Les Potamoks, Merlin, Sir Pyle S. Culape, Spirou & Fantasio, P’tit Boule & Bill, les Tuniques bleues,… Les œuvres de José Luis Munuera sont remarquables par leur diversité et le style unique de leur dessinateur. D’album en album, cet artiste espagnol n’hésite pas à changer de genre et d’univers. C’est certain : la passion du dessin et des histoires le guide. Tout juste sorti en libraires, « Bartleby le scribe » est un bel exemple du talent de José Luis Munuera. Adaptation d’un roman du grand Herman Melville (1853), l’album montre une nouvelle version de la ville de New York. Entretien avec José Luis Munuera, artiste sans frontières.
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Avec votre énergie débordante, vous avez exploré un grand nombre d’univers de la bande dessinée (pour les enfants, le roman graphique, les aventures,…). En plus d’être dessinateur, vous êtes scénariste. Tout vous inspire ? Vous refusez toute étiquette ?
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La grande chance que nous donne la Bande dessinée, c’est que cela ne coûte pas énormément à produire. Il vous suffit juste d’avoir un crayon, du papier… et une envie folle! J’aime autant la comédie que le drame, autant les mondes fantastiques que les récits historiques. J’aime autant partir d’un dessin caricatural que d’un plus réaliste… Il serait finalement dommage de se limiter d’un point de vue créatif à un seul registre littéraire ou graphique. Il y a encore quelques années de cela, un dessinateur de 25 ans trouvait un personnage et toute sa vie il était destiné à raconter les aventures de ce dernier. Pourquoi pas ? mais, en ce qui me concerne, je préfère explorer tous les univers possibles et imaginables selon mes envies et ma propre évolution personnelle et artistique.
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Vous enchaînez les collaborations avec les scénaristes Joann Sfar, Jean-David Morvan, Philippe Buchet, Juan Díaz Canales, les BeKa,… Travailler à plusieurs c’est stimulant ? Vous dessinez à partir d’un texte ou à partir d’idées ?
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On travaille toujours à partir d’un texte, mais celui-ci peut ensuite prendre des tournures différentes : on peut se concentrer davantage sur l’intrigue principale ou au contraire se concentrer sur des aspects secondaires. Cela dépend de la collaboration qu’on établit avec le ou la scénariste. Il faut surtout arriver à avoir une confiance mutuelle. Travailler avec quelqu’un d’autre est forcément un processus enrichissant à partir du moment où l’on trouve des points communs, faire parfois des concessions, parfois réussir à convaincre son partenaire de la qualité de vos propositions… mais c’est toujours pertinent de sortir de sa zone de confort. En travaillant avec quelqu’un, vous allez explorer un autre univers. Faire un album avec un nouveau scénariste c’est un peu comme faire un voyage dans une autre région, une autre contrée. C’est toujours une expérience.
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Presque chaque heure de la journée, vous dessinez.
Est-ce une nécessité pour vous ?
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Ma nécessité n’est pas de dessiner, mais de dessiner de la bande dessinée. C’est différent. Le dessin seul implique de trouver le plaisir dans le propre fait de dessiner. Dans mon travail, il n’y a pas de dessins qui se succèdent mais il y a en fait une histoire à raconter. Le dessin ne me procure pas à lui tout seul cette nécessité. J’ai appris le dessin pour pouvoir raconter des histoires et j’ai appris à raconter des histoires pour pouvoir les dessiner.
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Y’a-t-il des auteurs qui vous inspirent?
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Bien sûr, la liste des références et des auteurs que j’admire est presque infinie! Des auteurs espagnols, sud-américains, des auteurs de comic books ou de mangakas. La bande dessinée est un moyen d’expression gigantesque avec un grand nombre d’approches, de points de vue, de personnalités différentes autant qu’au cinéma ou dans la littérature. De ce point de vue, je n’ai pas de “maître” ou un seul auteur qui soit mon référent. Au contraire, je regarde tout et j’apprends de tous. Et je ne me limite pas seulement à la bande dessinée : le cinéma, le théâtre, la peinture, l’illustration, la littérature… l’ensemble du monde de la culture entier m’inspire.
