« Pape Clément ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! » Ainsi aurait parlé Jacques de Molay, grand maître de l’ordre du Temple, en 1314 sur son bûcher dressé sur l’Île-aux-Juifs à Paris face à la cour du roi Philippe le bel. La terrible légende naît en fait sous la plume du chroniqueur italien Paolo Emilio plus d’un siècle plus tard. C’est cette malédiction qui inspirera ensuite l’écrivain Maurice Druon pour sa suite romanesque historique « Les rois maudits » (1955-1977). Mais la saga, chef d’œuvre du roman français, a-t-elle éclipsé les faits historiques ? Qui furent réellement les derniers capétiens ? Leur chute a-t-elle un lien avec la guerre de Cent Ans ? Entretien avec Christelle Balouzat-Loubet, Maître de conférence en histoire médiévale à l’Université de Lorraine.
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Peut-on dire que le royaume de France sous Philippe IV dit le bel, État le plus peuplé de la Chrétienté, est en pleine prospérité ?
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L’apogée du royaume de France se place plutôt sous le règne de Louis IX (1226-1270), l’aïeul de Philippe IV. On parle alors du « bon temps du roi saint Louis », un temps de prospérité économique marqué par une nouvelle phase d’expansion territoriale et l’affirmation de la puissance française en Occident, en particulier face à l’empereur et face au pape. Philippe le Bel est à la tête d’un royaume puissant, mais les dernières années de son règne sont marquées par diverses crises : guerres flamandes, difficultés financières, grogne nobiliaire, aléas climatiques.
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Que sait-on de la personnalité de Philippe, roi de fer ?
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Pour définir la personnalité de Philippe IV, nombreux sont ceux qui ont retenu les mots de l’un de ses plus farouches ennemis, Bernard Saisset, évêque de Pamiers. Ce dernier l’aurait défini en ces termes : « ce n’est ni un homme, ni une bête. C’est une statue ». Nous pouvons en déduire que Philippe IV fut un roi particulièrement froid et autoritaire, « un roi de fer » (Maurice Druon), dont le règne marqua un renforcement de l’autorité monarchique. Mais sa personnalité était sans doute plus complexe, quoique difficile à cerner faute de sources. Admirateur de son aïeul Louis IX, dont il se voulait le continuateur, Philippe IV, était très pieux. Fort attaché à sa femme, Jeanne de Navarre, il lui fut fidèle même après sa mort, en 1305, préférant le veuvage au remariage.
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Pour quelles raisons Philippe IV ordonne l’arrestation puis la mort de Jacques de Molay et des Templiers ?
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Accusés de diverses atteintes à la foi, comme renier le Christ, cracher et (ou) piétiner la croix lors du rituel d’entrée dans l’ordre, oublier des sacrements dans la célébration de la messe et pratiquer l’idolâtrie, les Templiers furent arrêtés le 13 octobre 1307, à l’initiative de Philippe IV. Interrogés, torturés, les religieux passèrent finalement aux aveux. Condamné au bûcher, le Grand Maître de l’ordre, Jacques de Molay, fut exécuté le 18 mars 1314 avec Geoffroy de Charnay, précepteur de l’ordre, sur une petite île située au bout de l’île de la Cité, à Paris, au-dessus des jardins du palais du roi.
En fait, même si certains de ses membres ont pu commettre des fautes, l’ordre lui-même n’était pas coupable : le procès de l’ordre du Temple est un procès politique, comme le montre le pardon accordé facilement à ceux qui avouent. La saisie des biens du Temple n’était sans doute pas le principal mobile, l’objectif n’était pas non plus de garantir un bon ordre chrétien, ni de relancer la croisade. Il s’agissait plutôt de renforcer l’État en brisant un ordre doté de ramifications internationales. Ce fut aussi l’occasion pour Philippe IV d’affirmer sa souveraineté face à la papauté, à qui aurait dû revenir le jugement de cette affaire.
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Comment peut-on expliquer que les sanctions suite à l’Affaire de la Tour de Nesle soient aussi fortes ?
