Proches ou lointaines, défavorisées, sensibles ou au contraire favorisées, les banlieues ont toujours été en lien permanent avec la ville. Une histoire s’est ainsi développée rassemblant les différentes couches de la société mais également les arts et les cultures. « Cités » ou « quartiers » sont bien souvent perçues comme les lieux de nos craintes et de nos échecs. La banlieue est pourtant un lieu à découvrir et à redécouvrir. Au fil des siècles, elle s’est modifiée et adaptée pour devenir multiples.
Entretien avec Erwan Ruty, Directeur de l’agence de presse Ressources Urbaines, fondateur et rédacteur-en-chef du Journal Officiel des banlieues Presse & Cités et auteur du livre « Une histoire des banlieues françaises » (Éditions François Bourin – 2020).
La banlieue a-t-elle été un lieu indispensable pour la ville qu’elle entoure?
Oui, mais depuis ces 30 dernières années, elle l’a peut-être été moins qu’auparavant. La crise des banlieues est née justement par cet éloignement du centre. La banlieue en tant que territoire périphérique de grands ensembles avec des populations souvent issues des anciennes colonies a été indispensable pendant tout le XXeme siècle (en particulier durant les trente glorieuses). Cela a été moins vrai depuis les années 80. À partir de cette époque, on peut estimer que la banlieue ne redevient à nouveau utile à la ville qu’avec l’explosion des emplois dits de services. Je considère que ce caractère peut s’apparenter au système des serfs au moyen âge. Les gens de banlieue sont en effet au service du centre ville avec fréquemment pour fonctions de garder les enfants durant la journée, pour nettoyer, livrer, conduire des transports en commun… Les banlieues retrouvent une utilité certes mais celle-ci est dégradante. Contrairement à la société industrielle où les ouvrier étaient les artisans d’une société nouvelle, idéale, et considérés par beaucoup comme à l’avant-garde de celle-ci, ceux qui vivent dorénavant en banlieue ne peuvent plus s’émanciper avec dans le système actuel. Des syndicats et des partis politiques, à gauche, avaient su concevoir une histoire dans laquelle la classe ouvrière était motrice du progrès humain. Cette vision a disparu. La banlieue est à présent perçue comme un lieu en perpétuelle difficulté. Ses habitants ont pour principale vocation de servir le reste de la population.
La banlieue a-t-elle été longtemps la frontière entre la campagne et la ville?
Jusqu’au moins la fin du XIXème siècle, il s’agissait en effet d’une zone tampon. C’est également durant cette période que la banlieue est devenue un lieu de liberté pour les citadins bourgeois et aisés. C’était la zone des guinguettes et des loisirs au bord de l’eau et dans les forêts. La banlieue pouvait même devenir un lieu de contre-pouvoirs.
De nos jours, ce caractère est moins prononcé. La banlieue est un espace relégué au même titre que les campagnes. Seule la bourgeoisie bohème y trouve un certain intérêt en y installant des friches et des jardins partagés.
À quel moment la banlieue est devenue un lieu de méfiance ?
Dès le XIXème siècle, il y a eu une grande méfiance des populations s’installant de façon très modeste. Le préfet Haussmann a d’ailleurs tout fait pour les pousser hors de Paris. Les phénomènes de bandes de jeunes ont toujours existé même dans les campagnes.
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Pourquoi les banlieues ont-elles fasciné les artistes? Ont-elles gagné une certaine identité avec l’art ?
Dès l’époque des impressionnistes et du début du cinéma, les artistes se sont en effet intéressés à la banlieue. La valorisation de la condition ouvrière entre les années 30 et les 60 va par contre davantage s’orienter vers les populations plutôt que les lieux. Ces lieux, l’usine et le chemin de fer par exemple, sont présents mais au second plan. Cela change ensuite. Avec à titre d’exemple le film « Mélodie en sous-sol » (1963) d’Henri Verneuil, qui montre un vieil homme sortant de prison et qui s’attend à retrouver sa banlieue de pavillons. Il se retrouve finalement face à un paysage de tours et de cités. On retrouve également cet aspect de transformation urbaine dans le film « Buffet froid » (1979) de Bertrand Blier. La banlieue devient une vraie personnalité – une architecture démesurée qui écrase l’homme. Ceux qui habitent ces immeubles sont finalement des victimes. La classe ouvrière a disparu et ceux qui restent n’ont plus d’identité sociale et n’ont plus la force politique de contrôler ces immenses tours. Ils finissent écrasés par le lieu. C’est encore plus finalement par les cultures urbaines que la banlieue est devenue un lieu à part entière.
Arabicides, questions noires, agressions envers les populations asiatiques,… La banlieue est-elle finalement le lieu de toutes les crises?
Les crises ont lieu là où bat le cœur de la société. Au moyen-âge, les révoltes que l’on appelait jacqueries se déroulaient dans les campagnes. Avec l’essor de la bourgeoisie et des classes populaires, le milieu rural est peu à peu délaissé au profit de la ville. C’est là que se nouent les révolutions, dans les faubourgs. Depuis les années 90, les crises se passent dans les banlieues, foyers de toutes les crises.