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Vous avez souvent repris un personnage classique (voire canonique) allant jusqu’à même le transformer – L’origin story est un exercice passionnant ?
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À l’exception de Nävis, je ne fais pas d’origin story. Avec Spirou ou Zorglub, je reprends un univers préexistant et je m’adapte. Reprendre un personnage ou un univers puis l’adapter est en effet un exercice fascinant, et, si on y pense, presque inévitable : toute histoire, toute trouvaille graphique est l’interprétation de l’autre. Shakespeare adorait s’emparer des histoires déjà existantes et les remodelait. Homère faisait de même. La culture et la science, se construisent de la même façon. Nous créons toujours quelque chose progressivement avec ce qui nous a précédés. J’adore pouvoir travailler au sein d’un écosystème graphique et narratif préexistant. J’y trouve toujours mon propre point de vue et ma vision.
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Avec Nävis, Philippe Buchet vous a fait totalement confiance ?
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Oui, Philippe participait plutôt en tant que “consultant” et me conseillait pour le design de certains gadgets technologiques ou pour la morphologie des extraterrestres. C’est un spécialiste, quelqu’un avec un talent particulier pour le développement des univers de Science-fiction. Son aide a été précieuse.
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Avec ‘Paris-sous-Seine’, vous vous êtes lancé dans les aventures de Spirou & Fantasio. L’exercice fut-il difficile car l’héritage extrêmement lourd ou vous avez eu tout de suite envie de choisir l’indépendance ?
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C’est un équilibre difficile mais fascinant que celui de porter littéralement sur votre dos l’héritage des auteurs qui vous ont précédée (De plus, au moins 2 d’entre eux étaient des génies de la bande dessinée). Cependant, il faut toujours être fidèle à soi-même, à sa vision, à sa propre personnalité. Avec Jean-David, nous avons travaillé avec une grande énergie et une grande passion. Nous nous sommes vraiment régalés de participer, le temps de 4 albums, à l’univers de Spirou. Il était si mythique pour nous.
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Votre Spirou est athlétique et très en action (course, samouraï, dans les airs,…). A-t-il un côté James Bond ?
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À partir du moment où c’est un héros d’aventures oui, mais pas pour le reste : il n’est pas un macho invincible au service de Sa Majesté. Spirou n’est pas un héros violent, qui séduit les femmes avec un simple mouvement de sourcils. C’est en fait un humaniste qui n’oublie jamais de regarder le monde autour de lui, d’explorer et d’aider les autres comme il le peut. C’est tout à fait un autre type de personnage. Mais, concernant la reprise du personnage et de son univers, oui en effet, c’est un peu comme James Bond. Comme il y a eu plusieurs acteurs à avoir incarné 007avec son propre style, nous, les auteurs avons fait de même.
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Les monstres occupent une grande place dans vos illustrations. Que représentent-ils pour vous?
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Nous sommes finalement tous des monstres ou plutôt, il y a en chacun de nous un ou plusieurs monstres. Le monstre est par définition ce qui est différent du reste. Il est hors norme, et par conséquent il est jugé monstrueux par les autres. De ce point de vue, le monstre est toujours fascinant, puisque, même s’il nous ressemble, il est aussi différent. Explorer son aspect mystérieux est un exercice passionnant. Même si le monstre présente un aspect horrible, il a toujours quelque chose d’humain.
Le monstre représente notre partie sombre. J’emploie le mot “monstre” lorsque je traite de ceux qui parmi nous agissent de façon horrible. Et pourtant ils restent pleinement humains. Il n’y a pas de monstre plus horrible que celui qui nous ressemble le plus. Pour moi, le personnage de Dustin Hoffman dans le film “Chiens de Paille” (1971) de Sam Peckinpah est le parfait exemple. C’est un intellectuel qui fait face à la violence. Il est transformé par les événements et devient finalement plus monstrueux que la créature d’ « Alien ». Cette dernière est un monstre, certes, mais elle l’est juste pour survivre.
