Vous êtes ORLAN « entre autres et dans la mesure du possible ». C’est votre nom de femme libre car vous l’avez choisi. On doit à présent vous appeler ainsi ?
Absolument. Je déteste Wikipédia ou encore les commissaires d’exposition et de musée qui se sentent obligés de mettre le nom parental/d’origine des artistes. Si certains veulent se faire appeler Raphaël, César ou ORLAN c’est pour se réinventer. Nous avons choisi de construire notre propre identité.
Nous pouvons également dire que vous êtes vraiment née en 1964 lorsque vous avez accouché de vous-même. Est-ce que choisir son nom, sa propre naissance, c’est finalement être libre ?
Nous ne sommes jamais complètement libres. Nous essayons juste de l’être. J’ai réalisé une œuvre « Tentative de sortir du cadre » en 1965. Le simple fait de faire une tentative permet de changer les paradigmes et les horizons. Cela ouvre les portes, les fenêtres et de véritables moments de réflexion. Il faut toujours tenter même si, avec les problèmes environnementaux, politiques ou financiers, nous sommes empêchés d’être totalement libres. Cependant, dans la tentative du » sortir » du cadre, vous avez déjà compris qu’il y a un cadre qui nous enferme dans un endroit bien précis. Comprendre que c’est le cadre qui résonne en nous c’est déjà une façon de se libérer. A partir de cela, nous pouvons utiliser, jouer avec le cadre. On peut même le traverser ou le détruire.
Vous êtes originaire de la Loire. Votre père était anarchiste naturiste et donnait toute son énergie afin de nourrir sa famille. Votre envie de liberté et d’indépendance est-elle née à ce moment-là ? ORLAN est-elle née avant d’être ORLAN ?
Il y a eu en effet un avant ORLAN qui a fabriqué ORLAN.
Je traite justement cet aspect dans mon autobiographie qui est parue le 3 juin aux éditions Gallimard. J’y raconte mon enfance mais aussi ce qui m’a construit de gré ou de force. Il y a ensuite un chapitre nommé « ORLAN vraiment ORLAN ». Lorsque ORLAN est devenue ORLAN, elle a pris conscience du monde et de l’art (aussi bien classique que celui du panorama contemporain). J’ai décidé alors de me situer pour prendre une direction.
Même si votre art est avant tout visuel, nous pouvons constater un amour des mots et par conséquent de la présentation. Vous prenez toujours soin de présenter vos œuvres avec les mots justes – c’est la même chose avec vos titres. L’art n’est jamais gratuit, brut ?
Je n’aime que les œuvres qui sont élaborées, construites, raffinées et pensées. Il est pour moi impossible de présenter l’ art à un public sans qu’il y ait le développement d’une vraie réflexion. Selon moi, un artiste doit s’interroger sur son époque et doit construire sa propre pensée. Il y a bien entendu du trouble – c’est acceptable mais cela ne suffit pas.
Dans les années 60-70, vos photographies ont une dimension très théâtrale. Y’avait-il une envie de provoquer ou d’interroger votre propre époque
Je me suis interrogée car je suis témoin de phénomènes de société. Je veux toujours faire bouger les choses. Je veux les dérégler – c’est d’une certaine manière scier les barreaux de la cage. Questionner le statut du corps dans la société c’est la colonne vertébrale de mon œuvre. Les pressions politiques, religieuses culturelles et traditionnelles s’impriment dans les chairs et les corps – en particulier celui des femmes.
Vous vous considérez comme « un femme et une homme ». La dualité nous enferme-t-elle ?
Nous pouvons être deux même parfois plus. Je suis pour les identités mutantes, nomades et mouvantes. Je déteste les communautarismes. Nous disons « Nous » et nous nous retrouvons coincés dans un cadre. Une personne peut être multiple.
Votre coiffure est d’ailleurs noire et blanche – deux couleurs opposées…
J’ai réalisé cette coupe de cheveux lors du vernissage de mes œuvres sur l’Afrique. Il était pour moi important de dire que j’étais à la fois blanche et à la fois noire. Visuellement, ma coupe est très graphique. C’était une manière de me réinventer et de me resculpter. J’ai de toute façon choisi de faire de mon corps un lieu de débat public.
