Aussi à l’aise sur Terre que dans l’espace, Yoko Tsuno est une véritable icône féminine du monde de la bande dessinée. D’abord accompagnée des adolescents Jacky et Célestin, la jeune électronicienne japonaise prend rapidement son indépendance et connaît son premier album, « Le Trio de l’étrange » en 1968. Avec « Les Gémeaux de Saturne », album paru cette année, Yoko est à présent à sa 30ème aventure. C’est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir ces superbes albums dessinés et scénarisés par Roger Leloup, ancien collaborateur de Jacques Martin et d’Hergé. Il y a tant à apprendre de Yoko Tsuno – femme libre et intrépide.

Entretien avec Roger Leloup, grand artiste et dessinateur passionné.

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Peut-on dire que c’est la Seconde Guerre mondiale qui vous a donné la passion des machines (vous avez notamment été le témoin de combats aériens) ?

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La guerre a éclaté alors que je n’avais que 6 ans. Mes parents m’ont annoncé la terrible nouvelle et je suis monté dans ma chambre. J’ai alors vu le ciel rouge. Je pensais que c’était la guerre alors qu’il ne s’agissait que d’une aurore magnifique. Comme de nombreux belges, ma famille a connu l’exode. Nous avons quitté notre ville de Verviers et nous nous sommes réfugiés en Aveyron (France). J’ai vécu des moments merveilleux comme ceux que Marcel Pagnol raconte dans le livre « La Gloire de mon père » (1957).

Photo: D.Fouss

Avec la fin des combats, ma famille et moi sommes rentrés en Belgique. Nous vivions entre deux gares. Je me suis alors passionné pour les chemins de fer. Les machinistes arrêtaient leur locomotive derrière chez moi. J’avais 10 ans et il arrivait qu’ils m’invitent à venir avec eux. Je tirais sur le régulateur et la locomotive avançait. Je me suis mis alors à dessiner les trains mais également des grues, des autos et des avions. Pendant les cours à l’école, il m’arrivait de crayonner des avions dans les marges de mes cahiers. Les croix représentaient les rafales. Les instituteurs m’ont d’ailleurs à cette occasion attribué quelques zéros (rires).

Je construisais également des maquettes. Tout ce qui était technique me passionnait.

J’ai suivi des cours particuliers de dessin. Je faisais de l’aquarelle et de la peinture.  A l’âge de 15 ans, Jacques Martin, le dessinateur d’Alix et époux d’une Vervetoise que ma famille connaissait bien, m’a proposé de travailler pour lui et pour Hergé.

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Vous restez 15 ans dans les Studios Hergé (162 Avenue Louise à Bruxelles). Vous travaillez en effet en étroite collaboration avec Jacques Martin, Peyo et Hergé.

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A cette époque, je dessinais essentiellement les décors des aventures d’Alix et de Lefranc. Avec de tels artistes, j’ai pu apprendre avec plus d’efficacité. Seul, je pense que je n’aurais pas pu me lancer de la même façon.

Hergé dessinait les aventures de Tintin sur un brouillon. Je reportais ensuite les cases au bon format et les bulles. Hergé dessinait ensuite Tintin. Bob de Moor, son bras de droit, faisait le décor et, quant à moi, je réalisais principalement les véhicules. J’ai par exemple dessiné la 2 CV des Dupont et Dupond (je me suis inspiré de ma voiture). J’ai également conçu la chaise roulante du Capitaine Haddock dans « Les Bijoux de la Castafiore » (1963). La page était réalisée mais il y avait les tâches de nicotine des cigarettes d’Hergé et de de Moor. Je retouchais alors la page – même si Hergé ne me l’avait jamais demandé. Il m’est également arrivé de repasser sur son trait. Cela m’amuse lorsqu’on parle du courant « La ligne claire » (rires)…

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Vous avez notamment dessiné l’avion le Carreidas 160 Jet de l’album « Vol 714 pour Sydney » (1968).

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A l’âge de 14 ans, j’ai gagné un concours d’aviation. Le prix était un baptême de l’air. J’ai pu survoler la Belgique. Le pilote m’a donné les commandes et m’a expliqué comment tenir les commandes. Je devais surveiller le niveau, ne pas déraper dans les virages. J’ai pu voler ainsi 4 ou 5 fois. C’était une formidable expérience mais je n’ai pas continué car je n’avais pas l’argent pour suivre des cours d’aviation.

Lors de la reprise de « L’Île Noire », j’ai dessiné les avions de façon plus moderne. C’est amusant car c’est le premier album de Tintin que j’ai lu. Etant malade, ma mère m’avait offert « L’Île Noire ». Je n’aurais jamais imaginé que j’allais redessiner les avions de cette aventure.