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Avec Les Campbell, vous avez dessiné l’univers de la piraterie. Est-ce fut une vraie joie d’étudier ce monde de hors-la-loi ?
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Je me suis surtout inspiré des films de pirates et des illustrations. Mon univers est à l’opposé de celui que l’on peut imaginer de la piraterie. Mes pirates ne proviennent pas d’un fait historique. Ils viennent surtout de l’univers littéraire, visuel et fantastique. Je n’ai pas étudié les faits historiques pour m’inspirer mais finalement pour juste donner de la crédibilité au récit. Qu’importe s’il y a des incohérences historiques, du moment où l’ensemble est cohérent pour le lecteur, cela me va.
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Grand, mégalomane et nez phallique, Zorglub est devenu avec vous un personnage principal. Est-il plus intéressant car plein de défauts ?
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Bien sûr, comme avec le monstre, le “méchant” est finalement plus intéressant car il nous ressemble plus que le héros. Avec Zorglub en père de famille, avec sa vie domestique (oui, avec des robots et des gadgets, mais parfaitement vulgaires), j’ai essayé de construire un méchant comme vous et moi, un personnage avec des facettes différentes, pour le rendre intéressant. Les défauts, sont le sel des gens !
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Après Fraternity, vous retrouvez (sous un angle différent) la guerre de Sécession avec ‘Les tuniques bleues’.
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La guerre de sécession est un contexte historique fascinant, puisque l’on peut la considérer comme la première guerre contemporaine de l’histoire. Tous les vices, toutes les erreurs de l’Ancien monde se sont reproduits dans le Nouveau Monde. Dès le XIXème siècle, nous pouvons retrouver les mêmes erreurs, le même développement, le même monde qu’aux XXème et XXIème siècle. La guerre de sécession était déjà une guerre fratricide. Dans ce contexte, toute histoire dans ce contexte a une résonance contemporaine. La guerre, c’est un espace narratif où le meilleur et le pire de l’être humain sont intensifiés. C’est le terrain parfait pour aborder de nombreuses thématiques.
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Avec « Bartleby, le scribe », vous adaptez Herman Melville. Comment avez-vous conçu ce New-York oppressant et peu accueillant pour l’individu ?
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Encore une fois, ce New York n’est pas un New York réaliste : il appartient à mon imaginaire. Ce n’est pas non plus le New York de la fin du XIXème siècle, pas plus que celui du début du XXème siècle. C’est, pour moi, un New York presque de conte de fée (même si les contes de fées, n’oublions pas, sont à l’origine des histoires vraies parfois bien plus effrayantes que l’imagination). Ce New York appartient à cet univers qui commence par un “il était une fois”. J’ai tout de même voulu garder un aspect réaliste. Il était très important de proposer ma vision de la nouvelle de Melville avec un bel univers visuel afin suivre sa perplexité. L’histoire qui se produit devant nos yeux est un drame presque métaphysique. Les brumes, les buildings, la pluie, la neige… tout est là pour y créer une ambiance que le lecteur doit ressentir d’une façon physique. À vous de dire si j’ai réussi.
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Après toutes ces collaborations et ces albums, avez-vous encore des projets que vous adoreriez développer ?
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Bien sûr, les projets ne manquent pas : Je travaille encore sur des adaptations de romans classiques, des projets de créations tout public et je suis en collaboration avec d’autres scénaristes. Le monde narratif de la bande dessinée ouvre tant de portes que je ne risque pas de m’ennuyer, tant qu’on me laisse !
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Pour en savoir plus :
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« Bartleby le scribe » de José Luis Munuera d’après Herman Melville – Dargaud 2021