Lorsque le prélude orchestral « Te Deum » de Marc-Antoine Charpentier résonne, les téléspectateurs de toute l’Europe comprennent que l’Eurovision va débuter. Depuis 1956, ce grand concours musical est retransmis chaque année sur les chaînes de télévision européennes. Attendu par les fans, moqué par certains, l’Eurovision reste tout de même un rendez-vous de l’Europe attendu voire immanquable. Entretien avec un passionné : le journaliste européen Alex Taylor.
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Etant un des plus anciens programmes télévisés au monde et le plus important concours musical jamais organisé, l’Eurovision demeure depuis 64 ans un rendez-vous incontournable. Comment expliquer une telle survie ?
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C’est un événement unique et extraordinaire. Plus de dix ans après le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’Humanité, la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe ont décidé d’organiser avec l’Allemagne un concours de chansons. Nous avons oublié à tel point cette idée fut incroyable, inattendue et courageuse. De plus, il existe peu de rendez-vous où les Européens se mettent à regarder la télévision ensemble le même programme. Il y a certes le football mais c’est rarement le même match. L’Eurovision est par contre retransmis le même soir partout. Et même si les Européens ne parlent pas la même langue, l’événement s’adresse à toutes et à tous. L’Eurovision est également un moment culturel qui nous appartient. Chacun d’entre nous a un souvenir particulier, une chanson ou un artiste. Ce rendez-vous n’est pas compris par ceux qui ne sont pas d’Europe. Une amie cubaine, vivant en Floride et qui parle 6 langues, est venue chez moi il y a 10 ans le soir de l’Eurovision. J’ai insisté pour que nous puissions regarder l’émission ensemble. La multitude des chansons, le public avec tous les drapeaux européens l’ont impressionnée. Et lorsque les chanteurs ont arrêté de monter sur scène, mon amie m’a dit qu’elle avait apprécié l’émission et qu’elle allait se coucher. J’ai alors répondu : « No Isabel, not yet. There’s still the voting procedure« . Mon amie a regardé les votes bouche bée. L’Eurovision n’est pas un simple concours de chansons mais un événement européen suivi avec passion. Il y a certes des moqueries mais au final les Européens se retrouvent là aussi. C’est un rendez-vous affectif de l’Europe.
Je regarde la BBC, les télévisions française et allemande. Chaque pays pense être le seul à se moquer de l’événement. Pendant des années, Terry Wogan de la BBC a présenté l’Eurovision et était connu pour se moquer gentiment des autres pays. Les Britanniques ont toujours cru qu’ils étaient les seuls à ne pas prendre l’Eurovision au sérieux. En fait, je me suis rendu compte que tout le monde a le même regard.
De nos jours, les réunions et rendez-vous sur Zoom ou Skype sont monnaie courante. Dans les années 50 et 60, avoir une émission en direct dans toute l’Europe c’était une réelle prouesse technique. Retransmettre les votes fut un vrai exploit – je me souviens des silences qu’il y avait lorsque les organisateurs appelaient un pays.
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L’Eurovision est-il devenu une messe pour les téléspectateurs ?
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Pour beaucoup, comme pour moi, c’est l’événement de l’année. L’Eurovision me rappelle mon enfance. J’ai regardé mon premier en 1967. La gagnante était d’ailleurs britannique, Sandie Shaw – « la chanteuse aux pieds nus » avec la chanson « Puppet on a string ». Pour un petit garçon de Cornouaille, c’était un show magnifique avec plein d’artistes de toute l’Europe.
Avec le contexte sanitaire, pendant 3 mois, chaque soir, l’émission #Eurovisionagain a repassé un Eurovision. Je me souviens avoir regardé celui de 1976. Il y avait une part de nostalgie car cela me rappelait ma jeunesse et en même temps, je me suis rendu compte que certaines chansons étaient magnifiques. Celle de la Grèce est magnifique alors que les gagnants, le groupe britannique Brotherhood of man a chanté « Save your kisses for me ». Cette dernière chanson est finalement assez banale.
De nos jours, beaucoup de choses ont changé d’ailleurs. La mise en scène et la présentation sont bien plus soignées qu’auparavant. Ceux qui critiquent l’Eurovision ont tout de même une certaine tendresse pour l’événement et n’hésitent pas à regarder les plus de 3 heures d’émission.
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Avec l’édition de 1974, le groupe suédois ABBA remporte l’Eurovision avec la chanson Waterloo. Y’a-t-il un avant et un après ABBA ?
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Quand à l’époque j’ai regardé cet Eurovision, je n’aurais jamais imaginé qu’ABBA puisse le gagner. C’était trop olé-olé et la chorégraphie n’était pas incroyable. Le Royaume-Uni n’a même pas donné de point à ABBA. Même si je suis un grand fan de ce groupe, je ne pense pas cela ait marqué l’Eurovision. Ce fut surtout un grand moment pour ABBA. Céline Dion a participé à l’Eurovision en 1988 – Ce ne fut pas non plus un vrai succès à l’époque.
