Riche héritière, pilote d’automobile, conductrice d’ambulances pendant la Grande Guerre, chasseuse, poète, « femme la plus rapide sur l’eau »,… Il est bien difficile de cerner le profil de la Britannique Marion Barbara « Joe » Castairs. Née en 1900 et décédée en 1993, cette aventurière a tout connu. Femme aimant les femmes, sportive invétérée, propriétaire redoutable de l’île de Whale Cay aux Bahamas, Joe fascine toujours. Pourtant, nous pouvons constater une relative absence d’écrits sur elle. Pourquoi un tel oubli ? Joe Castairs est pourtant un personnage clé des vies de Marlène Dietrich, de Greta Garbo ou encore de Dolly Wilde, la nièce d’Oscar Wilde.
Avec la bande dessinée « Joe la Pirate« , le scénariste Hubert et la dessinatrice Virginie Augustin ont décidé de dresser le portrait de Joe Castairs. Avec ses qualités mais aussi ses défauts, le personnage est ici décrit de la façon la plus juste. Malgré le décès prématuré du scénariste Hubert le 12 février 2020, Virginie Augustin a mis un point d’honneur à terminer le projet. Heureusement pour nous car « Joe la Pirate » mérite toutes les attentions.
Entretien avec Virginie Augustin, passeuse de mémoires.
« Je n’avais jamais désiré d’être un homme, jouer les hommes est beaucoup plus amusant » dit Joe Carstairs. Avez-vous été séduits, vous et Hubert, par la personnalité de cette femme au parcours incroyable ?
Le projet a démarré avec Hubert. C’était comme s’il l’avait croisée durant une soirée. Tout d’abord, il l’a repérée puis au cours de la soirée, la séduction a commencé à agir. On change d’opinion et on finit par adorer ce personnage qui passe de temps en temps devant vous. Hubert a connu ce sentiment. Il a lu des histoires sur Joe Carstairs sur Internet. Peu à peu, il s’est passionné pour elle. Lorsqu’Hubert s’intéressait à un sujet, vous ne pouviez qu’adhérer à son projet. Nous avions déjà travaillé sur l’album « Monsieur désire ». Réaliser un livre sur Joe Carstairs ensemble était pour nous évident.
La couverture, la dorure, le marque page en tissu,… Un livre sur Joe Carstairs devait être impérativement élégant ?
C’était pour nous un plus. Comme pour « Monsieur désire », nous voulions réaliser un objet-livre. Nous nous sommes alors adaptés au style de l’époque de la jeunesse de Joe et à son esprit. Il fallait donc du clinquant et du brillant. Cela devait rappeler « Gatsby le magnifique » de Scott Fitzgerald.
Cheveux courts, corps enrobé, long nez,… Comment avez-vous trouvé le bon dessin pour Joe ?
Joe a eu plusieurs vies donc elle a changé physiquement. Pour moi, il y a 2 Joe Carstairs : Une a 20-30 ans. Elle est physiquement très masculine, râblais, un peu bouboule. Vers 40 ans, Joe s’affine. Même sur les photos, nous avons remarqué que son nez était devenu aquilin. Joe est devenue une lesbienne très classe. Elle restera cependant toute sa vie masculine. Cela faisait partie de son identité.
Au départ j’imaginais graphiquement Joe comme Tintin. Au moment où elle lance sa carrière dans les années 20, Hergé commençait à dessiner.
De plus, pour rappeler cette époque, nous avons choisi de réaliser notre livre en noir & blanc. La couleur aurait certes apporté de jolis dessins mais cela n’aurait au final pas signifier grand-chose.
Vous avez eu un soin méticuleux à dessiner New York, Paris mais aussi Whale Cay (l’île de Joe). La forme est-elle aussi importante que le fond ?
La forme est sans cesse importante. Même l’absence de forme… J’avais la chance d’avoir beaucoup de sources photographiques de toutes les époques que traverse Joe. Cependant, ces décors ne sont présents que dans quelques cases. En les voyant, le lecteur comprend où l’intrigue se passe. Ensuite, nous pouvons mettre le décor de côté et se concentrer davantage sur l’histoire.
« Joe la Pirate » est un album qui montre plus qu’il ne suggère. La nudité et la sexualité sont très présentes. Est-ce une façon d’être franc avec le lecteur ?
Je le pense. J’en avais assez de voir illustrer le cunnilingus afin de montrer le sexe lesbien. C’est systématique dans de nombreuses bandes dessinées. Avec Hubert, nous nous sommes mis d’accord pour aller plus loin. Les lesbiennes aiment également la pénétration et nous l’avons montrée dans l’album. Beaucoup imaginent que nos grands-parents étaient asexués. Ils avaient en fait la même sexualité que nous.
Vous avez participé à la réalisation de dessins animés. Tout d’abord pour les Studios Disney avec « Tarzan » et « Hercule » puis pour une production française avec « Corto Maltese – La cour secrète des arcanes ». L’action est également présente dans votre album « Conan le Cimmérien – Chimères de fer » (2019). Avez-vous voulu également mettre de l’action dans « Joe la Pirate » avec toutes ces courses d’automobiles, de bateaux et ces bagarres ?
