La bonne nouvelle est que la volonté ne peut pas tout, et qu’il faut savoir être indolent. 

On échoue parfois non parce qu’on ne travaille pas assez, qu’on manque de persévérance ou de volonté, mais à l’inverse parce qu’on fait trop d’efforts. Dans L’Usage du vide, sous-titré Essai sur l’intelligence de l’action de l’Europe à la Chine (Gallimard), Romain Graziani étudie un concept essentiel à la pensée taoïste, mais qui manque dans la langue française, et dont  le “lâcher-prise” si glorifié(e) aujourd’hui peine à rendre compte. Ce concept désigne ce qui rend possible l’obtention d’états hautement désirables qu’on ne peut atteindre qu’à la condition expresse de ne pas les rechercher. L’insomniaque qui veut à tout prix dormir ne s’endormira que s’il met en veille son obsession. Il est difficile de tomber amoureux en s’obligeant à l’être. On ne peut décider d’être spontané, ou encore d’être naturel quand on est pris en photo. De même avoir une démarche déliée ou écrire un livre qui a la grâce cessent immédiatement d’être accessibles dès qu’on y pense. Le philosophe sinologue,  professeur à l’Ecole Normale Supérieure, qui enseigne à des étudiants pour lesquels le travail acharné et la persévérance ont payé, montre les limites d’un credo en général admis et opérant: “Quand on veut, on peut”. Même si tout un chacun a déjà fait l’expérience de blocages inexplicables. Mais dans la pensée taoïste, ce qui entrave la volonté n’est pas un (mauvais) tour d’un inconscient retors. Entretien autour d’une notion complexe qui échappe à la traduction.

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Comment nommeriez-vous ce concept taoïste « wuwei » en français ?

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La traduction littérale de “non-agir” me semble la meilleure (ou : la moins mauvaise). Car “lâcher prise” peut tout autant désigner  la nécessité de détendre des muscles crispés que de cesser d’être dans une logique de contrôle permanent. Le “non-agir” que développent Lao-tseu et Tchouang-tseu est d’un ordre bien différent. Il consiste tout simplement à se retenir de tout action susceptible de paralyser une activité ou parasiter un processus en cours ; il s’appuie sur les vertus propres au temps pour mener à bien ce que la volonté ne peut achever par elle-même.

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L’expression “non-agir” est énigmatique pour une oreille française… S’agit-il d’une défense de l’inertie ?

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L’expression devait être tout aussi mystérieuse quand elle est apparue en Chine au IVe  siècle avant notre ère, et il a fallu de longs débats, illustrations et commentaires pour que cette notion introduite par Lao-tseu, l’auteur semi-légendaire du texte fondateur de la pensée taoïste,  résonne de façon intelligible. Il est presque émouvant de remarquer que cette expression plurimillénaire (séculaire) investisse la langue française depuis une dizaine d’années. On n’arrivera pas à trouver une expression équivalente qui préexiste dans notre lexique et notre littérature. Pour essayer de rendre compréhensible le fond du problème auquel s’attaque le non-agir, j’ai dû forger l’expression “états réfractaires à la volonté”.

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lao tseu

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Comment sait-on que la notion de “non-agir” a déconcerté les Chinois eux-mêmes au IVe siècle avant notre ère?

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D’abord parce que personne ne s’était jamais exprimé comme cela. C’était une façon inédite d’écrire. On dispose de nombreux textes de l’époque pré-impériale qui montrent que les discussions sur le non-agir se poursuivent tout au long de l’histoire chinoise, même si les visions et les propositions les plus denses se situent autour de la période antique et médiévale, c’est à dire du IVe  siècle avant J.-C jusqu’au Ve siècle de notre ère. Les interprétations sont d’une diversité extrême.  “Non agir, ce n’est pas rester les bras croisés.” précise les uns, tandis que d’autres, assez opportunistes, soutiennent que le terme se réfère à une organisation sociale et politique dans laquelle le souverain doit se dispenser de tout travail effectif et doit déléguer son pouvoir à ses ministres il y a un réemploi inventif de ce terme tout au long de l’histoire dans de nouveaux contextes  et souvent une instrumentalisation de la pensée taoïste.

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Le “non agir” a-t-il son équivalent en Europe ?

