Depuis la nuit des temps, l’homme et l’animal vivent au sein du même environnement pour le pire et le meilleur. Cerf, sanglier, renard, loup, lapin ou encore canard, le gibier est divers et varié. Mais malgré la volonté de dompter voire de détruire, le chasseur a en même temps de la fascination voire du désir pour la bête qu’il traque.

Sergio Dalla Bernadina est Professeur d’ethnologie à l’Université de Bretagne Occidentale (Brest) donne son point de vue sur cette relation souvent ambiguë entre le chasseur et sa proie. Il dirige également le séminaire « L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi » à l’EHESS (ouvert au public).

 

 

 

Quels sont les liens entre la sexualité et la chasse ? Comment les sociétés ont perçu la confusion entre le prédateur et la proie, celle-ci devenant parfois un objet de désir pour celui qui le traque ? 

 

 

 

Les représentations occidentales de la chasse (récits, tableaux, photos, caricatures etc.) sont traversées par deux grandes métaphores. D’un côté, la métaphore militaire (la chasse comme confrontation avec un noble antagoniste). De l’autre, la métaphore amoureuse. Le chasseur anthropomorphise. Dans le premier cas, il virilise les traits de sa proie. Dans le second, il les érotise. À la place des pattes, parfois, la biche a des « jambes ». Elle se fait « dépouiller » par le regard concupiscent du chasseur comme s’il s’agissait d’une odalisque.

Cela vaut également pour les cultures exotiques. Dans beaucoup de sociétés, la recherche de la proie est comparée à une sorte de « drague », l’animal « se concède », « se donne » à « son chasseur » comme un amant consentant. Finalement, ce n’est pas une femelle que le chasseur aperçoit derrière les traits séduisants de la biche ou le « chant d’amour » de la caille, mais bien une femme.
L’excitation ressentie dans l’acte de poursuivre l’animal, de le pénétrer avec ses projectiles, d’inspecter et de manipuler son corps après la mise à mort rappelle l’excitation trophée avec lunettessexuelle. Mais le référent de ces rêveries, au bout du compte, est moins l’animal qu’un partenaire humain. On pourrait définir la chasse, en tant qu’expérience fantasmatique, comme une prise de possession de l’Autre (que ce soit un antagoniste ou un objet de désir) par animal interposé.
On pourrait rétorquer  que cette activité projective est courante, ce qui est indiscutable. Je pense cependant que dans le cadre de la chasse, cette aventure imaginaire prend une forme particulièrement concrète : la « sauvagerie » du cadre, l’épuisement physique qui altère la perception, les sollicitations sensorielles liées au contact direct avec les  éléments naturels, le fait que l’objet convoité est un être en chair et en os qui à la fin du spectacle mourra pour de vrai, donnent à la représentation, à la « fiction cynégétique », un surplus de réalisme.

 

 

 

La zoophilie a-t-elle toujours été condamnée ? N’est-elle pas surtout présente dans les songes du chasseur ?

 

 

 

Dans la tradition occidentale la zoophilie, qualifiée souvent de « bestialité », est considérée comme un acte contre-nature et donc sévèrement réprimée. Dans certains contextes documentés par les ethnographes, cependant elle était parfois tolérée. C’est le cas des sociétés pastorales où, sous une forme implicite,  elle pouvait être envisagée comme une « propédeutique », une étape « initiatique » dans l’apprentissage de la sexualité et dans le passage à l’âge adulte.

 

 

 

Les « chasseuses » sont-elles bien perçues dans le monde de la chasse et depuis combien de temps il en existe dans les sociétés occidentales ?

 

 

 

Une belle étude de l’anthropologue Alain Testart montre la fréquence, au niveau planétaire, des interdits empêchant les femmes de verser du sang. Ces interdits, d’après lui,  reposent tmp842312691585384449sur des raisons symboliques : par sa physiologie, la femme est connotée du côté du sang. Les deux sangs (celui de la femme et celui de la proie) ne doivent pas se superposer quitte à produire une sorte de « court-circuit ».  D’autres raisons, évidemment, contribuent au retard avec lequel le femmes, dans la tradition occidentale, ont été admises à l’exercice de la chasse.  Les préjugés populaires stigmatisent   les chasseresses en tant que « figures du désordre ». Dans les stéréotypes populaires elles occupent deux positions extrêmes : la lesbienne d’un côté, la « dévoreuse d’hommes » de l’autre.  Dans le monde aristocratique et de la grande bourgeoisie,  on le sait, ces préjugés sont moins forts, que l’on songe à la biographie de Karen Blixen ou aux chasseresses implacables et passionnées décrites par Ernest Hemingway et quelques autres romanciers.