Cependant, la période des arabicides (années 70) ne s’inscrit pas dans ce contexte. Les banlieues peinaient encore à s’exprimer. Les maghrébins dans leur ensemble étaient intégrés à la classe ouvrière. Ce n’est qu’après que certains d’entre eux ont pu s’en extraire. La marche dite des beurs en 1983 a été le symbole de cette volonté de changement. En se dirigeant vers Paris à pied depuis Marseille, les manifestants tels que l’initiateur du mouvement, Toumi Djaïdja, découvraient pour la première fois les paysages de la France, et les français ordinaires. Lors de la deuxième marche, la mobylette a été utilisée et fut très vite perçue comme le moyen de transport qui permet l’émancipation, qui ne paraît alors possible pour beaucoup qu’en quittant ces banlieues.
Pour les jeunes maghrébins de France, les crimes racistes qu’avaient connu leurs parents dans les années 60-70 sont devenus insoutenables. En réponse, certains vont développer une nouvelle forme de violence mais d’abord tournée contre eux-mêmes. La consommation de drogues dures comme l’héroïne va ravager les banlieues au tournant des années 80-90. Pour beaucoup, la marche des beurs a alors été vécue comme une désillusion. La violence va ensuite changer : elle ne sera plus seulement contre soi-même mais aussi dirigée contre les autres. Les jeunes quittent la banlieue en prenant le train pour faire la fête en ville mais force est de constater qu’ils seront souvent rejetés. Les émeutes de Vaulx-en-Velin de 1991 ont d’ailleurs débuté car un jeune avait été refusé en boîte de nuit.
Banlieue ouvrière, cité dortoir, quartiers résidentiels,… Y a-t-il un choix de se différencier entre banlieues voire parfois de s’affronter ?
Les sociologues parlent de capital d’autochtonie. Quand il n’y a plus grand chose autour de quoi se construire, à quoi s’identifier, à revendiquer, on va se revendiquer d’un lieu particulier. Par la débrouillardise et l’entraide, la ville banlieue s’organise et va développer une fierté de territoire. Ce phénomène a été constaté dès les années 90.
Sur une plus grande échelle, la Seine-Saint-Denis en tant que fierté au niveau départemental est une exception. Lors du début du quinquennat d’Emmanuel Macron, il avait été question de supprimer les départements. Certains élus avaient été opposés à l’idée. Stéphane Troussel, Président du Conseil départemental de Seine Saint-Denis, avait alors fait appel à un groupe dont j’ai fait partie afin d’étudier l’identité « 93 ». Ce sont surtout les couches populaires qui s’identifient à ce numéro de département. Des villes comme Marseille ou Toulouse ne s’identifient pas par leurs quartiers mais par l’ensemble de leur territoire. La Seine-Saint-Denis est, quant à elle, identifiée comme un espace autonome voire d’opposition à Paris.
Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis tente de s’éloigner de cette image trop banlieusarde en développant notamment l’agriculture urbaine. Notre groupe proposait au contraire que la Seine Saint-Denis et la ville de Saint-Denis se proclament comme les « capitales des banlieues ». Le territoire possède des atouts indéniables.
Il faut également noter que, sous l’influence d’idéologies venant des Etats-Unis, nous pouvons constater l’émergence d’identités « raciales » au sein des banlieues françaises. On se reconnaît de plus en plus dans une couleur de peau et non plus seulement dans un territoire donné.
En 2010, l’ambassadeur américain Charles Rivkin vient en banlieue avec des stars comme Samuel L. Jackson ou Will.IAM pour tisser des liens et encourager les jeunes. Est-ce que ce fut un coup de pouce ou un coup de com?
Ni l’un ni l’autre. Je peux même dire que ce fut un vrai coup de boule à la France. Les institutions françaises s’en sont même ému. Les américains ont eu raison de réaliser une telle démarche. Toutefois il faut également s’en méfier.
Quand Barack Obama arrive au pouvoir, il s’oppose d’entrée de jeu aux politiques
antérieures de George W. Bush
menées suite aux attentats du 11 septembre, en tentant de nouer un dialogue avec l’Islam. Pour la Maison blanche, il fallait tourner la page des années 11-septembre. L’objectif des Américains est alors de séduire et de donner la chance notamment en France aux minorités émergentes, espérant y trouver des alliés et conquérir leur esprit. 4 ans après les émeutes de banlieue de 2005 en France, beaucoup vivant dans ses territoires ont tenu à entendre les propositions d’Obama qui jouissait d’une grande popularité dans le monde entier.
Lors de nos rencontres, nous avons deviné que Rivkin cherchait avant tout à cibler les musulmans des quartiers populaires.