Pourquoi le corps est obsession et en même temps censuré et dénigré ?
Lorsque j’ai commencé à interroger mon corps, j’avais un parcours très classique d’artiste avec de la peinture figurative, mi- figurative, abstraite. Puis brusquement, je me suis rendu compte que ce qu’il y a de plus important c’est le corps. Je suis toute entière un corps, rien qu’un corps. C’est mon corps qui pense. Tout le monde peut s’identifier à l’autre puisque tout le monde a un corps. Nous nous interrogeons même grâce aux technologies et aux recherches médicales comme la génétique, le corps est notre véhicule. Avec lui, nous éprouvons du plaisir, de la souffrance. Il nous permet d’établir un rapport aux autres.
Avez-vous utilisé votre corps dans le but de provoquer ?
J’ai toujours fait ce qui me paraissait indispensable à mon époque. Je fais toujours un pas de côté afin d’observer ce qui se passe. Dès ma jeunesse, je me suis battue dans ma vie privée et en tant qu’artiste pour que les choses changent. J’ai lutté pour que le corps ait tous ses droits. J’ai l’impression qu’aujourd’hui tout est en train de se refermer. Nous vivons dans une époque où nous reculottons la Chapelle Sixtine.
Lorsque j’ai réalisé un autoportrait en écorchée, j’ai voulu ainsi montrer que sans notre peau, qu’elle soit blanche, noire ou jaune, le racisme ne peut pas s’inscrire. Comme la plupart des artistes, j’ai dû m’écorcher moi-même pour pouvoir faire œuvre. Mon œuvre animée montre peu à peu la position de la Statue de la liberté.
Je montre un corps de femme que nous ne pouvons voir sur les podiums de mode. Il est lourd, solide, mature. Il n’a rien d’un corps anorexique. Je montre également les tétons qui sont actuellement interdits notamment sur Facebook et Instagram. Montrer son propre corps est selon moi indispensable. Nous perdons peu à peu nos libertés notamment celle de se montrer nu. Montrer ses seins est devenu impossible pour une femme car la censure est automatique.
Ces interdits sont pour la plupart du temps sous le couvert de la religion. Si nous croyons en Dieu, cette croyance n’est d’ailleurs pas une hypothèse pour moi (!), nous n’avons pas à avoir honte des corps qu’Il a su créer. Nous sommes les chefs d’œuvre de Dieu. Par conséquent, nous devons montrer nos corps. Au fil des années, nous avions réussi à acquérir des libertés. A présent, les interdits reprennent le dessus.
En 1977, lors de la FIAC, vous vous montrez portant une sculpture de 2m50..
J’avais réalisé des photos de mon corps en noir & blanc. J’ai conçu ensuite d’énormes drapés collés sur bois et détourés sur un piédestal afin que les photographies aient une épaisseur et une véritable présence physique dans l’espace. J’ai d’ailleurs réalisé de nombreuses œuvres ainsi (dont certaines interactives) à partir de ces effigies.
J’étais Sainte ORLAN. Il était possible pour 5 francs de mettre des cierges ou/et vous pouviez obtenir un véritable French kiss. Le distributeur de baisers était installé derrière la Sainte ORLAN. Mon torse photographié (ORLAN corps) était aménagé avec un œsophage en plastique (Nous pouvions voir la pièce 5 francs tomber à l’intérieur jusqu’au pubis servant de tiroir). Un de mes seins s’allumait en rouge et je criais tel un camelot : « Qui veut un baiser ? Un vrai baiser d’artiste? »
Avez-vous eu l’impression que parfois l’art dépasse l’artiste ?
Il y a deux mouvements : un conscient et un inconscient. D’œuvres en œuvres, je me suis étonnée moi-même. Lors de la rétrospective au CNP (Centre National de la Photographie), le directeur Régis Durand a installé mes œuvres dont des petits vintages où l’on retrouve tous mes « corps-sculptures ». Je les ai réalisés lorsque j’avais 17-19 ans. Dans ces créations, il y avait déjà tous les fils qui montrent que tout ce que j’ai fait est d’une logique et d’une cohérence incroyables. Régis Durand a par conséquent installé ces vintages afin de faire référence à une autre salle dans laquelle il démontrait que mes œuvres de jeune artiste se sont déployées dans tout mon art.
