Grand seigneur breton, chevalier durant la Guerre de cent ans et violeur d’enfants, Gilles de Rais n’en finit pas d’être le sujet de nombreux écrits et autres créations artistiques. Mais au-delà de la légende, qui était-il? Vincent Petitjean, docteur en littérature comparée et auteur de « Vies de Gilles de Rais », répond à nos questions.
– Que sait-on du caractère du vrai Gilles de Rais?
C’est très difficile de se prononcer, il faut rappeler que Gilles de Rais vécut au XVe siècle et que nous avons assez peu de témoignages sur sa véritable personnalité. Il y a évidemment le procès et les déclarations de Gilles auxquelles il faut ajouter les démarches de la famille de Gilles pour l’empêcher de vendre ses biens à vil prix et sauver le patrimoine familial. Ces démarches aboutissent à la promulgation par Charles VII, en 1435, de lettres interdisant à Gilles de vendre ses biens. Après la mort de Gilles, dans les années 1460, sa famille tentera de récupérer tout ou partie de ses biens en établissant un document appelé « Mémoire des héritiers ». On y insiste sur les dépenses inconsidérées d’un homme au jugement altéré et à la raison défaillante. C’est à peu près tout ce que nous avons. Les chroniqueurs du temps accordent une place assez anecdotique à Gilles.
Au final, ce qui surnage, c’est l’image d’un personnage irascible, instable et qui fait preuve d’un certain romantisme avant la lettre dans la mesure où on pourrait dire qu’il ne se satisfaisait pas de la réalité, qu’il aspirait à un absolu forcément inatteignable. Georges Bataille l’a, quant à lui, présenté comme un enfant capricieux, imbécile et immature.
– Devenir Maréchal de France à 25 ans, est-ce un exploit en pleine Guerre de Cent ans?
Les historiens ne sont pas forcément d’accord sur ce point et je ne suis pas le mieux qualifié pour répondre à cette question. Mais il faut évidemment tenir compte du contexte : la France de 1429 est un pays ravagé par la guerre et les divisions, la légitimité de celui qu’on appelle le Dauphin est douteuse (est-il vraiment le fils de Charles VI) et on ne se bouscule pas pour le soutenir. Or Gilles de Rais fait partie de ses soutiens. Dès lors, on peut s’interroger : Gilles est-il fait maréchal de France pour sa bravoure et ses qualités militaires ou bien a-t-on voulu lui exprimer une forme de reconnaissance ? Le maître de Tiffauges combat pour le Dauphin mais il met aussi ses finances à contribution car il paie des troupes.
Je ne suis d’ailleurs pas certain de l’importance réelle de ce titre de maréchal de France au XVe siècle.
– Que sait-on de sa relation avec Jeanne d’Arc, parfois perçue comme son antithèse?
Vaste question qui, il faut bien le dire, revêt une dimension fantasmatique très forte. On sait que Gilles était à la cour de Chinon lorsque Jeanne s’y présenta en mars 1429. On sait qu’il l’accompagna à Orléans et qu’il combattit avec elle durant la campagne de Loire. Il est encore avec elle au moment du siège de Paris en septembre, après le sacre de Charles VII. Il est donc incontestable que l’équarrisseur de Tiffauges a côtoyé la sainte de Rouen.
D’aucuns n’ont pas manqué de faire remarquer que la carrière criminelle de Gilles a véritablement commencé vers 1432, c’est-à-dire après la mort de son grand-père Jean de Craon et après la mort de Jeanne (brûlée en 1431).
À partir de là, tous les délires et tous les fantasmes sont permis et on ne s’en est pas privé !
– Accusé de terribles crimes, que répondait-il pour sa défense? Était-il, selon vous, innocent?
Il faut d’abord préciser qu’il s’est laissé arrêter tranquillement alors qu’il avait largement les moyens de résister. Peut-être n’a-t-il pas pris les choses au sérieux et peut-être aussi qu’il ne se doutait pas de ce qui l’attendait. Peut-être encore qu’il était convaincu de son immunité compte tenu de son rang social.
En ce qui concerne le procès, il commence par insulter les juges et à leur contester leur légitimité. Puis il va s’effondrer lorsqu’on lui parlera d’excommunication et qu’on évoquera la torture pour le faire parler. Gilles va alors passer aux aveux : d’abord au cours d’une audience particulière le 21 octobre 1440 avant de confirmer ses dires au cours de l’audience publique du lendemain.
