Robert E. Howard est incontestablement un auteur énigmatique et fascinant qui a su, au même titre que J. R. R. Tolkien ou George R. R. Martin, convenir un univers unique et captivant. Qui aurait pu croire que ce jeune écrivain texan des années 30 ait pu imaginer des personnages comme Conan le Cimmérien, Kull d’Atlantis ou Solomon Kane ?
Patrice Louinet est devenu le traducteur des pulp fictions de Robert E. Howard et n’a pas fini de révéler ses secrets. Entretien.
Robert E. Howard était-il une personne extravagante dans sa vie privée ou s’agissait-il d’une image qu’il souhaitait donner à ses lecteurs ?
Il ne donnait aucune image particulière à ses lecteurs. Les autobiographies succinctes qu’il a pu écrire pour les différents éditeurs qui lui en avaient réclamé une sont, dans l’ensemble, très fidèles à ce qu’il avait effectivement vécu. Il n’essayait pas de se donner un “genre” particulier, si je puis dire, si ce n’est, peut-être, d’accentuer le fait qu’il était un auteur prolétaire écrivant de la fiction pour des lecteurs ordinaires.
D’où vient la pensée de Robert E. Howard de la défense de la barbarie face à la civilisation ?
C’est une vaste question à laquelle je n’aurais pas la prétention de répondre, et encore moins en quelques lignes. Howard ne “défend” pas la barbarie en disant qu’elle est supérieure, ou meilleure, que la civilisation. Il dit simplement que c’est l’état naturel de l’humanité. Il ne se fait d’ailleurs aucune image idéalisée de la vie barbare. Il se sait civilisé, mais il a très vite vu et reconnu que ceux qui, au cours de l’Histoire, se sont régulièrement montrés les plus “barbares” étaient le plus souvent ceux qu’on appelle civilisés.
Quels sont les liens entre l’auteur et ses héros comme Solomon Kane, Kull, Bran Mak Morn ou encore Conan ?
On peut supposer qu’il existe différents liens entre ces personnages et leur créateur. Bran
Mak Morn est celui qui l’a accompagné le plus longtemps, et qui lui est sans doute le plus proche. Solomon Kane est à l’autre bout de ce spectre, personnage étranger à son auteur lui-même. Howard lui-même ne sait pas qui est Kane. Comme tout auteur, chacun de ces personnages représente une facette de la personnalité de leur créateur, mais laquelle ? J’ai bien une réponse très argumentée, mais elle fait plusieurs centaines de pages et constitue le cœur de la thèse que je suis en train de terminer à ce sujet…
Dans les mondes qu’il parcourt, Conan, guerrier à la peau sombre et balafré, est toujours considéré comme un étranger. Est-il également perçu comme une menace comme les monstres qu’il affronte ?
Conan est un “barbare” celui qui vient d’au-delà des frontières de la civilisation. Il est donc par nature une menace pour la civilisation. Non pas parce qu’il a l’intention de piller et devenir roi, mais parce que du fait même de son statut de barbare, il n’est pas régi par les codes qui cimentent la vie des civilisés. Il surgit d’une manière générale au milieu d’événements en gestation, et cette apparition soudaine agit comme un catalyseur, un déclencheur d’événements, forçant les personnages à abattre leurs cartes et révéler leur véritable nature.
Voleur, mercenaire, roi,… Avec les nouvelles sans chronologie, Conan a tout le long de sa vie des aventures très diverses. Y’a-t-il des éléments qui restent dans la personnalité du barbare ?
Sa liberté. Il est libre de tout. De ses ambitions, des dieux (Crom existe, mais se moque de lui, et cela ne sert à rien de l’invoquer). Il n’a pas de famille, pas d’ami récurrent. On ne le voit jamais en Cimmérie. Il vit dans le présent, pour le présent, sans passé et sans avenir. Il jouit de la vie dans tout ce qu’elle a à offrir.
La présence des femmes dans les nouvelles de Conan est souvent motivée par le fait d’attirer l’attention du public masculin. Cependant, existe-t-il des femmes fortes autour de Conan ?
Il s’agit, en grande partie, d’une idée reçue. J’ai montré ailleurs comment les nouvelles de Conan se divisent en trois phases d’écriture : une première (environ un tiers des nouvelles) où les deux seuls personnages féminins sont Atali et Bêlit, deux authentiques personnages forts. Suit une série de 6-7 nouvelles de qualité moyenne, dans lesquelles les jeunes femmes sont systématiquement fades et dévêtues. Cette seconde phase correspond à une période de six mois dans la vie de Howard où il lui a fallu vendre à tout prix car tous ses débouchés s’étaient taris. Il fallait manger, et ces nouvelles de Conan, certes agréables mais pas transcendantes, lui ont permis de pouvoir payer son épicier. Enfin, une fois ces problèmes réglés, Howard est revenu à la rédaction de nouvelles de Conan où les personnages féminins sont plus fouillés, voire carrément surprenants, je pense notamment à Valeria dans “Les Clous Rouges”.
« Paranoïaque » (selon les termes de Robert E. Howard), Solomon Kane est-il le justicier qui ressemble plus à ses ennemis qu’à ceux qu’il défend ?
Disons que Kane combat ceux qui sont son exact opposé. Le Loup est le double inversé – le doppelganger – de Kane, et il en va de même pour Nakari dans “La Lune des Crânes”. La fascination qui s’installe entre ces personnages antithétiques tire évidemment sa source de leur étonnante ressemblance en miroir.
Alors que Howard Lovecraft admire les fascistes italiens, Robert E. Howard va défendre les Éthiopiens. Voyait-il la violence de l’Occident comme une décadence ? Était-il pessimiste face à l’avenir de l’humanité ?
Howard était effectivement pessimiste. Ce n’était pas tant la violence de l’invasion éthiopienne que Howard condamne, que son hypocrisie. Il s’élève contre les impostures du régime mussolinien qui ne sert qu’à masquer la rapacité et la cruauté des fascistes. Les sociétés civilisées, fascistes, communistes ou capitalistes, ne servent, pour Howard, aucun autre intérêt que le leur en le drapant des plus nobles intentions. On voit bien à quel point il était visionnaire, et plus que jamais d’actualité, malheureusement.
La figure du serpent géant (avec parfois un visage humain) est très présente dans l’œuvre de Robert E. Howard. L’animal et l’humain se confondent-ils ?
La métaphore du serpent est inscrite dans l’inconscient des sociétés judéo-chrétiennes. Le serpent est le tentateur, le visage de la faute et du mal. Howard ayant en outre une authentique phobie des serpents, il a simplement conjugué ce qui lui était personnel avec ce qui nous est commun pour invoquer cette créature. Appliqué au règne animal, le serpent sera gigantesque ; au monde des humains, je pense notamment à la nouvelle “Le Royaume des Chimères”, il symbolisera la duplicité et la fourberie de certains.
Quelques unes des œuvres de Robert E. Howard traduites par Patrice Louinet :
http://www.bragelonne.fr/livres/View/conan-le-cimmerien-broche
http://www.bragelonne.fr/livres/view/solomon-kane–l-integrale
http://www.bragelonne.fr/livres/View/le-seigneur-de-samarcande
http://www.bragelonne.fr/livres/View/bran-mak-morn–l-integrale
« Le guide Howard » de Patrice Louinet : http://www.editions-actusf.fr/patrice-louinet/guide-howard