Réalisateur à la fois brillant et technique, Jan Kounen est un explorateur des images. A travers ses voyages, ses rencontres, ses interrogations, il nous fait partager ses propres expériences. Depuis son second long métrage, « Blueberry – L’Expérience secrète » (2004), Jan Kounen traite de la question des plantes hallucinogènes. Plus qu’une fascination, l’ayahuasca, concoction ancestrale illégale en Europe, est même considérée comme un trésor par les peuples amazoniens.

« Doctor Ayahuasca » (2023) est le journal de bord dessiné depuis plus de 25 ans par Jan Kounen. Ce dernier raconte ses voyages en Amérique latine, ses expériences et ses relations avec les guérisseurs shipibos.

« Doctor Ayahuasca » se construit comme un film à énigmes et se révèle comme une véritable immersion dans un monde inconnu mais étrangement familier…

Entretien avec Jan Kounen, infatigable explorateur.

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Est-ce un exercice toujours difficile de traiter d’un sujet complexe car issu d’une culture non européenne et qui de plus est illégal en France ?

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L’ayahuasca est certes classée comme une drogue en France mais est considérée dans son usage traditionnel au Pérou comme un trésor national. Ce n’est pas compliqué d’en parler puisque nous restons dans un espace de libre expression.

Lorsque j’ai commencé à en parler, la consommation de ces plantes n’était pas vraiment connue en Europe. Il n’y avait alors pas d’interdiction. De nos jours, la connaissance indigène est bien plus étudiée et considérée par les scientifiques et les artistes. L’ayahuasca a même fait l’objet d’une exposition du Musée du Quai Branly.

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« En portant le verre à mes lèvres, je ne savais pas que je venais d’embarquer dans un voyage sans retour ». Est-ce une renaissance ?

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L’usage des plantes et l’art des guérisseurs finalement vous ramènent à ce que vous êtes et non à ce que vous pensez être. Par conséquent, il s’agit d’un outil de conscience qui vous permet de vous retrouver. Votre propre culture n’a pas vraiment de connexion avec cet espace indigène. Ce que nous appelons l’inconscient collectif prend une certaine réalité durant les cérémonies. C’est une visite aux frontières, entre le monde extérieur et notre propre intérieur. Je parle de mort symbolique voire mentale car il s’agit d’une forte crise identitaire. Notre culture européenne ne permet pas de nous rééquilibrer à ce point. Chez les indigènes, la science des plantes, car reliée à la nature, offre d’autres possibilités.

© Editions Trédaniel

Dans « Doctor Ayahuasca », j’aborde notamment un certain moment de l’ivresse des plantes. Dans la vie quotidienne, je compare le corps humain à un petit chien tenu en laisse. Il obéit à l’esprit sans de véritables résistances. Durant les cérémonies, avec la consommation de l’ayahuasca, vous avez l’impression que ce petit chien se transforme subitement en un tigre gigantesque. Vous devez accepter d’abandonner le contrôle. Cette perte est très déstabilisante. Une grande partie du travail que font les plantes c’est de rétablir l’équilibre entre le corps et l’esprit. Les plantes font sentir le sang coulé dans les veines et chaque organe – en fait ce que vous êtes. Depuis cet espace, vous sentez la vie et sa fin possible. Face à la peur de la mort, vous devez lâcher prise et vivre une fin symbolique.
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Est-ce une étreinte avec soi-même à l’image de ce que vous avez connu en Inde auprès de la figure spirituelle Amma lors de la réalisation du documentaire « Darshan – L’étreinte » (2005) ?

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En réalisant ce documentaire, j’ai voulu suivre toute cette énergie spirituelle qui gravitait autour d’Amma. L’ayahuasca parcourt lui aussi des espaces spirituels. A chaque fois c’est une aventure intérieure. Par contre, mon lien avec l’ayahuasca, toutes les plantes utilisées, la connaissance et la médecine des indiens shipibo est avant tout personnel. Il s’agit d’un chemin vers le mystère. Lors de mes diètes de plantes en Amazonie, je découvre le monde de chaque plante et leur médecine. Cela me permet d’être dans la joie, la paix et la créativité. Je réalise des films et j’écris des livres afin de partager cet espace. J’essaye de partager ce monde inconnu pour notre culture. 
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Même si vous pratiquez le dessin depuis toujours comme notamment pour les story boards, dessiner l’ayahuasca a-t-il été délicat ?
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Pas du tout. J’ai toujours dessiné et j’ai toujours été passionné par la bande dessinée et l’illustration. En intégrant les Arts décoratifs de Nice, j’ai voulu apprendre le métier. Durant les 3 premières années d’étude, mon objectif était avant tout de devenir dessinateur de bandes dessinées.  Je considérais alors le cinéma comme un art trop complexe pour moi. Puis, en deuxième cycle à l’EPIAR, j’ai dû réaliser un court métrage en 16 mm. J’ai alors réalisé que le langage de la bande dessinée s’apparentait à celui du cinéma. De plus, j’ai apprécié lors du tournage le travail d’équipe – ce que vous n’avez pas lorsque vous êtes face à la planche de dessin. J’ai pris la décision d’arrêter mon cursus pour étudier le cinéma.