On peut voir dans ces aveux l’orgueil d’un criminel soucieux de se donner en spectacle et de se voir reconnu comme un individu hors-normes. On peut y voir aussi l’orgueil d’un pécheur qui veut offrir sa rédemption au monde. Gilles a sollicité de ses juges une double faveur au moment de son exécution : celle d’être accompagné au lieu de son supplice par une procession populaire et celle de mourir avant ses deux serviteurs et complices pour les exhorter à bien mourir. Ces deux faveurs lui ont été accordées.
Si la culpabilité de Gilles ne fait guère de doutes aujourd’hui, il convient toutefois de rester prudent quant au nombre de ses victimes dont l’estimation varie entre quelques dizaines et plusieurs centaines.
– D’où vient le surnom de Barbe bleue?
Ce sont deux choses différentes. Il y a, à mon sens, un personnage légendaire d’un côté et une création littéraire de l’autre côté. Leur rapprochement, pour ne pas dire leur fusion, s’est fait au prix de nombreux travestissements, approximations ou hypothèses. Les partisans d’une telle identification allèguent le folklore et les traditions narratives orales comme preuves irréfutables mais on n’a pas d’autre preuve qu’une rumeur plus ou moins persistante (faute de trace écrite) parfois étayée d’un discours savant. Les histoires de Gilles et de Barble-Bleue sont très dissemblables et il y a peu de chance, à mon avis, pour que Perrault se soit inspiré du terrible seigneur breton.
Par contre, ce qu’il faut acter, c’est l’identification qui s’est opérée et qui semble s’être cristallisée au cours du XIXe siècle. Il n’est pas aberrant de penser que le nom de Barbe-Bleue prêté à Gilles de Rais n’est qu’un mot permettant d’allégoriser la cruauté et la brutalité de Gilles. Si l’ogre du « Petit Poucet » avait eu un nom, il est probable qu’il aurait désigné le pendu de la Biesse.
Faut-il préciser que nous n’avons aucun portrait de Gilles de son vivant et que nous ne savons absolument pas à quoi il pouvait ressembler ? De là à dire qu’il portait une barbe aux reflets bleutés…
– Parfois comparé à Dracula, la figure vampire de Gilles de Rais a dominé les romans et les jeux vidéo. La légende fascine-t-elle plus que la réalité?
En voilà une affirmation ! On ne peut pas dire que « Gilles de Rais a dominé les romans ». Il y a certes une production romanesque (mais aussi théâtrale et poétique) sur Gilles de Rais mais on ne saurait en faire une figure majeure du panthéon littéraire. Quant aux jeux vidéo,
je ne sais pas. Il faudrait que je me penche sur la question. Mais si c’est le cas, je pense que cela participe d’un phénomène d’acculturation touchant Gilles de Rais que l’on peut observer si l’on visite le château de Tiffauges en plein été par exemple.
Parler de vampirisme pour Gilles de Rais est un non-sens. Gilles n’a rien à voir avec un vampire et sur ce sujet, les approximations le disputent encore une fois au fantasme. Il est vrai que Huysmans évoque le vampirisme en parlant de Gilles mais il n’avait rien compris au vampirisme, tout comme il n’avait rien compris à Sade et au sadisme. Si j’ai établi dans mon ouvrage un parallèle entre Gilles et Dracula, c’est uniquement pour fonder en raison les fortunes divergentes des deux romans qui leur sont consacrés.
- Que penser de la révision de son procès par le Sénat en 1992?
Pas grand chose. Maurice Garçon avait parlé en son temps d’un procès « stalinien » s’agissant de Gilles de Rais. Au début du XXe siècle, Salomon Reinach avait déjà cherché à démontrer l’innocence de Gilles de Rais. C’est une des dimensions fantasmatiques du personnage et cela vient nourrir la légende.
De telle sorte que le fait de savoir si Gilles est vraiment coupable ou innocent est à mon sens parfaitement secondaire. Ce qui importe est de suivre les traces ensoufrées laissées par tous ceux qui ont vu en Gilles une figure hautement singulière.
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