Joli minois, faire la moue, froncer des sourcils, se voiler la face,… les expressions sont multiples pour décrire les expressions de nos visages mais que connaissons-nous finalement de cette « carte d’identité » qui, au fil du temps, se modifie (naturellement ou chirurgicalement) et qui nous accompagne jusqu’à la fin ? Martial Guédron, Professeur d’histoire de l’art à l’Université de Strasbourg nous éclaire sur cette face cachée.

 

 

 

– Pourquoi au fil des siècles, le laid dans l’art, dans la science et le divertissement (avec notamment les foires aux monstres) a-t-il autant fasciné que le beau ?

 

 

D’abord, je dirais que l’un ne va pas sans l’autre : parler du beau, cela suppose qu’on en a une idée ou une notion, et que celle-ci est fondée sur des critères plus ou moins précis. Pour le dire vite, ce qui est jugé laid, c’est ce qui s’écarte des normes de la beauté, qui changent en fonction de l’espace culturel et social, mais aussi avec le temps. Et pourtant, certains critères paraissent universaux : la régularité, la symétrie, la stabilité. La fascination pour le laid, c’est donc, en quelque sorte, la fascination pour les marges, les ruptures, les débordements, pour ce qui subvertit les règles : règles de la beauté, règles du comportement, règles de l’organisation de la vie. Si je prends ces trois types de dérèglements, je vois que je peux les retrouver dans des productions artistiques fort différentes, parmi lesquelles certaines relèvent du divertissement. Premier exemple, dans les représentations de l’Enfer au Moyen Âge, où les créatures diaboliques se signalent par la laideur de leurs traits, leur physique contre-nature (souvent hybride) et leurs comportements abjects. Deuxième exemple, dans les monstres au cinéma (la créature du docteur Frankenstein, Freddy Kruger, etc.), qui eux aussi, sont perturbants tant par leur aspect physique que par leur comportement moral et social. La science, quant à elle, s’est toujours préoccupée de fournir des explications aux anomalies physiques les plus spectaculaires, inventant même, au XIXe siècle, une science spécifique, la tératologie, ou science des monstres. Or ces trois domaines ne sont pas étanches les uns par rapport aux autres. On trouve par exemple à la Renaissance des traités savants sur les monstres avec des illustrations proches de celles qu’on voit dans la peinture religieuse, quand il y est question de Satan et de ses fidèles. Par ailleurs, le cinéma met en scène des monstres qui, comme dans L’Ile du docteur Moreau, résultent des délires de savants fous.

 

 

 

– La grimace dans l’art est-elle une « photographie » de l’âme ? 

 

 

Il est intéressant que vous parliez de photographie à propos de la grimace. En effet, j’ai le sentiment que vous pensez au caractère instantané de la photo, à cette saisie en une fraction de seconde, qui permettrait de capturer quelque chose que l’on cherche généralement à contrôler, à ne pas montrer totalement à travers notre visage, notre « âme » si vous voulez. Mais la photographie n’a pas toujours été instantanée. Ce n’est Grimace_-_Anonyme_flamandqu’à partir du moment où elle s’est perfectionnée et que l’on a pu réduire le temps de pause qu’il a été possible de capturer une mimique fugitive. Au début, jusque dans les années 1850, il fallait de très bonnes conditions d’éclairage pour descendre en dessous d’une minute de pause et donc on ne pouvait fixer les visages que dans un état de calme relatif. C’est le neurologue français Duchenne de Boulogne qui, le premier, a tenté de saisir les expressions du visage au moyen de la photographie. Son ambition était de démontrer que chaque émotion humaine, que chaque passion, que chaque état d’âme met en jeu des mécanismes musculaires précis au niveau de la face. Mais en les fixant ainsi, il a abouti à des effets qui ressemblent à des grimaces, ce que les peintres et les sculpteurs, d’habitude, cherchaient précisément à éviter quand ils s’efforçaient de traduire les mouvements de l’âme, exception faite des artistes qui, eux, s’amusaient à contrarier les conventions esthétiques de leur époque en montrant des mimiques et des rictus.