« Orlan accouche d’elle-même » (1964) est une œuvre prémonitoire. Tout au long de ma vie d’artiste, je n’ai fait que de me réinventer et de me resculpter comme durant mes opérations chirurgicales Je suis en permanence en train de réfléchir, de construire et de reconstruire jusqu’à que ce soit abouti. Je réalise actuellement des œuvres qui n’ont pu être terminées à cause du confinement
Vous avez mis en scène les opérations chirurgicales. Le bloc opératoire est devenu une véritable scène, les médecins déguisés et votre corps est modifié sans douleurs. Il y a chez vous une volonté de contrôler et de refuser la nature. Le contrôle est-il une fin en soi ?
Nous pouvons au moins faire à nouveau la tentative. Il y a une dose de l’incontrôlable qui est acceptable mais, à un certain moment, cela devient inacceptable. En tant qu’être humain et citoyenne, je considère qu’un minimum de contrôle est indispensable. Nous vivons dans un monde où ce qui est mis en valeur ce sont les individus qui perdent volontairement le contrôle, qui hurlent et qui suivent leur instinct.
Lorsque j’enseignais l’art, certains de mes élèves me disaient qu’ils souhaitaient uniquement faire que ce qu’ils voulaient. Je rétorquais alors qu’ils n’avaient qu’à pisser où ils voulaient et violer celles et ceux qui les attiraient.
Concernant la sincérité, c’était également une idée absurde. Hitler était lui aussi sincère..
L’inverse m’intéresse beaucoup. Je veux analyser, maîtriser, réfléchir avant de réaliser un acte. Notre société favorise un certain désordre. Si un homme veut frapper une femme, il ne se pose plus la question si c’est mal ou non. Il suit juste son instinct Durant les opérations chirurgicales, j’interrogeais déjà nos critères de beauté et j’ai fait placer des implants, que nous mettons habituellement sur des pommettes, sur chaque côté de mes tempes. Cela a formé des bosses. Si on ne me voit pas et qu’on me décrit comme une femme avec des bosses sur le crane, on peut imaginer que je suis un monstre indésirable. Finalement, ces deux bosses sont devenues un organe de séduction de plus. Dès le départ, cette opération a pourtant été imaginé comme forcément laide. Avec la chirurgienne, j’avais convenu d’un ajout qui n’était pas censé apporter de la beauté.
Les technologies peuvent-elles être des menaces selon vous ?
Tout est menace. Avec un marteau, vous pouvez construire une machine comme vous pouvez tuer quelqu’un. Je n’ai pas peur des technologies mais des humains. J’ai l’impression que nous tombons de plus en plus dans une « idiocratie ».
L’ORLANOÏDE est un être robotique fascinant. Est-ce une sculpture qui vous surprend ?
Je l’ai conçue avec l’enregistrement de 22 000 mots intégrés dans des MP3 séparés. Lorsque des textes, fabriqués par le générateur, apparaissent sur les écrans, l’ORLANOÏDE va être capable de les lire avec ma propre voix. Ce n’est pas un automatisme mais c’est un génératif. A chaque fois, c’est différent.
Lors de l’exposition « Artistes & robots » au Grand Palais, je me suis aperçue qu’en un mois, il y avait eu une perte gigantesque de textes apparus car ils n’avaient pas été capturés. A Dublin, où l’ORLANOÏDE est resté à cause du confinement, les textes sont imprimés dès qu’ils sont prononcés par ma sculpture en mouvement. D’une manière interactive, le public peut ainsi emporter ces écrits. C’est important car l’ORLANOÏDE est capable de produire des expressions poétiques.
Avec « L’origine de la guerre » vous illustrez le pénis de l’acteur Jean-Claude Bouvet. Vous répondez ainsi à « L’origine du monde », célèbre tableau du peintre Gustave Courbet. Vous avez eu envie d’être en conflit avec un artiste du passé ?