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On s’est posé en Europe la question des limites de l’action humaine dans le cadre du stoïcisme, mais ce serait plutôt  la théologie chrétienne qui a opéré une critique de l’action volontaire en montrant combien il est contradictoire de rechercher la grâce ou le salut par ses propres forces, quand il faudrait  accepter de se de se laisser embrasser par la volonté divine, de s’y remettre, d’abdiquer ses forces individuelles, toujours signe de démesure. Néanmoins, le voisinage est artificiel, puisque qu’ici, cette conception esquissée ne concerne que les chrétiens pratiquants.
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Le non-agir infuse-t-il encore la culture chinoise contemporaine ?

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De manière discrète, ou minoritaire… C’est un peu comme si l’on se demandait qui fait profession de vivre selon l’art de vivre de Marc-Aurèle ou Montaigne aujourd’hui. Toute la politique chinoise du XXème siècle a été au contraire ultra-volontariste. Le terme “non- agir” s’est installé dans la langue commune chinoise mais le taoïsme philosophique taon’existe plus que comme une veine sombre ou souterraine. C’est plutôt dans le monde occidental qu’il connaît une faveur, tout comme bon nombre de pratiques ancestrales, qui font plus de nouveaux émules en Europe qu’en Chine -qu’on pense au qigong ou à l’acupuncture, qui sont de moins en moins marginales. En Chine, c’est presque l’inverse : ces pratiques restent comme des survivances d’une tradition recouverte par la diffusion de modes de vie moderne extrêmement occidentalisés. Le Taoïsme poursuit son histoire à petite échelle, dans certains milieux religieux, artistiques ou lettrés, mais n’est jamais revendiqué comme un courant de pensée ou une école politique. Certaines personnes reconnaissent les vertus et les valeurs du taoïsme antique, mais seraient plus comme des sages cachés que comme des  car il y aurait presque une contradiction à être un adepte bruyant. On ne peut évidemment pas dire que les Chinois en général pratiquent le “non-agir”, alors même que le livre de Lao-tseu, le Tao-te-tsing, qui le premier avance de façon provocante l’idée du non-agir, est l’un des textes les plus lus et les plus traduits au monde.

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Y-a-t-il des domaines où le “non agir” n’est pas pertinent ? 

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L’économie, la finance et la politique imposent une suractivité, une surplanification, et donc un volontarisme à tout crin, et il est tentant de penser que cette manière de procéder n’est pas forcément la plus efficace. Or, il me semble que même dans de telles sphères, la notion de non-agir ne perd rien de son intérêt, et que la résolution forcenée deredchina certains problèmes en crée plus qu’elle n’en résout. Prenons l’exemple de la politique des minorités ethniques en Chine. Après la fondation de la République Populaire de Chine, la situation des populations qui ne faisaient pas partie de l’ethnie Han a été sentie comme un problème auquel le gouvernement s’est attaquée de façon très volontariste.

Les catégories, les appellations et les statuts appliqués à ces « minorités » ont généré des frustrations et des revendications identitaires souvent virulentes qui chez certains n’existaient pas auparavant. La volonté active de résoudre ce qui apparaissait comme une question en suspens a constitué des points de tension et de crispation politique intenses, dont les Ouighours sont l’un des exemples extrêmes. Ils sont descendants d’ethnies qui étaient déjà en guerre avec les Han sous la dynastie des Tang (618-907). Mais c’est surtout l’acte de les catégoriser comme autres et de les séparer soigneusement de la population Han dans le but de préserver l’unité du pays et la stabilité sociale qui a exacerbé l’hostilité et attisé les conflits.
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Malgré tout, n’est-il pas plus performant de restreindre le “non agir” à la sphère individuelle ? 

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C’est justement la vision même de la performance que le non-agir permet de remettre en cause! Tout le problème est dans l’ instrumentalisation de cette notion. On ne peut pas se forcer à oublier d’être performant. Dans L’Usage du vide, je me suis effectivement  concentré sur les formes d’actions d’un individu sur lui-même et sur la tentative de produire un effet sur autrui que ce dernier ne peut déclencher par lui-même.

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Peut-on confondre le non-agir et la passivité ? 