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Olivia Newton-John, Céline Dion, France Gall, Teach-In,… L’Eurovision a-t-il été un vrai tremplin pour des artistes devenus de la chanson ?
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Au contraire. A l’Eurovision de 1974, Olivia Newton-John, déjà célèbre, a même regretté d’avoir chanté la chanson « Long live Love ». Beaucoup d’artistes hésitent même à participer à l’Eurovision. Quel est l’intérêt lorsque vous êtes déjà célèbre de participer à un concours musical ? En 2013, Bonnie Tyler a fini dernière du classement…
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L’Eurovision peut donc faire peur ?
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C’est un bon tremplin pour des artistes qui cherchent à être connus mais pour certains c’est assez dangereux. Même si ils n’ont pas participé au concours, Madonna ou encore Justin Bieber ont par exemple chanté pour l’Eurovision. Ils ont sûrement regretté car il n’y avait pas de réel intérêt pour eux. Bonnie Tyler a fini dernière avec sa chanson « Believe » mais je ne pense pas qu’elle avait imaginé de gagner l’Eurovision. Elle a sûrement voulu s’amuser rien de plus.
Les Russes ont toujours envoyé de bons chanteurs comme Polina Gagarina. Sergueï Lazarev a fini deux fois deuxième. C’est bien pour se faire connaître internationalement mais il n’a jamais gagné…
Même si je suis un grand fan, je reproche tout de même à l’Eurovision son double discours. Tout en disant qu’ils sont contre les discriminations, on sent qu’un chanteur de plus de 30 ans ne peut gagner la compétition. Il faut clairement être beau et jeune.
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L’anglais s’est-il trop imposé à l’Eurovision ?
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En 1969, pour la première de l’histoire du concours, il y eut 4 ex aequo, l’Espagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Chacun avait chanté dans sa propre langue. Quel beau symbole!
Il est vrai qu’aujourd’hui, chanter en anglais a plus d’impact que chanter en bosniaque par exemple. Il faut que le public comprenne un peu les paroles cette problématique est avant tout un combat d’arrière-garde français. En 2019, j’ai réalisé un rapport sur les langues « Propositions pour une meilleure maîtrise des langues vivantes étrangères, oser dire le nouveau monde » et j’ai constaté que la langue française est considérée par les Français comme une grande partie de leur identité. Nous poserions la même question à des Britanniques – aucun ne mettrait dans les premiers la langue anglaise. Idem pour les Néerlandais par exemple. L’anglais n’est pas une menace pour leur langue. Les Français, eux, le pensent.
Mais il est vrai que si l’Islande, pays favori pour l’Eurovision 2020, avait choisi une chanson en anglais. En Islandais, peut être que cela aurait été moins populaire. De toute façon, le concours a été annulé cette année. Nous pouvons également constater que les deux pays qui ont remporté le plus l’Eurovision c’est le Royaume-Uni et l’Irlande. Ils chantent en anglais et il est par conséquent plus facile pour les autres européens de les comprendre. Je pense que les votes ne sont finalement pas politiques mais culturels. Les pays baltes ou balkaniques, petites nations, votent en fait pour les chanteuses et chanteurs des états voisins car ils les connaissaient déjà. En 2011, les Britanniques ont donné 12 voix au groupe Jedward qui représentait l’Irlande. Les chanteurs jumeaux et leur chanson étaient déjà connus au Royaume-Uni.
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L’Eurovision a aussi été marqué par l’actualité. Avec l’arrivée des nouveaux candidats de l’ancien bloc de l’Est ou avec les conflits entre la Russie et l’Ukraine (chanson 1944, interdiction d’accepter la chanteuse russe en Ukraine). L’Eurovision est-il tout de même un rendez-vous historique et politique ?
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Cela fait partie de l’illogisme merveilleux de l’Eurovision. Les chansons politiques ne sont finalement pas interdites…
En 1998, comprenant que la chanteuse transexuelle israëlienne, Dana International, allait remporter l’Eurovision, la Jordanie a coupé le direct et a prétendu le lendemain que c’était la chanteuse belge, en réalité deuxième, qui avait gagné le concours. 20 ans avant Conchita Wurtz, Dana International a également tenu tête aux ultras orthodoxes de son pays en gagnant l’Eurovision pour Israël.
Un autre exemple me vient en tête : la chanteuse allemande Nicole avait été émue qu’Israël donne 12 points pour sa chanson consacré à la paix. A l’époque, 30 ans après la guerre, le geste était incroyable. Et lorsque Conchita Wurtz remporte l’Eurovision 2014, j’ai moi-même pleuré d’émotions. En pleine législation homophobe de Vladimir Poutine, la Russie a donné 6 points à Conchita.
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Brian Singleton, professeur d’art dramatique au Trinity College de Dublin, affirme que si tous les fans de l’Eurovision ne sont pas de la communauté gay, les homosexuels sont tout de même la majorité. Comment expliquer un tel intérêt ?
