers étaient plus vrais que celles et ceux qu’elle rencontrait en chair et en os. Souvent seule – son frère et sa sœur étant en pension et sa mère ayant décidé qu’elle n’irait pas à l’école – elle apprend à lire sans aide à l’âge de cinq ans. Dès lors ses parents lui ouvrent leur bibliothèque où elle peut tout dévorer. Ces parents et surtout sa mère jouent un rôle essentiel dans l’épanouissement de cette enfant imaginative et sensible.
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Dès La Mystérieuse Affaire de Styles (1920), il y a les plans des lieux, descriptions méticuleuses, poison redoutable (l’arme préférée de Christie), familles de la haute société. Agatha Christie donne-t-elle les clés pour que le lecteur devienne lui-même enquêteur ?
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Agatha n’écrit pas tant des romans policiers que des romans d’énigmes. À chaque fois elle façonne – elle cisèle – une intrigue et donne les clés au lecteur afin qu’il puisse lui-même mener l’enquête et la résoudre. Au départ de l’histoire le suspect est évident, puis il est apparaît que ce n’est certainement pas lui le coupable et finalement, à la fin, on s’aperçoit souvent que c’est bien lui ! Les romans d’Agatha paraissaient toujours d’abord en feuilletons. Les lecteurs les découvraient donc dans le journal. Puis, à la parution en livres, ils achetaient ceux-ci pour les relire, non seulement parce qu’ils avaient adoré l’histoire mais aussi pour comprendre l’intrigue, souvent trop complexe pour être appréhendée dans sa totalité à la première lecture.
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Lorsque vous mentionnez Christie vous l’appelez par son prénom…
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Oui car lorsque j’écris une biographie, au fil de mes recherches, je finis par éprouver une connivence avec mon personnage. Pendant des mois, je vis constamment avec lui, en m’appliquant bien sûr à conserver le recul de l’historienne, mais il devient un véritable intime … au point que mon époux et mes enfants n’échappent pas à ses faits et gestes et à mes réactions et interrogations.
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Hercule Poirot est un détective belge à la fois caricatural (petit, tête d’œuf, fort accent, arrogant, gras) et à la fois virtuose. Doit-on se méfier des apparences chez Agatha Christie ?
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Poirot est en effet un personnage caricatural, d’une maniaquerie étonnante mais c’est justement parce qu’il est maniaque qu’il est capable de s’intéresser au moindre détail et de résoudre les énigmes les plus difficiles. Il recense les indices comme autant de pièces d’un puzzle qu’il doit assembler pour comprendre ce qui s’est passé. Les apparences du personnage collent bien avec son art d’enquêter. C’est aussi sans doute ce qui fait sa popularité.
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Hercule Poirot est chaste tandis que Miss Marple est une vieille fille. Sont-ils par conséquent à l’abri de pulsions assassines ?
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Pourquoi le seraient-ils ? Poirot dit lui-même que nous sommes tous des assassins en puissance…Et dans Hercule Poirot quitte la scène, il se fait assassin pour punir le criminel qui échappe à la justice. Ce qui est certain, c’est qu’Agatha a toujours détesté les excès. Le monde d’Agatha est victorien, exempt de scènes sanglantes. Comme elle le fait dire à Poirot, si le lecteur veut du sang, qu’il lise un manuel de médecine légale. Elle fuit le roman noir qui s’affirme aux Etats-Unis.
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Que penser de la fugue d’Agatha Christie en décembre 1926 (11 jours) ?
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Je pense qu’il s’agit d’un coup monté qui l’a dépassée. Son époux voulait divorcer, elle a tenté de l’en dissuader en lui faisant comprendre qu’elle serait incapable de surmonter une séparation. Cette disparition, c’est une forme de chantage.
Avant de disparaître, la jeune femme gare son automobile à proximité de la maison où son époux et sa maîtresse passaient le week-end. Elle se rend ensuite dans un hôtel chic d’une station balnéaire du nord de l’Angleterre où elle s’enregistre sous le nom de cette dernière. En aucun cas, elle ne pense que cette histoire va devenir publique. Or la presse s’empare de l’affaire, toute l’Angleterre se mobilise pour de grandes battues ; pour la première fois, on utilise même un avion pour survoler la zone où elle doit se trouver. Son mari est soupçonné de l’avoir assassinée. Finalement Agatha essaye de trouver une sortie honorable en prétendant une amnésie. Mais peu y croient. Le Parlement est saisi sur les dépenses engagées pour la retrouver.
