Actuellement sujet d’une exposition au Grand Palais, Hergé reste l’un des plus grands artistes belges qui a marqué le monde de la bande dessinée mais aussi l’imagination de tous les « 7 à 77 ans » avec son personnage fétiche, Tintin. Pure figure héroïque, le reporter n’en finit pas d’intriguer. Jean-Marie Apostolidès, romancier, professeur de littérature et de théâtre à l’Université de Stanford (Californie) et grand spécialiste de Tintin, a répondu à nos questions.
– Pour quelles raisons, les aventures de Tintin sont-elles si uniques et si populaires?
Sont-elles uniques? Oui, dans leur équilibre général entre la narration et le dessin, non dans leurs différentes composantes. Hergé utilise des recettes qui existaient bien avant lui. Il a beaucoup emprunté à ses prédécessurs, à ses lectures de jeunesse, au monde du cinéma muet, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Doué d’une mémoire visuelle phénoménale, il a repris des recettes partout où il a pu, qu’il a adapté à ses besoins, parfois dans la hâte.
Maintenant, pourquoi demeurent-elles si populaires 85 ans plus tard? C’est un mystère qu’Hergé lui-même ne parvenait pas à résoudre. Le critique extérieur en sait-il plus que l’auteur à ce propos? Je ne sais pas. Dans tous les cas, je n’ai pas de réponse simple à proposer, sauf à faire appel au goût de l’aventure qui me paraît un besoin permanent de l’humanité, et pas seulement chez les jeunes gens.
– Tintin est-il un héros figé dans le temps? Quels sont ses traits de caractères?
Non, Tintin évolue, même physiquement. Il n’est donc pas figé dans le temps. Il s’inscrit dans un temps à la fois social (l’évolution de la société entre 1930 et 1980) et dans un temps intime : d’abord seul, avec son chien, sans enracinement, il s’établit peu à peu. Il se construit ce que Numa Sadoul a appelé une famille de papier. Nous découvrons d’abord son appartement rue du Labrador puis, quand il se sent totalement à l’aise avec ses compagnons, il rejoint discrètement Haddock et Tournesol au château de Moulinsart. Cette demeure Louis XIII devient son lieu permanent, son habitat, sa carapace protectrice.
– Qu’est-ce qu’Hergé nous révèle de Georges Remi?
Beaucoup de choses, je crois. Georges Remi fut le premier à admettre qu’il avait mis toute sa vie dans « Tintin ». Il faut prendre au sérieux cette affirmation. Il a fait de Tintin un jeune homme idéal, aventureux, audacieux, courageux, honnête, déterminé, bref un modèle de virtu. Mais il est possible aujourd’hui, en s’appuyant les principales biographies qui lui ont été consacrées (cinq au moins méritent d’être lues, à commencer par celle de Benoît Peeters), de déchiffrer les aventures de Tintin à travers le filtre biographique. Dans cette optique, on peut aller jusqu’à retrouver certaines caractéristiques de l’inconscient d’Hergé dans les aventures de son petit bonhomme. Certaines vignettes, sur lesquelles on passait jadis rapidement, paraissent aujourd’hui lourdes d’implications : les rêves de Tintin, sa rencontre avec le capitaine, pour ne citer que les plus évidentes. Il n’est presque plus possible aujourd’hui de découvrir les aventures de Tintin d’une façon naïve, dans une lecture au premier degré. On a perdu la fraîcheur des premières générations de lecteurs qui abordaient « Tintin » dans l’innocence.
– Les ennemis de Tintin sont souvent des personnages plus âgés, d’origine étrangère, avec un visâge caricatural comme Rastapopoulos, Müller ou encore le colonel Sponz. Peut-on y voir une méfiance envers le monde adulte?
Oui, c’est possible, encore que cette interprétation appartienne à une génération plus récente, celle pour laquelle devenir adulte n’est pas forcément un idéal à conquérir trop vite. Qu’est-ce qu’un adulte aujourd’hui? Il est bien difficile de le préciser, alors que cette question ne se posait même pas avant 1968. Pour le jeune Hergé en tous cas, les ennemis de Tintin relèvent moins d’une catégorie d’âge (les adultes) que d’une catégorie sociale : les Levantins, les juifs (même s’il a gommé cet aspect pour des raisons faciles à comprendre après la Seconde Guerre mondiale), les capitalistes, les bandits de tout acabit. Les ennemis de Tintin incarnent (pour leur époque) les puissances du Mal, que celles-ci proviennent du monde communiste à l’est ou du capitalisme sauvage à l’ouest.
– Face à Tintin, calme, jeune et vigoureux, le capitaine Haddock fait plus humain avec ses défauts et ses colères. Que représente-t-il?
Si Tintin est un héros parfait, il est possible de voir en Haddock un homme, simplement, avec ses énormes qualités (son courage, sa générosité) mais aussi ses défauts, dont l’alcoolisme est le plus évident. Haddock se révèle grincheux, colérique, parfois un peu snob (« Les 7 boules de cristal » ; « Tintin et l’Alphart »). C’est une grande gueule qui a surtout besoin
d’amour et de reconnaissance. Mais n’est-ce pas en raison de ses défauts que nous l’aimons?
– La place des femmes est peu présente voire effacée à l’exception de la Castafiore. Tintin évite-il la compagnie des femmes?
Non, je ne crois pas. Hergé a souhaité rester fidèles aux principes fondamentaux de sa création, à savoir représenter un jeune garçon, avant l’âge d’homme, avec les questions et les problèmes des gens de son âge. À cette époque (1930), cela excluait le rapport au sexe féminin, car les différences de sexe (au sens anglais de « gender ») étaient beaucoup plus marquées qu’aujourd’hui. Hergé a bâti un monde masculin avant tout, un monde pour les gars, assez proche du monde des scouts, comme Philippe Goddin l’a bien montré. Mais le succès des premières aventures du petit bonhomme a dépassé toutes les espérances de l’auteur. Il a fallu que « Tintin » s’ouvre aux filles, aux adultes, plus tard au monde francophone, et même plus loin encore. Hergé a donc transformé peu à peu son héros sans trahir ses origines. En conséquence, il y a très peu de femmes dans cet univers, ce qui ne signifie nullement que ce soit un monde misogyne. Quant à la dimension sexuelle, elle est presque totalement absente, à ne pas confondre avec le refoulement. La sexualité est en sommeil, en latence. C’était de règle en 1930, et même plus tard, dans les publications pour la jeunesse, et en particulier la jeunesse catholique, qui a constitué le premier « lectorat » d’Hergé.
– Que nous disent les aventures de Tintin sur notre époque?
Elles nous parlent peu de notre époque, je crois, mais elles nous permettent de faire le joint avec le monde d’hier. Ainsi, les jeunes peuvent voir qu’entre deux univers qui paraissent si différents l’un de l’autre (Tintin n’a jamais eu d’ordinateur, n’a jamais utilisé l’internet) il y a néanmoins de multiples ponts. Cela procure (je crois) un sentiment de continuité entre les générations. Mais, en ce domaine, je ne peux me livrer qu’à des suppositions. Il serait certainement plus avisé d’interroger des jeunes gens et des jeunes filles qui, aujourd’hui, lisent Tintin, pour savoir ce qu’ils y trouvent.