Avec « Vol 714 pour Sydney », Hergé voulait réaliser un pastiche de la vie du constructeur français Marcel Dassault. La première case de l’album montre un Boeing 747 arrivant à Djakarta. Je me suis souvenu que lorsque j’étais au cinéma j’avais vu une publicité pour la Qantas, compagnie aérienne australienne. J’ai eu l’idée de représenter le même appareil. Hergé m’a ensuite demandé de réaliser un jet d’affaires. J’ai même conçu une maquette du Careidas 160 comme s’il s’agissait d’un écorché d’usine. Un type avait raconté à Hergé que l’avenir de l’aviation c’était la géométrie variable. Des chasseurs avaient certes été conçus ainsi mais pour des avions civils – cela aurait été trop lourd. J’ai dessiné l’ensemble du Careidas 160 et je l’ai repassé à l’encre mais Hergé ne voulait pas que cela se sache. De nos jours, de nombreuses bandes dessinées sont signées par plusieurs dessinateurs. A l’époque, seul Hergé devait être considéré comme l’unique auteur de Tintin. Ses collaborateurs, Bob de Moor et moi-même, ne pouvions pas être cités. Je peux le comprendre. Lorsque vous achetez une Twingo, il n’y a pas le nom de l’ouvrier qui l’a montée. Chez Hergé, nous n’étions que des employés.

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Les studios fonctionnaient-ils selon l’humeur d’Hergé ?

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C’était un homme très secret. Je ne l’ai vu jamais très enjoué. Il a connu beaucoup de misère après la guerre. Même lorsque je travaillais aux studios, j’ai pu voir qu’Hergé recevait toujours des lettres de menaces. Il provoquait beaucoup de jalousie.

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Que pensez-vous de la reprise des aventures de bandes dessinées après le décès de l’auteur original ?

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J’ai été formé par des dessinateurs conteurs – ils réalisaient eux-mêmes leurs histoires. Une personnalité comme Franquin réalisait tout seul les aventures de Gaston Lagaffe. Il avait son propre humour et il faut vraiment être de mauvaise façon pour dire que ce n’est pas drôle. Gaston Lagaffe était un réel rayon de soleil dans le monde de la bande dessinée. Franquin aurait dit qu’il ne voulait pas que l’on puisse reprendre son héros après son décès. C’est tout à fait compréhensible. Dans le monde de la musique classique, personne n’imaginerait reprendre les concertos de Bach et de Mozart.

Si le dessinateur tient à son personnage, il est logique qu’il ne soit pas repris par un autre. J’ai conçu tout seul Yoko Tsuno. Je ne souhaite pas qu’un autre dessinateur puisse reprendre le personnage.

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Vous intégrez Yoko Tsuno dans un album de Jacky et Célestin en 1968. Est-ce une héroïne qui est apparue brusquement dans votre imagination ou Yoko était déjà dans votre esprit ?

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Ce fut un grand honneur pour moi de travailler aux côtés d’Hergé mais je savais que si je continuais ainsi, je ne pourrais pas progresser. De plus, comme je travaillais dans ses studios, beaucoup d’éditeurs craignaient subir le courroux d’Hergé. J’ai décidé de prendre mon indépendance.

J’ai réalisé pour Peyo quelques pages des Schtroumpfs. Il m’a ensuite proposé de reprendre les aventures de Jacky et Célestin. J’ai dessiné l’album « L’Araignée qui volait ». Jacky et Célestin devaient aider un Japonais. C’était l’époque où le Japon avait le monopole des inventions électroniques. Yoko est un personnage qui accompagnait Jacky et Célestin dans leur mission. Je me suis à mis à aimer cette jeune japonaise et Dupuis, la maison d’éditions, voulait avoir de nouveaux héros. Yoko a littéralement pris le pouvoir face à Jacky et Célestin.

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Vous avez intégré votre fille adoptive coréenne, Annick, dans les aventures de Yoko Tsuno. Elle est le personnage Rosée du matin. Yoko prend-t-elle parfois le dessus sur son créateur, vous-même ?

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Lorsque j’ai réalisé sa première aventure, « Le Trio de l’étrange » (1971), elle s’appelait Yoko Shirisho. Le dessinateur Maurice Tilleux m’a conseillé de lui donner un nom plus court. Un lecteur m’a écrit un jour qu’il aimait mes aventures mais que Yoko était moche. J’ai pris cela comme un défi et j’ai changé le look de mon héroïne. Au deuxième album, Yoko est devenue plus réaliste. Je n’ai plus aucun modèle. Yoko est le fruit de mon imagination. Je suis tombé plus tard sur une photo d’une petite vietnamienne qui rentrait dans un avion américain. Elle fuyait son pays. Cette enfant était le sosie de Yoko. Même certains lecteurs japonais m’ont dit qu’elle était le portrait craché de leur sœur. Pour plus de subtilité, j’ai donné à Yoko une grand-mère chinoise. Même si les relations ne sont pas très bonnes entre le Japon et la Chine, mon personnage est un lien.

Yoko ne m’appartient pas – elle nous appartient. Ce sont les lecteurs qui ont permis que ses aventures puissent continuer. Je dois tout à Yoko.

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« La Frontière de la vie » (1977) est un album particulier car il s’inspire du bombardement de Rothenburg en mars 1945. Est-ce l’aventure la plus humaine de Yoko Tsuno ?