En 2008, Times magazine avait déclaré que la culture française était morte… sauf en banlieue. Suite à cet article, Olivier Poivre d’Arvor, responsable de Culture France Monde, organe du Ministère des Affaires étrangères, organise à Saint-Denis un événement sur les cultures urbaines et la diversité. Alors que depuis les années 50 les Etats-Unis utilisent le brain drain afin d’attirer les talents du monde entier, la banlieue française a suscité l’intérêt de Washington. Il est clair que le modèle américain séduit et certains issus des couches populaires se sont retrouvé à suivre outre-Atlantique des programmes de formation et rencontrer des personnalités de premier plan, alors qu’ils étaient dans une impasse en France. Depuis 2010 (et même pendant les années Trump), des membres de l’ambassade américaine à Paris oeuvrent dans les quartiers afin de trouver les perles rares. Les Etats-Unis ont été les seuls à recevoir durant des réceptions des centaines de jeunes de banlieue dans leur ambassade. En réponse, la France a tenté d’organiser des initiatives telles que « Nos quartiers ont du talent » ou l’événement « Rue » au Grand-Palais avec le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, en 2006. Ce fut cependant moins pertinent et moins séduisant que les manœuvres américaines. Le « Plan Marshall » pour les banlieues » voulu par Jean-Louis Borloo et à peine ébauché par Nicolas Sarkzoy a d’ailleurs provoqué beaucoup de déception.
80% des Français vivent en banlieue. Pourquoi est-elle pourtant si méprisée ?
L’effondrement de la classe ouvrière a entraîné dans sa chute l’image positive des banlieues. Le précariat ne peut en effet être valorisé. Le traumatisme post-colonial reste également fort. Les populations issues de l’immigration sont la majorité des habitants des banlieues. Les stigmates du racisme perdurent. Depuis les années 2000, l’islamisme les ont intensifiées.
Face à tous ces maux, les cultures urbaines peuvent changer l’image des banlieues car elles sont le moteur culturel de la France au XXIème siècle. Elles sont devenues réellement mainstream. Qu’importe votre territoire, les jeunes de 12 à 40 ans apprécient ces cultures.
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Que penser de la « lettre des généraux » de 2021 contre les « hordes de banlieues »?
C’est glaçant car ces putschistes en herbe ne sont pas les seuls à le penser.
Même si les banlieues ternissent elles-mêmes leur image : les violences les plus fortes se retrouvent dans ces territoires, et à ce titre, la France s’américanise de plus en plus comme d’autres pays, à l’instar du Brésil, du Mexique. Le néolibéralisme sape les fondements de la société française. L’économie actuelle ne peut que provoquer des violences sociales. Les banlieues sont les premières à les subir mais aussi maintenant à les déployer. Durant les années 70, avec la libéralisation des mœurs, la découverte du Maroc ou de l’Afghanistan, la drogue n’avait pas encore l’image négative que nous avons de nos jours. Une décennie plus tard, les banlieues ont été les grandes victimes de l’héroïne. Aujourd’hui, la drogue est devenue une économie qui a la banlieue pour territoire de déploiement, faute d’autre économie. La violence urbaine est le résultat de tout cela.
Lors de vos recherches, avez-vous constaté un amour profond des banlieusards pour leur territoire ?
C’est affirmé mais la réalité est plus complexe. Les gens restent dans leur quartier autant par nécessité que par attachement. La Seine-Saint-Denis est actuellement un territoire qui s’appauvrit car ceux qui réussissent s’en vont et sont remplacés par des populations bien plus pauvres.
La banlieue est un tremplin pour beaucoup mais d’un autre côté, la rénovation urbaine voulue par Jean-Louis Borloo, réalisée dans le but de faire revenir les classes moyennes, a surtout permis à certains de ceux qui pouvaient partir de rester. Par exemple, des jeunes devenus cadres ont en effet décidé de rester à proximité de leurs parents. Cependant, de nouvelles populations plus riches ne se sont pas installées dans ces banlieues.
Quel est l’avenir des banlieues ?
Je ne suis pas optimiste. Il existe trop de problématiques concentrées dans un seul et même territoire. Dès le milieu des années 90, SOS Racisme prévenait qu’il y avait un risque de ghettoïsation des banlieues. Nous nous dirigeons de plus en plus vers une situation proche de celle des Etats-Unis.
Selon moi, il faut reconquérir des friches et des territoires ruraux. Beaucoup de leurs habitants devraient partir des banlieues de grands ensembles, et encore plus des banlieues pavillonnaires. La réindustrialisation désirée depuis longtemps n’y aura pas lieu. La robotisation des activités industrielles encore présentes ou relocalisées est en marche, cela créé peu d’emplois. Par conséquent, les habitants des banlieues vont voir leurs emplois progressivement disparaître. Les zones périphériques deviennent le lieu de grands centres de distribution comme Amazon ou Vente privée, elles accueillent des data centers. Cela créé-t-il de la ville, de l’urbanité ? Au mieux, pourra-t-on y créer des activités de recyclage, de rénovation, de réparation… qui devraient quand même constituer la base de l’économie circulaire de demain. C’est le principal espoir, cela pourrait être un très fort moteur, mais qui en a conscience ?
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