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Si le crime fut puni de façon si spectaculaire, c’est que l’affaire était grave : les aventures extra-conjugales des princesses capétiennes portaient atteinte à l’image d’une monarchie qui se devait d’être exemplaire. Par ailleurs, l’affaire menaçait le principe héréditaire en jetant le doute sur la légitimité de la descendance royale. Cela concernait en particulier l’aînée de Marguerite de Bourgogne et de Louis, futur Louis X, Jeanne, née en 1311, prétendante au trône en cas de disparition de son père.
Cette affaire eut d’ailleurs des conséquences sur la définition des règles de succession dynastique au sein du royaume de France : si Philippe V, frère de Louis X, accéda au trône en 1317 en lieu et place de Jeanne, ce fut en grande partie en raison de l’incertitude concernant la filiation de cette dernière. Cette décision, en réalité purement conjoncturelle, entérina l’idée que les filles de France ne pouvaient accéder au trône. Le choix de Philippe VI, en 1328, acheva d’ancrer la pratique (qui ne sera pas énoncée en droit avant 1358 et la redécouverte de la loi salique).
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La chute du chambellan Enguerrand de Marigny, suite à la mort de Philippe le bel, était-elle prévisible ?
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Un changement de souverain s’accompagnait généralement de la mise en place de nouvelles équipes de pouvoir, constituées de proches et de fidèles avec lesquels le monarque entretenait des liens personnels étroits. Il était donc tout à fait prévisible qu’Enguerrand de Marigny, homme fort du gouvernement de Philippe IV, soit écarté par son successeur. En revanche, le règlement de compte dont il fit l’objet tient à la rancune que Charles de Valois entretenait à son encontre : le frère du roi, très attaché aux valeurs chevaleresques et féodales, haïssait ce petit noble normand, un parvenu qui avait su s’élever dans la hiérarchie jusqu’à devenir l’oreille du roi, amassant au fil des années une fortune considérable.
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Peut-on considérer Charles de Valois comme l’une des personnalités les plus influentes de cette époque ?
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Effectivement, Charles de Valois, quatrième fils de Philippe III et Isabelle d’Aragon, est un personnage essentiel de la période, jusqu’à sa mort, survenue en 1325. Adoubé en 1284, il fut ensuite de toutes les campagnes militaires royales. Il tenait en apanage les comtés de Valois, d’Alençon et du Perche. L’importance de ce patrimoine foncier en fit l’un des plus puissants princes du règne de Philippe IV. Par deux fois, il failli s’élever au rang de monarque : en 1284, il fut investi de la Couronne d’Aragon, mais il y renonça en 1290 en vertu de son mariage avec Marguerite, la fille de Charles d’Anjou ; il fut également un candidat malheureux à l’Empire en 1308.
Sous le règne de Philippe IV, il fut le mentor des trois princes, Louis, Philippe et Charles, qu’il accompagna dans leurs premières expéditions militaires. Il était particulièrement proche de Louis et de Charles, son filleul, ce qui lui permit de jouer un rôle central durant leurs règnes respectifs. Très ambitieux, il n’hésita jamais à s’en prendre violemment à ses ennemis, comme Enguerrand de Marigny ou encore Mahaut d’Artois, pour défendre ses intérêts.
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Louis X, Philippe V puis Charles IV- les fils de Philippe le bel ne règnent que peu d’années. Parle-t-on tout de même de malédiction dès le XIVème siècle ?
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La succession des malheurs qui frappa les derniers Capétiens directs, de Philippe IV à Charles IV, intrigua les contemporains. Dans une société imprégnée de valeurs chrétiennes, on associa dès le XIVe siècle cette sombre destinée à une faute commise par les souverains. Pour certains, Philippe le Bel aurait été puni pour ses manipulations monétaires ou l’attentat d’Anagni commis contre Boniface VIII ; d’autres évoquèrent plutôt le rôle des Templiers, qui auraient maudit le roi et sa descendance. C’est finalement cette explication qui s’imposa, s’enrichissant au fil du temps de détails supplémentaires, jusqu’à ce qu’émerge au XVIe siècle la version évoquant un discours de Jacques de Molay devant le bûcher avec un appel au tribunal de Dieu. Maurice Druon ne fait donc que reprendre une tradition littéraire déjà ancienne.