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Je n’arrive pas moi-même à l’expliquer et pourtant c’est une question que je me pose depuis longtemps. Pourquoi les hétérosexuels aiment le football ?! L’Eurovision est incroyablement « camp » c’est-à-dire à la fois kitsch, drôle et gay. En 1967, lorsque j’ai découvert, jeune garçon, l’Eurovision, ce fut une révélation. En Cornouaille, nous n’entendions jamais parler français ou allemand. J’enregistrais avec un micro que je branchais à la télévision les émissions de l’Eurovision. Nous avions même l’habitude en cours de langue d’étudier les chansons. Enfant gay, c’était pour moi une fenêtre qui s’ouvrait à un autre monde. Je me rendais compte qu’il y avait un ailleurs. Je voulais devenir Katie Boyle, celle qui présentait l’Eurovision au Royaume-Uni dans les années 60. Elle était polyglotte, drôle et avait un côté glamour. Les gays aiment l’Eurovision car il y a des divas et des hommes sexys. D’ailleurs, le gagnant de l’Eurovision 2019, le Néerlandais Duncan Laurence en était conscient puisqu’il a fait un clip vidéo où il est tout nu.
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La Hongrie a pris la décision de ne pas participer à l’Eurovision de 2019 probablement car le concours serait devenu « trop gay ». L’homophobie gagne-t-il encore du terrain ?
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L’Union Européenne de Radio-télévision (UER) qui organise l’Eurovision a pris des décisions courageuses. En 2014, des pays d’Europe de l’Est ont souhaité diffuser le concours mais voulait couper l’émission lorsque de la prestation de Conchita Wurtz. L’UER a refusé le deal : Il fallait soit renoncer à l’Eurovision de cette année-là soit le diffuser entièrement.
Si l’Eurovision est retransmis dans des pays conservateurs, c’est déjà formidable. Comme pour moi, lorsque j’étais enfant, je suis persuadé que certaines et certains voient l’événement comme une fenêtre vers le monde extérieur. Si les Polonais ou les Hongrois ont la possibilité de voir (même sur Internet) ce public brandissant des drapeaux gays, c’est déjà une victoire. Pendant un soir, l’Europe représente des valeurs progressistes et d’ouverture.
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Depuis 2015, l’Australie est invitée à participer à l’Eurovision. Cela va-t-il trop loin ?
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L’Eurovision est très suivi en Australie donc Why not ? Le concours est même plus populaire là-bas que dans les pays de l’Est. L’Eurovision n’a jamais été logique même au niveau des votations : Pourquoi on compte les points avec 1,2,3,4,5,10,12 ?! En 2019, de très belles chansons n’ont pas été sélectionnées alors que d’autres comme celle de Saint-Marin « Say na na na » étaient épouvantables… L’Eurovision n’a pas vraiment de logique donc je ne vois pas pourquoi l’Australie ne peut pas participer.
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Malgré la guerre froide, les tensions musicales entre pays européens, l’Eurovision n’a jamais été annulé jusqu’à cette année, 2020, avec la crise du Coronavirus. Vous espérez un grand retour du concours en 2021 ?
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J’espère que l’Eurovision reviendra en effet en 2021. Toute ma vie, cet événement me sera cher. J’ai fait 30 ans de télévision et le moment où j’ai été le plus fier c’est lorsqu’en 2004 j’ai donné les points de la France. J’animais une convention et j’ai reçu un coup de téléphone. Mon interlocuteur était hésitant car j’avais une image de journaliste sérieux. Il me proposait d’annoncer en direct les points que donnait la France à l’Eurovision. Ce que l’on me demandait de faire était en fait mon rêve de petit garçon. Par conséquent, j’ai accepté avec grand plaisir.
Ce fut aussi un moment très stressant : Vous êtes en direct, 200 millions de téléspectateurs vous regardent avec parmi eux des anciens et des futurs amants. Je n’avais pas de prompteur et j’ai reçu les votes 30 secondes avant le direct. La France avait donné cette année-là 12 points à la Turquie. L’Eurovision se passait dans un stade à Istanbul donc lorsque j’ai annoncé la bonne nouvelle, la foule a poussé un grand cri de joie. Il y a eu un tel hourra qu’on m’entend dire à la fin : « Ici se termine les votes du jury français »- c’est ce qui se disait dans les Eurovisions des années 80. Depuis 2004, je suis le seul à l’avoir dit.
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Quelle est votre chanson préférée de l’Eurovision ?
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« De troubadour », chanson de la néerlandaise Lenny Khur à l’Eurovision de 1969. Depuis, j’ai toujours suivi la carrière de cette chanteuse. J’ai même appris le néerlandais avec elle (!)
[Pour voir « De Troubadour » de Lenny Khur- Eurovision 1969]
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Le compte Twitter d’Alex Taylor: https://twitter.com/AlexTaylorNews