Lorsque vous participez à un dessin animé, vous êtes dans un travail très précis. Vous avez été engagé pour un rôle très technique au sein d’une grande entreprise.
En bande dessinée, vous avez la liberté d’explorer des sujets très variés. Lorsque j’ai commencé à travailler sur « Conan le Cimmérien – Chimères de fer ». Ce fut un vrai bonheur. J’adorais le personnage depuis mon enfance même si ma grand-mère ne voulait pas que je lise de telles histoires. Par contre, j’avais droit aux Tuniques Bleues.
C’est l’histoire va me donner ou non une envie de dessin. Un propos va également me motiver. C’est ensuite que le dessin va découler. Mon trait va devoir s’adapter à l’histoire et non l’inverse. Voilà pourquoi mes albums ne se ressemblent pas. Même encore aujourd’hui, après des dizaines d’années de travail, je continue à chercher ma ligne. J’ai encore beaucoup à apprendre.
Au Chapitre 11, « Un garçon pour toujours », quelques planches sont en couleurs alors que le reste de l’album est noir & blanc. Pourquoi un tel choix ?
A la quatrième version du script, Hubert a enlevé cette séquence. J’ai protesté car j’avais une idée graphique précise pour l’illustrer. En faisant cette séquence en couleurs, je voulais en effet réaliser un hommage au dessinateur japonais Hayao Miyasaki. Sans vraiment trop comprendre, Hubert l’a réintégrée.
De plus, lorsque vous étudiez la vie de Joe Carstairs, vous pouvez parfois douter de la véracité de certains moments de sa vie. A-t-elle romancé sa vie ? A-t-elle fantasmé ? Lors de cette séquence, aux commandes d’un avion, Joe pense mourir. Je me suis alors dit que ce moment était à part dans l’album. Les couleurs ont remplacé le noir & blanc. Je voulais une tonalité douce avec l’aquarelle.
Au cours de la vie, un grand nombre de femmes ont pu la croiser voire partager son lit. Comment avez-vous dessiné et différencié toutes ces amantes telles que Dolly Wilde (la nièce d’Oscar Wilde), Tallulah Bankhead ou Marlene Dietrich ?
Joe recherchait la variété chez ses amantes même si toutes ces femmes venaient du même cercle. Elles sont issues des milieux aisés de New York, de Londres et de Paris. Ces femmes se connaissaient car elles vivaient dans un petit monde privilégié. Des personnalités comme Tallulah Bankhead et Marlene Dietrich sont libres et mariées avec des époux très arrangeants.
De plus, comme ces femmes étaient des célébrités, nous disposions de beaucoup de documentations. Ayant fait des études de cinéma, je connaissais bien le profil de Marlene Dietrich. J’avais des souvenirs moins précis concernant l’actrice Tallulah Bankhead mais j’ai trouvé beaucoup de photos d’elle lors de la réalisation de « Joe la Pirate ». Ce fut à peu près la même chose pour Dolly Wilde.
Joe n’avait pas un type précis de femmes mais aimait celles qui avaient un fort caractère. Par conséquent, je voulais les représenter de façon légèrement caricaturale. J’ai certes dessiné de belles femmes mais pas avec les codes classiques de la bande dessinée. Dans « Joe la Pirate », Marlene Dietrich a un long nez. Tallulah Bankhead étant quelqu’un qui dormait peu et qui se droguait beaucoup, j’ai voulu la montrer de façon brute. Hubert avait trouvé une phrase incroyable lancée par Tallulah : « Mon père m’avait prévenu concernant les hommes et l’alcool mais il ne m’avait rien dit à propos des femmes et de la drogue. »
Je voulais dessiner toutes ces héroïnes de façon crédible.
Joe Carstairs avait-elle des défauts ?
Beaucoup. Joe était impulsive. N’ayant pas de limites avec sa fortune, elle a toujours été trop loin. Ses qualités deviennent finalement excessives. Joe a été sans cesse en mouvement jusqu’au bout. Elle est décédée à l’âge de 93 ans (!)
Malgré la vie exceptionnelle de Joe Carstairs, il y a finalement peu de livres sur elle. Comment peut-on expliquer un tel manque ?
Comme beaucoup de mes confrères, j’ai longtemps pensé que l’histoire ne retient pas les femmes. C’est en partie vrai…Cependant, j’ai également remarqué que chez les sportifs, le nouveau challenger éclipse l’ancien. On finit par oublier les athlètes du passé. Qui se souvient par exemple de Pete Sampras ou des Mousquetaires du tennis ?
Joe Carstairs n’a pas été une exception. De plus, elle a souhaité disparaître.
Le 12 février 2020, le scénariste Hubert met fin à ses jours. L’album a malgré tout été achevé. Est-ce que ce fut une épreuve ou un défi ?
Un livre de bande dessinée ne peut s’achever ainsi. Je ne me suis pas posé trop de questions. Hubert avait lu une grande partie de l’album et avait validé la moitié ainsi que toutes les directions que nous avions évoquées ensemble. J’ai repris la suite avec le script et le story board. Il m’a manqué une chose : La forte présence d’Hubert. J’avais travaillé avec lui toutes les séquences de façon précise. Nous avions l’habitude d’optimiser au maximum.
Qu’est-ce qui est très Hubert dans « Joe la Pirate » ?
Le chic.