C’est un véritable traumatisme pour Agatha qui n’en parle pas dans son autobiographie et qui, toute sa vie, interdira qu’on en parle et gardera le mystère sur cette disparition.
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Le Crime de l’Orient-Express (1934) traite d’un épineux sujet : le meurtre d’un enfant. Le lecteur est-il troublé par la suite des événements (les représailles) ?
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Dans les romans d’Agatha, le crime est toujours puni. Le Crime de l’Orient-Express est une exception. Poirot renonce à poursuivre les douze meurtriers de Ratchett qui, des années auparavant, a enlevé la petite Daisy Armstrong, exigé une forte rançon puis tué la fillette. Son crime est tellement épouvantable qu’il mérite de mourir. La romancière fait passer la morale du cœur avant la justice humaine.
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En plus de l’intrigue policière, les écrits d’Agatha Christie sont également le reflet de l’époque. Que pensait l’écrivaine de ce Royaume-Uni en mutation (de la Première Guerre mondiale aux années 70) ?
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Agatha est une femme conservatrice. Toute sa vie, elle a eu la nostalgie de l’époque victorienne, celle où les femmes de la bonne société ne travaillaient pas (comme sa mère !) et où les domestiques étaient de « véritables » domestiques dévoués à leur maîtres et sachant se tenir. Si, en 1973, elle vote pour l’entrée du Royaume-Uni au sein du Marché commun européen, c’est sous l’influence de son époux.
Ses romans ne portent pas la marque de son époque et encore moins de ses opinions même si on trouve des échos à l’actualité : ainsi Le chat et les pigeons (1959) se situe au moment du renversement du roi Fayçal. Dans Les Pendules (1963), on voit des intellectuels britanniques séduits par l’idéologie communiste passer à l’Est. Passager pour Francfort semble prédire un détournement d’avions par le Front populaire de libération de la Palestine qui se produit au moment de sa sortie (1970). Mais ce sont des exceptions. Agatha sait que ses lecteurs aiment son côté old fashion.
Old fashion, elle l’est aussi dans le regard qu’elle porte sur l’empire britannique. Elle reste convaincue que les Britanniques forment une « race » supérieure même si elle éprouve des sentiments amicaux et une certaine tendresse pour les femmes et les hommes du Moyen-Orient qu’elle côtoie lors des longs séjours qu’elle fait sur les champs de fouilles aux côtés de son époux archéologue.
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Pour quelles raisons Mort sur le Nil (1937) est l’un des livres les plus populaires ?
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L’Égypte et son antique civilisation font rêver. C’est en 1922 que Howard Carter a découvert le tombeau de Toutankhamon. Mort sur le Nil est un extraordinaire huis-clos avec une histoire banale mais romanesque : un homme abandonne sa fiancée pour épouser une femme plus riche, plus belle et, qui plus est, amie de cette fiancée qui monte alors un plan machiavélique pour se venger.
Dès juillet 1933, Agatha avait écrit une nouvelle sous ce titre puis elle avait pensé à en faire une pièce de théâtre, Clair de lune sur le Nil. Finalement après un Noël en famille à Assouan, elle décide d’écrire un roman.
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Quelles sont les différences entre les écrits d’Agatha Christie et Mary Westmacott (son pseudonyme) ?
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Agatha Christie a écrit, sous le pseudonyme de Mary Westmacott six livres dans lesquels elle a mis beaucoup d’elle-même. On peut même parler de récits intimes alors qu’elle disait que sa vie privée n’intéressait personne. Ainsi Portrait inachevé (1934) raconte son enfance, sa jeunesse et ses déboires avec son premier mari. Dans les autres, elle dévoile son amour de la musique, sa conception de l’éducation, plus généralement, elle traite de l’amour, de ses formes, de sa complexité.
Agatha a été furieuse quand sa double identité a été percée aux États-Unis en 1944 par une agence photo et, plus encore, quand la presse britannique en a fait état en 1949.