 

 

 

– Comment peut-on expliquer le succès de la caricature depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours ?

 

 

Ce succès est largement tributaire des nouvelles techniques de gravure et des nouveaux moyens de diffusion de l’image imprimée à partir de cette période. Même s’il ne faut pas la confondre avec le dessin de presse ou avec l’illustration, la caricature a bénéficié, comme ces autres modes d’expression, de l’essor des journaux, de l’invention de la lithographie, de la circulation des images dans l’espace public. Même chose à la fin du XXsiècle avec la télévision, quand les caricatures en latex de Spitting Image font leur apparition en Angleterre sur le réseau ITV, et, en France, les marionnettes du Bébête show sur Tf1 puis celles des Guignols de l’Info sur Canal Plus. Avec quelques avantages certains par rapport à la caricature de papier : le mouvement, la voix, le volume. Faire l’histoire de la caricature, c’est faire l’histoire de ses techniques, de ses supports, de ses moyens de diffusion, des médias ; mais c’est aussi faire l’histoire de la censure.

 

 

– Le portrait de Jean II le Bon, peint au milieu du XIVe siècle, est le premier portrait individuel en Occident conservé depuis l’Antiquité. Comment se fait-il que l’authenticité du visage soit réapparue et qu’elle ait mis de côté le statut de l’individu (monarques, chevaliers…) ?

 

 

Il faut faire attention à cette histoire d’ « authenticité du visage ». En effet, que savons-nous de l’aspect réel du visage de Jean II le Bon ? Rien. Donc rien ne nous permet de dire que le portrait auquel vous faites allusion lui ressemble effectivement, ni même qu’il s’agit bien de lui. Ce que je sais, par contre, c’est que, dans ce tableau, ce visage de profil est un archétype qui rappelle les médailles impériales romaines, mais aussi la typologie du profil léonin (la majesté du lion !), avec cette Jean-II-le-Bonchevelure épaisse qui atteste, par analogie avec la crinière du lion, la force, l’énergie et la détermination du modèle. Un homme de pouvoir, donc. Alors méfiez-vous de cette question de la ressemblance. Beaucoup de personnages célèbres qui apparaissent dans les tableaux sont très idéalisés. Louis XIV qui aurait conservé, à plus de 63 ans, des jambes de danseur étoile ? Napoléon avec une silhouette élancée et musculeuse ? Aucune authenticité ici, tout réside dans le symbolique, dans un statut à valoriser coûte que coûte. Evidemment, aujourd’hui, nous n’avons aucun problème pour connaître la physionomie des personnages célèbres : en quelques clics, nous avons leurs traits figurés à l’écran. Et pourtant, on sait que même avec de jeunes actrices aux traits soi-disant irréprochables, photoshop fonctionne à plein régime ! Alors imaginez, avant internet, avant la photographie, avant la diffusion des images par la presse, comment pouvait-on vérifier la concordance des traits d’un portrait avec ceux du modèle représenté ? Même concernant ses propres traits, quand on ne disposait pas aussi facilement de miroirs qu’aujourd’hui, on ne pouvait souvent en avoir qu’une connaissance approximative.

 

 

 

– La beauté du visage a-t-elle connu une évolution ? Au fil des siècles, certains traits sont-ils restés tout de même appréciés ?

 

 

 

Oui, bien entendu, la beauté du visage a évolué. Pour les traits constants, je l’ai déjà dit : régularité, symétrie, pureté, équilibre. Ce qui nous plait dans un visage ? Difficile à dire. On peut citer le poète François de Malherbe : « ce je ne sais quoi qui se trouve sur le visage des belles femmes, que l’on voit et que l’on ne peut exprimer ».

Pour le fait que les choses évoluent, je vais prendre un exemple concret : si les femmes peintes par Botticelli, Vigée-Lebrun, Renoir, continuent de nous paraître belles, dans l’autre sens, les visages standardisés que nous imposent les médias et qui sont façonnés à coup d’interventions diverses au niveau des rides, des paupières, des lèvres, des joues, du menton, etc., auraient semblé tout à fait monstrueux à nos ancêtres. La bouche gonflée comme par des piqûres de guêpe, les pommettes qui semblent dissimuler des balles de ping-pong et les rangées de dents d’un éclat suspect auraient même pu passer pour les signes d’une possession démoniaque.