Même si je reconnais le talent de peintre de Courbet, « L’origine du monde » est pour moi une œuvre abominable. L’artiste a délibérément coupé la tête, les jambes et les bras d’une femme. Seuls son ventre et l’organe reproductif ont été conservés. Cette œuvre montre littéralement ce que nous faisons en général aux femmes. J’ai donc voulu répondre en faisant la même chose mais avec l’autre partie de l’humanité. J’ai coupé la tête, les jambes et les bras d’un homme – Seul son sexe est montré. Je ne voulais pas montrer un énorme pénis. L’instinct grégaire est à la portée de toutes les bourses et de toutes les queues.
Vous avez aimé revisiter le Baroque ?
J’ai retenu la leçon du Baroque. Il est souvent dit que le Baroque est « le monstre du Classique » et que la femme est « le monstre de l’homme ». J’ai beaucoup étudié les madones blanches et vierges – notamment les plis. Avec mon œuvre, j’ai voulu retrouver l’espace et l’esprit du Baroque. Dans cet art, on ne vous demande pas de choisir entre le bien et le mal. Le Baroque vous montre à la fois le bien ET le mal. Dans cet espace, j’ai intégré des images et vidéos de notre temps et je me suis intégrée en tant que vierge folle et drapée. Je suis en assomption au-dessus de notre temps. C’est pourtant une œuvre qui a une autre conception du travail artistique et de la beauté. Au premier plan, il y a des parpaings – des matériaux de construction – derrière, ce sont de fausses briques peintes en jaune. Le vrai et le faux se mélangent au même titre que l’ancien et le moderne. Je montre également une image qui est à la fois religieuse et sensuelle. Même si cet aspect peut se retrouver dans les églises – lieux où il est facile de voir des saints et des seins.
Vos mémoires sont-elles votre plus beau strip-tease ?
J’ai réalisé beaucoup d’œuvres sur le strip-tease. Mais selon moi, le vrai strip-tease est pour une femme impossible. Nous ne pouvons nous dévêtir de tout ce dont on nous revêt : les fantasmes, les aprioris, les modèles, les comparaisons… Nous ne sommes jamais nues. Je me suis alors interrogée sur les strip-teases ultimes.
D’un point de vue muséographique et historique, mon premier strip-tease s’est fait à l’aide des draps de mon trousseau. Je me déguise puis je me déshabille. Je cite de l’art notamment à propos de Sandro Botticelli. La dernière image représente des draps du trousseau sur le sol. Ce tas ressemble alors à une chrysalide. Nous pouvons alors nous interroger à propos de cette forme : Quel corps va naître
J’ai également réalisé deux expositions. Une s’appelle « Strip-tease : Des cellules jusqu’à l’os » et l’autre « Strip-tease en nanoséquences ». Nos yeux nous empêchent de voir ces strip-teases. Les bactéries, les virus, les phages nous habitent en permanence. J’ai cultivé ma flore buccale, ma flore intestinale et ma flore vaginale et j’ai réalisé des performances et des autoportraits différents de ceux que j’avais fait auparavant. Ces œuvres ne peuvent se voir à l’œil nu. J’ai voulu rendre ce qui était invisible, visible et réflexible. Je me suis donnée à mon œuvre tout en pensant au public. J’ai toujours le souci de l’interactivité et de la demande de l’autre.
Je suis d’ailleurs en train de réaliser qui s’appelle « Le slow de l’artiste » – logique après « Le baiser de l’artiste ». Je me suis rendue compte que mes stagiaires qui ont moins de 25 ans n’avaient jamais entendu parler du slow. Beaucoup d’entre nous ont pourtant connu le coup de foudre grâce à cette danse qui rapproche les corps. Avec la distanciation physique imposée par la crise sanitaire, nous avons encore plus envie de la chaleur humaine et de la rencontre des corps. J’ai donc imaginé le slow comme un soin thérapeutique. Les jeunes ont besoin de le connaître. J’ai écrit un texte très sensuel sur le slow. Je vais le donner à des musiciens qui vont composer la musique. Je vais intégrer ensuite ma voix. Avec tous les artistes qui auront travailler avec moi (notamment Jean-Claude Dreyfus), je vais réaliser un album complet. Certains morceaux sont déjà terminés. Lors des dédicaces de mes mémoires, des vernissages, je proposerai de danser le slow avec moi.
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