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La passivité supporte plusieurs régimes. Quand vous faites cuire un gâteau au four, vous ne faites rien en apparence, et pourtant vous achevez un travail. Si vous ouvrez sans cesse la porte du four pour vérifier comment il cuit, vous pensez être actif mais vous nuisez au processus. Dans certaines situations, l’action consiste à se retenir de s’agiter, ce qui

Participants use their smartphones as they play the gaming app Pokemon Go during a "PokeWalk" in Hong Kong on August 6, 2016. Hundreds gathered in Hong Kong to live out their childhood dream of catching Pokemon in what was billed as the city's first Pokemon Go walk on August 6. / AFP PHOTO / ISAAC LAWRENCEdemande souvent plus d’efforts et plus de concentration que l’activité ordinaire. Dans le non-agir, est impliquée l’idée d’un travail sur soi-même pour retrouver un état bienfaisant de calme. Constamment, nos yeux sont en mouvement, nos mains pianotent, nos jambes frétillent, nous sommes traversés d’impulsions, sur notre portable, il est presque douloureux de parvenir à un arrêt complet. Le terme de « passivité » laisse entendre une soumission ou une inertie alors qu’on subit plus les événements en cédant  à l’agitation. On peut être passif et d’une nervosité extrême. Je tente de réhabiliter une forme de « passivité active », qui requiert d’abord de la la concentration.
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Vous expliquez notamment qu’on peut atteindre le non-agir en inaugurant volontairement des processus qui deviennent des habitudes et avec le temps rejoignent la spontanéité… N’est-ce pas là une ruse de la raison?

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La volonté met en place un processus au cours duquel elle s’oblitère petit à petit. Elle est à l’origine de la formation d’habitudes qui la relaient puis qui réintroduisent une forme de spontanéité.
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Vous écrivez que le non-agir lève la plupart des obstacles à la réalisation des états convoités. Vous avez cependant une partie de votre vie dans des situations de compétions extrêmes et vous enseignez à des étudiants qui eux-aussi croient aux vertus de la compétition. Y a-t-il une contradiction?

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L’état optimal à atteindre est la satisfaction personnelle que l’on pense obtenir par le moyen d’un concours. “Je serais tellement heureux et si fier si j’entrais à l’école de la rue d’Ulm. J’aurais la preuve, et la société aussi, que je suis très intelligent.” Or ce que j’ai observé, c’est que quatre-vingt pour cent des heureux élus entraient surtout en dépression dans les deux ans qui suivaient leur réussite. Ils étaient désœuvrés, faisaient des fêtes comme des ados attardés et la plupart d’entre eux baignaient dans un marasme psychique désolant.

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Les natures distraites, qui se laissent emporter dans des flux de pensées, perdent leurs affaires ou oublient leur station de métro sont dévalorisées. Peut-on lire votre livre comme une défense de la distraction ? 

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Au cours de notre éducation, on favorise la vigilance et la distraction est vue comme une faille. Ce que nous apprend le taoïsme, c’est que ménager des espaces de distraction dans le cours de l’action peut s’avérer très bénéfique. Le sport est un bon exemple car il nécessite un mélange de relâchement et d’extrême vigilance.

usage du vide

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La connaissance du taoïsme aurait-elle pu permettre une gestion différente de l’épidémie du coronavirus? 

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Tous les vices du régime chinois ont concouru à produire cette crise sanitaire. Elle résulte d’une corruption au niveau local, d’une censure stricte de l’information et d’une manipulation des données, tout en prohibant le volontariat citoyen. A Canton ou Wuhan, le commerce des animaux sauvages comme les chauve-souris qui sont le vecteur de multiples maladies est officiellement interdit.La volonté obsessionnelle de maintenir la stabilité sociale au prix de mensonges et de censure a fini par produire un chaos sanitaire : nous sommes là au cœur de la thèse que je tente d’élucider dans ce livre.

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Pour en savoir plus :

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« L’usage du vide- Essai sur l’intelligence de l’Europe à la Chine » de Romain Graziani – Editions Gallimard 2019 http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Idees/L-Usage-du-vide

« Les corps dans le taoisme ancien » de Romain Graziani Les belles lettres 2011 https://www.lesbelleslettres.com/livre/1578-les-corps-dans-le-taoisme-ancien

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