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Oui et c’est l’album qui a beaucoup changé Yoko.  Une jeune fille m’a écrit qu’elle avait choisi de faire des études d’hématologie (étude du sang) grâce à l’album « La Frontière de la vie ».

Je devais réaliser une aventure de Yoko (« L’Orgue du Diable » – 1973) qui devait se terminer dans la ville allemande de Rothenburg. C’est un endroit qui a gardé un style d’architecture médiévale. J’ai finalement abandonné l’idée. Je suis tout de même allé visiter Rothenburg accompagné de ma fille adoptive de six ans, Annick. Je voulais réaliser un album sur l’alchimie. Le dernier jour de notre séjour, je suis entré dans une librairie tenue par une vieille dame. J’ai demandé si elle avait des livres historiques sur Rothenburg. Il y avait un livre emballé dans du papier. Il s’agissait d’un morceau d’article écrit en gothique. Les Allemands utilisaient cette police d’écriture pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait des photos en noir & blanc et une épitaphe : « Vous que nous pleurons ». C’était un hommage aux morts de la guerre. Lors du bombardement de Rothenburg, un grand-père, une grand-mère, un petit garçon et une petite fille avaient été brulés par les bombes au phosphore. Je raconte ce fait à ma femme. Annick a entendu et s’est exprimé avec le peu de français qu’elle connaissait : « Pourquoi la petite fille est morte ? ». Même lors de notre retour en voiture en Belgique, ma fille posait sans cesse des questions. Chez nous, j’ai craqué et j’ai dit à Annick que la petite fille de Rothenburg n’était pas morte et que j’allais raconter son histoire en bande dessinée.

Un autre jour, ma femme m’a montré un papier médical me demandant si j’avais ce même groupe sanguin. Un enfant de la même école que ma fille était atteint de leucémie (comme mon personnage Magda de « La Frontière de la vie ») et il lui fallait du sang. Je me suis alors rendu à l’école et j’ai pu voir qu’il y avait des albums de Yoko Tsuno dans la salle d’attente. Cela m’a beaucoup ému.

Avec une équipe de TF1, je suis retourné à Rothenburg. A proximité d’une boulangerie, j’ai remarqué une petite fille assise dans sa poussette. Elle était exactement comme Magda. J’ai raconté l’histoire à ses parents et j’ai eu cette petite fille sur mes genoux.

Avec « La Frontière de la vie », Yoko a changé et mon public s’est féminisé. « Le Dragon de Hong Kong » (1986) est également un album très humain. Les vêtements que porte Yoko sont inspirés par ceux que ma fille adoptive avait lors de son arrivée en Belgique.

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Comment est née l’idée de votre roman « Le Pic des ténèbres » (1989)

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J’étais devant mon ordinateur et j’ai mon reflet dans l’écran. Je me suis dit que je préférerais voir une jolie fille que ma tête floue (rires).

Je me suis alors mis en tête d’écrire un roman – « Le Pic des ténèbres ». Tyo l’androïde est née ainsi. J’espère un jour publier une aventure avec elle et Yoko. Elles s’opposent.

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Vous aimez humaniser les robots ?

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Lorsque vous construisez un robot c’est un robot. Un androïde est une chose différente car il s’agit d’une copie humaine. Voilà un être immortel en souffrance car, contrairement aux hommes ou aux femmes, il n’a ni père ni mère.

L’intelligence artificielle existe selon moi lorsqu’elle crée elle-même. « Dans le Temps des Immortels » (2017), Zarkâ l’androïde demande de l’aide à Yoko car elle n’arrive pas à inventer. Lorsque les robots n’auront plus besoin de nous – je conseille aux humains de quitter la Terre (rires).

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Comment est née l’idée des « Gémeaux de Saturne », le dernier album de Yoko Tsuno ?

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Je voulais au départ une histoire de sauvetage simple. Alors que je dessinais la page 30, j’ai ressenti une grosse fatigue. Le docteur m’a informé que j’étais atteint du Covid-19. J’ai été hospitalisé pendant 9 jours afin de soigner un de mes poumons. Allongé dans mon lit, je ne pouvais rien faire mais j’ai finalement été guéri. Mon fils est venu me chercher en voiture le 1er novembre 2020. Le temps était magnifique et j’avais les larmes aux yeux. Les aventures de Yoko ont repris. Comme moi, elle tombe malade dans « Les Gémeaux de Saturne ». Lors de son songe, elle voit sa mère et lui demande pardon pour le tort qu’elle a pu lui faire. Yoko a repris ensuite confiance.

C’est également un album sur les microbes. Les extraterrestres peuvent être infiniment petits et dangereux.

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Vous dites que lorsque vous dessinez Yoko, vous avez son âge. Votre bande dessinée est-elle une évasion ?

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Oui même si je suis un homme, je me mets dans la peau d’une jeune fille. Je dois réagir de la même façon que Yoko. C’est une femme libre qui ne se mariera pas et qui se défend en utilisant la force de l’agresseur.
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