 

 

– Pourquoi le sourire s’est-il généralisé dans la photographie alors qu’il était quasiment absent à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle ?

 

 

On peut risquer une explication très prosaïque. Elle n’est sans doute pas la seule, mais c’est la première qui me vient à l’esprit : quand on sourit, on risque toujours de laisser paraître ses dents. Or, depuis la Renaissance, les traités de savoir vivre soulignent souvent qu’il est inconvenant de rire bouche ouverte en société, que même sourire en découvrant ses dents peut paraître déplacé, que cela nous rabaisse au rang des gens de mauvaise conduite, voire au niveau des bêtes. Mais surtout, pour montrer ses dents, encore faut-il en avoir… Or l’art des dentistes et les soins bucco-dentaires sont restés pour le moins sommaires jusqu’à … ce qu’apparaisse le sourire.

 

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– La peur comme celle éprouvée envers le clown (la coulrophobie), les grandes grimaces (qui rappellent l’animalité de l’homme) ou encore le malaise face à une femme totalement voilée peuvent aussi s’expliquer par le fait qu’on devine mal les traits du visage. À découvert, ce dernier permet-il de se rassurer face à l’autre ?

 

 

Oui, je pense que c’est quelque chose de cet ordre : dissimuler son visage en le grimant par un maquillage outrancier, en le couvrant d’un masque ou d’un voile, c’est toujours plus acceptable dans un espace spécifique plutôt que dans l’espace public. Parce que le visage, comme l’origine du mot français l’indique, c’est le vis, c’est le regard, et donc c’est toujours la possibilité d’un échange, la possibilité de se porter vers l’Autre. C’est ce qu’explique le philosophe Emmanuel Lévinas : le visage de l’Autre m’interpelle et c’est là que se trouve l’humain. Si cet Autre se dérobe, s’il dérobe ce par quoi, habituellement, on s’ouvre à autrui, alors il apparaît comme suspect, voire dangereux. Et puis, le masque, le voile et certains types de maquillages, non seulement constituent un obstacle au niveau du visage, mais, dans le même temps, ils permettent à ceux qui les portent d’observer sans être vus ou reconnus. On a donc là une captation sans échange, ce qui est fortement déplaisant. Enfin, n’oublions pas, là encore, toute la symbolique qui gravite autour de la dissimulation du visage : cagoule des bourreaux et des membres de sociétés secrètes, masques sanitaires des médecins, masques de tissu ou de papier que portent les victimes des catastrophes sanitaires, masques des décontaminateurs, etc.

 

 

 

– La mode du selfie est-elle une bonne ou une mauvaise chose pour la perception que nous avons de notre visage ? 

 

 

Je crois que le selfie n’est qu’une sorte d’enveloppe très éphémère, à la manière d’une peau sur écran lumineux, en mue constante, aussitôt remplacée par la suivante. Une image digitale, labile. Le nombre des selfie est exponentiel, mais qu’est-ce que ces images éphémères ont réellement à voir avec le visage, avec notre propre visage ? À quoi passe-t-on le plus de temps ? À regarder les selfies des autres, ou à faire les siens ? S’il y a échange, il est de l’ordre du coup d’œil : on les like, on les like pas, et on passe aux suivants dans une sorte de compulsion fébrile. Pourquoi cette fébrilité ? Peut-être parce qu’il nous est impossible de voir notre propre visage autrement qu’à travers des images et à travers le regard des autres. Aucune certitude ne nous sera jamais possible ; notre propre visage ne peut être vu que médiatement, jamais de manière directe, immédiate. Et l’on ne peut jamais affirmer sans douter : « Me voilà, je suis exactement comme ça, en ce moment ». À peine l’a-t-on dit que l’on est déjà un peu un autre. Alors on fait un nouveau selfie.

 

 

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Photo de KennardPhillipps

 

 

 

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