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Dix petits nègres (1939), 1,2, 3… (1940), Cinq petits cochons (1942) … Ces titres font référence à des comptines pourtant les histoires traitent de meurtres. Agatha Christie est-elle finalement celle qui s’amuse le plus à raconter des histoires ?
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On sait combien les comptines de son enfance ont inspiré Agatha. Parfois, elles ne lui suggéreront qu’un titre, telles Hickory Dickory Dock (Pension Vanilos) ou les titres des chapitres comme dans Un, Deux, Trois … D’autres fois, dans Ils étaient dix, Cinq petits cochons, Trois souris, Une poignée de seigle … elles fournissent la trame du roman. Bien sûr qu’Agatha s’amuse et nous avec elle ! Agatha a une imagination prodigieuse. Elle raconte comment elle élabore chaque roman, construisant même une partie des dialogues en monologuant dans la rue. Passer à l’écriture est, dit-elle, une corvée, nécessaire pour gagner de l’argent. Elle le répète : elle écrit pour gagner sa vie et celle des siens et quand le fisc devient trop gourmand, après la Seconde Guerre mondiale, elle décide de ne plus écrire qu’un roman par an.
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Comprenez-vous la polémique autour du titre des Dix petits nègres devenus Ils étaient dix (les versions américaines et britanniques avaient modifié le titre depuis longtemps) ?
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Aux États-Unis, Dix petits nègres a entamé sa carrière sous le titre de Dix petits indiens : pas question de vendre une histoire de « nègres » dans un pays où la ségrégation était si forte ! Puis il s’est changé en Ils étaient dix. Au Royaume-Uni, dans le contexte de l’émancipation des colonies, ce titre s’est imposé. Finalement la France était en retard.
Toute cette polémique aurait sans doute irrité Agatha qui n’avait aucune intention raciste en écrivant cette énigme qui est un véritable tour de prestidigitation.
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Harley Quinn est un personnage de l’univers d’Agatha Christie qui sort du lot. Pourquoi une telle excentricité ?
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La jeune Agatha était subjuguée par le paranormal. Elle a écrit ce qu’elle appelle des nouvelles psychiques, notamment une série de nouvelles qui ont pour héros Le mystérieux Mr Quinn, Harley Quinn en anglais. En 1930, elle les réunit dans un recueil qu’elle dédie « A Arlequin, l’invisible ». Mr Quinn emprunte au personnage de la commedia dell’arte son apparence et son caractère imprévisible ; il apparaît et disparait sans crier gare et a le pouvoir de se rendre invisible. Il a pour fonction d’aider Mr. Satterthwaite, l’autre héros de ces nouvelles, à résoudre des meurtres.
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Persuadée de périr dans les bombardements que subit Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, Agatha Christie écrit « Hercule Poirot quitte la scène » mais le publie seulement en 1975. L’aspect sombre et crépusculaire reflète-t-il le climat délétère que connaît le Royaume-Uni pendant la guerre ?
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Agatha écrit pendant la guerre deux ouvrages qui doivent clore les enquêtes de Poirot et de Miss Marple : Hercule Poirot quitte la scène et La dernière énigme. Elle les met au coffre et les considère en quelque sorte comme des assurance vie dont devront hériter sa fille et son époux à son décès.
En 1975, n’étant plus capable d’écrire et avec l’accord de sa fille, elle autorise la publication de Hercule Poirot quitte la scène. Agatha y met en scène le criminel parfait, à l’instar de Iago dans « Othello » (1603) de William Shakespeare. Norton tue par personnes interposés : il les pousse à assassiner à sa place. Rien ne permettant à la justice de l’arrêter, c’est Poirot lui-même qui, à l’article de la mort, le tue.
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Hercule Poirot meurt-il pour qu’il ne soit pas utilisé par un autre auteur ?
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Oui. Agatha ne voulait en aucun cas qu’un autre écrivain puisse s’emparer de ses personnages. Mais ses descendants ont autorisé une universitaire britannique à ressusciter Poirot au milieu des années 2010 !
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Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Agatha Christie ?
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Sa grande liberté, sa force morale, son talent bien sûr ; tout ce qui lui a permis de mener à bien ce qu’elle appelait « le métier de vivre ».
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