Je compare le métier de réalisateur à celui de chef d’orchestre. Vous accompagnez les gens talentueux. Mon dessin ne servait plus qu’à réaliser les story boards mais lors de ma carrière de réalisateur, j’ai pu avoir la joie de travailler avec Moebius pour le film « Blueberry » (2004).  

Lors de mes voyages en Amazonie, j’ai senti la nécessité de réaliser des dessins pour conserver une mémoire de mes visions.

Dès 2003, j’ai eu l’idée de publier un album de bande dessinée sur l’ayahuasca. Je voulais une certaine légèreté. Vous pouvez retrouver une histoire d’une dizaine de pages au centre de l’album « Doctor Ayahuasca ». C’est mon premier travail. Au fil des ans, j’ai ensuite accumulé les dessins.

David Dupuis, anthropologue et commissaire pour l’exposition Visions chamaniques – Musée du Quai Branly, m’a contacté pour y participer. J’étais heureux que mon expérience en réalité virtuelle Ayahuasca Kosmik et mes dessins pu être sélectionnés pour l’exposition. Du coup, je me suis dit que le bon moment pour terminer ma bande dessinée. Je devais juste la terminer un an plus tard pour l’exposition.

J’ai posé tous mes dessins déjà réalisés devant moi, j’ai ajouté de nouvelles illustrations exécutées avec mon Ipad pro et mon stylo et j’ai peu à peu construit le récit de ma bande dessinée. Ce processus expérimental est l’inverse de ce que je fais au cinéma. Le projet n’avait rien de linéaire. Dans « Doctor Ayahuasca », certains dessins cohabitent avec d’autres qui ont été réalisés 25 ans plus tôt. Je passe du noir et blanc, à la couleur, au pinceau à la plume sans organisation. Lorsque vous entrez dans le monde de l’ayahuasca, vous êtes dans un autre univers. Par conséquent, raconter un tel récit vous oblige à sortir des règles en favorisant l’expérimental.
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© Editions Trédaniel
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Ya-t-il des pages qui vous surprennent encore aujourdhui ?

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Lors des séances de dédicace, j’ai pu revoir quelques images du « Doctor Ayahuasca ». Je suis tombé sur le premier dessin que j’ai fait, c’était le lendemain de ma première cérémonie avec les shipibos. Ma vie venait de basculer. L’émotion était telle que je ne pourrais plus réaliser un tel dessin. C’est le livre de mes paysages les plus intimes.
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Il y a une page particulière avec les portraits des guérisseurs.

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Il y a une grande émotion d’être accompagné par eux.  J’ai un profond respect pour ces personnes, leur connaissance et leur travail.

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L’expérience de réalité virtuelle au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac est-elle d’une certaine manière une suite de « Blueberry – L’expérience secrète » (2004) ?
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« Blueberry » est avant tout le fruit d’échanges avec Jean Giraud alias Moebius. Il avait connu une expérience au Mexique avec des champignons hallucinogènes qui l’avait terrifié. Jean m’a confié qu’il n’avait pas eu la chance que j’aie eue – il n’avait personne pour lui tenir la main. C’est un artiste qui a passé sa vie à digérer et partager ses visions avec la signature de Moebius.

Par conséquent, je lui ai proposé la rencontre entre Blueberry et un chamane – ce que Jean n’avait jamais pu faire en bande dessinée. Dans mon film, j’ai intégré des aspects autobiographiques dans le parcours de Mike Blueberry. Ce film a été une introduction au monde des plantes-maîtres.

En tant que cinéaste, j’aime partager mes expériences. La réalité virtuelle au Musée du Quai Branly permettait au spectateur d’être en immersion avec l’ayahuasca et ressentir l’expérience plus fortement qu’au cinéma. Que ce soit une fiction, un documentaire ou une interactivité, j’aime traiter le sujet de façon différente. Mes diètes en Amazonie sont une inspiration sans fin.
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« Blueberry » a-t-il été un film trop ambitieux ?

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En réalisant ce projet, j’ai commis une erreur. J’ai cru que le public faisait le lien entre le travail de Jean Giraud et celui de Moebius. Ce n’était pas le cas et « Blueberry » n’a pas été compris. Moebius est bien moins connu que Giraud par le grand public. Les spectateurs s’attendaient à voir un western classique.
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L’ayahuasca est-elle aussi une grande inspiration lorsqu’on met en scène un homme qui rétrécit [Jan Kounen est actuellement en train de réaliser avec Jean Dujardin une nouvelle version cinématographique du roman de Richard Matheson « L’Homme qui rétrécit » (1956)] ?
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Quoique je fasse – même lorsque je réalise une comédie comme « Mon Cousin » (2020), j’utilise des aspects d’états modifiés de conscience afin de servir le film. Par exemple, les rêves de mes personnages en disent beaucoup sur ce qu’ils veulent et ce qu’ils redoutent.

« L’Homme qui rétrécit » sera un voyage fantastique qui questionnera le réel et l’impermanence de toute chose et tout être. C’est aussi un film d’aventures vers l’acceptation et la transcendance.

En rétrécissant, le protagoniste, Jean Dujardin, va entrer dans un autre monde et dans une autre perception. Le film réalisé en 1957 par Jack Arnold traite déjà de ces aspects cognitifs et spirituels. Mon film reprend des éléments essentiels du roman de Matheson absents dans le film.

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Photo de couverture : © Editions Trédaniel

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