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D’où vient le surnom de Philippe VI, le « roi trouvé » ?
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Cette expression, utilisée par les adversaires de Philippe VI, vise à discréditer le souverain en remettant en cause sa légitimité à régner. En 1328, le royaume de France connaît une seconde crise dynastique lorsque Charles IV — comme Louis X quelques années plus tôt —meurt sans descendance mâle. La situation était néanmoins plus complexe qu’en 1316 puisqu’avec Charles s’était éteinte la branche des Capétiens directs. Philippe de Valois, fils de Charles de Valois et cousin du défunt, fut le premier candidat. Il se heurta néanmoins aux revendications du roi d’Angleterre, Édouard III. Celui-ci était par sa mère Isabelle, la fille de Philippe IV, le plus proche héritier mâle des derniers Capétiens. On lui objecta que les femmes ne pouvant succéder à la Couronne de France, elles n’étaient pas en mesure de transmettre le royaume à leurs enfants. C’était là un argument nouveau, qui, s’il était retenu, limiterait encore davantage la place des femmes dans la transmission de la Couronne : ce seraient désormais les femmes et leur descendance masculine qui seraient écartés de la succession. En 1328, l’enjeu était de taille : il s’agissait d’éviter que la Couronne de France ne passât au roi d’Angleterre, vassal et ennemi juré du royaume. Philippe fut alors proclamé roi de France et sacré le 29 mai 1328. Édouard III et ses partisans dénoncèrent avec force ce « roi trouvé ».
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En quoi la guerre de Cent Ans transforme le monde médiéval ?
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La guerre de Cent Ans constitue une des crises les plus graves qu’ait connues le royaume de France : les premières années, les défaites s’accumulent et la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons déchire le royaume. L’affaiblissement de la monarchie française, encore aggravé par la folie de Charles VI après 1392, aboutit même au traité de Troyes de 1420, qui déshérite le dauphin du royaume de France au profit de la dynastie anglaise. Il faudra attendre le traité d’Arras de 1435, qui marque la fin de la guerre civile, pour que Charles VII entame la reconquête du royaume — achevée en 1453 — et restaure l’autorité royale.
La guerre de Cent Ans a donc des conséquences très lourdes pour le royaume, mais le conflit favorise aussi la construction de l’État français. En effet, l’inscription de cette guerre dans la durée impose la mise en place d’une armée de métier ; elle favorise aussi l’organisation d’une fiscalité d’État, pour financer la guerre ; elle contribue enfin à l’émergence de la nation française, qui se construit sur la haine de l’Anglais.
C’est aussi en cela qu’elle constitue un bouleversement pour le royaume, dont elle précipite l’évolution vers un État moderne.
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Le roman « Les rois maudits » de Maurice Druon a-t-il suscité un intérêt historique pour la fin des Capétiens ou a plutôt mystifié le XIVème siècle selon vous ?
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Le roman de Maurice Druon est très bien documenté. Certes, la psychologie des personnages relève du romanesque, certains épisodes sont des interprétations de l’auteur (assassinat de Marguerite de Bourgogne dans sa prison, empoisonnement de Louis X et Jean Ier le Posthume par Mahaut d’Artois, par exemple), d’autres enfin sont purement fictifs (la romance entre le banquier Guccio Baglioni et la noble Marie de Cressay). Malgré tout, la trame historique est respectée, si bien que ce roman me semble une bonne porte d’entrée dans le XIVe siècle. Il a aussi le mérite d’humaniser ces rois, ces princes, ces hommes et ces femmes du Moyen Âge que l’on réduit bien trop souvent à des gisants de pierre.
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Pour en savoir plus :
« Louis X, Philippe V, Charles IV; Les derniers capétiens » de Christelle Balouzat-Loubet- Passés composés 2019 https://halldulivre.com/livre/9782379331619-louis-x-philippe-v-charles-iv-les-rois-maudits-christelle-balouzat-loubet/
« Mahaut d’Artois : Une femme de pouvoir » de Christelle Balouzat-Loubet- Perrin 2015 https://www.laprocure.com/mahaut-artois-femme-pouvoir-christelle-balouzat-loubet/9782262036782.html