 
Que nous dit la sexualité des animaux de la nôtre, les humains ? (complexe, tabou, inspiration)

 

 

 
Je n’ai pas les idées trop claires à ce sujet. Il faudrait en parler avec des éthologues. Je me limite a constater que, lorsque  les valeurs d’une société changent, le discours sur la sexualité des animaux change aussi, toujours à des fins démonstratives. C’est un peu comme pour le Bon sauvage, qui pouvait redevenir mauvais si les circonstances rhétoriques le demandaient.

 

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Dans des temps très anciens, l’homme (ou le grand singe) était surtout une proie plutôt qu’un prédateur. Est-ce aussi une des raisons pour lesquels il est devenu omnivore ?

 

 

Je ne saurais pas dire. Cela me fait penser aux réflexions de  José Ortega Y Gasset rappelant que nous sommes les deux choses à la fois. Il suffit pour cela de regarder notre dentition : la partie extérieure est celle d’un prédateur (les incisives, les canines), la partie intérieure est celle d’un ruminant.

 

 

 

A l’exemple de Saint Hubert devant le cerf, le chasseur peut-il avoir de la compassion voire du respect envers sa proie ?

 

 

 

Cela peut arriver. C’est d’ailleurs un topos de la littérature cynégétique. Pendant longtemps484830_10151927128467151_238118569_n j’ai pensé que le respect et la compassion n’étaient que des prétextes, des stratagèmes verbaux, puisque la proie, au bout de l’action de chasse, est tuée (en gracier quelques-unes de temps en temps permet de se déculpabiliser). Aujourd’hui, je pense que la compassion du chasseur est authentique. Et le plaisir de tuer aussi. Une chose n’empêche pas l’autre.

 

 

 

Le chien ou encore le faucon ont été enrôlés pour servir le chasseur. La chasse est-elle aussi une guerre contre le sauvage ?

 

 

 

Elle l’a été pendant très longtemps. Nous avons tendance à oublier la vitesse du changement de perspective : la réhabilitation du sauvage n’a pris que quelques dizaines d’années. L’histoire de l’Occident est l’histoire de notre mise à distance du sauvage. Notre lutte contre  la nature sauvage (plantes et animaux), ainsi que contre l’animal sauvage qui est en nous (notre sauvagerie à nous). Le sauvage, dans la longue épopée qui nous a amenés à la modernité, était  l’instance qui s’opposait au processus de domestication de la planète. L’aire sémantique de ce terme ne contemplait pas  que le « noble gibier » des traites de chasse et de fauconnerie. Le mot « bête sauvage » renvoie aussi à la notion de « brute », de « nuisible, de « vermine ». Le paysan cherche à cultiver son champ, et la vermine arrive : les prédateurs, mais aussi les herbivores, y compris les plus gentils comme les lièvres et les lapins, pour ne pas parler des oiseaux. On chassait le sauvage au double sens du terme : capturer/repousser.

 

 

Lorsque le Christianisme a dominé l’Europe et l’Afrique du Nord, était-ce également la défaite du sauvage en tant que divinité ?

 

 
L‘Église a toujours vu d’un mauvais œil la passion pour la chasse, peu compatible avec le message chrétien,  susceptible de pervertir les esprits et trop proche de l’univers païen (les païens, par vocation, étant des zoolâtres). Aujourd’hui, de toute façon, le sauvage est à la mode. Le paganisme aussi. La chasse un peu moins.

 

 

 

Pour en savoir plus :

  • Le blog de Sergio Dalla Bernadina:  L’animal comme prétexte »                                                                                                                       http://lanimalcommepretexte.blogspot.fr
  • Sur qui tire le chasseur ? Jouissances dans les bois

    Terrain 67 | MAI 2017 : Jouir ?

    http://terrain.revues.org/16152

    – Hymnes à la vie ? Sur l’engouement récent pour les bêtes naturalisées

    Terrain n. 60 | MARS 2013 : L’imaginaire écologique

    http://terrain.revues.org/15076

  • « Le retour du prédateur. Mises en scène du sauvage dans la société posturale », PUR, Rennes, 2011

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