Longtemps perçu comme création hybride, le roman-photo semble reprendre vie depuis quelques années. La réédition de « Fugues » (1982) de Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart aux Impressions nouvelles fait partie de cette relecture.

Genre narratif qui allie photographie, texte mais fait également écho à la bande dessinée et au cinéma, le roman-photo explore finalement une nouvelle façon de raconter et de mettre en scène. S’inscrivant dans le genre espionnage en noir & blanc, « Fugues » met en lumière trois individus qui s’observent et se méfient l’un de l’autre. Seul le lecteur voit finalement tout.

Entretien avec Benoît Peeters sur ce curieux genre qu’est le roman-photo.

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Le roman-photo est un genre à part. Quelle force a-t-il par rapport au roman, au cinéma ou à la bande dessinée ?

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Je ne peux répondre que de façon personnelle, à partir de mon expérience avec Marie-Françoise Plissart dans les années 1980. J’étais alors un jeune écrivain. Elle était une photographe déjà talentueuse. Nous formions à la fois un duo artistique et un couple. Nous avions le sentiment que la bande dessinée se développait de manière impressionnante. Avec des artistes comme Tardi, Rivière et Floc’h ou Moebius, elle avait acquis une dimension plus adulte. 

Le roman-photo se divisait alors en deux catégories : la romance et la parodie. Cette dernière se trouvait surtout dans le magazine Fluide glacial ; la photographie s’y calquait assez lourdement sur les codes de la bande dessinée.

© Les Impressions nouvelles

Avec Marie-Françoise Plissart, nous avions le projet de raconter une histoire avec des photographies au même titre qu’un film. Nous voulions par conséquent éviter les bluettes sentimentales et la parodie. Mais le milieu photographique déconsidérait le roman-photo. Même les acteurs se méfiaient.

Notre envie a été plus forte que les préjugés et nous avons commencé à travailler en réalisant de courts récits, avec les moyens du bord.  Marie-Françoise Plissart développait les films et réalisait les tirages dans son petit laboratoire. On choisissait patiemment les meilleures images sur les planches-contacts, puis on procédait au montage : couper et coller, c’était à l’époque des actions très concrètes. Le travail était laborieux, mais passionnant.

Nous avons eu la grande chose d’être accueillis aux prestigieuses Editions de Minuit. Mais les libraires avaient du mal à installer Fugues dans leurs rayons. De quel genre s’agissait-il ? Mettre le livre dans le rayon photo, c’était le condamner, le glisser dans le rayon BD, cela ne collait pas non plus. Malgré tout, l’ouvrage a été accueilli avec curiosité. Notre livre suivant, Droit de regards, a été mieux reçu encore, et traduit en plusieurs langues, notamment grâce à la longue postface du philosophe Jacques Derrida.

Au fil des décennies, j’ai vu les mentalités évoluer concernant le roman-photo. Le MUCEM de Marseille lui a consacré une grande exposition. Et pas mal d’écrivains et d’artistes s’y sont intéressés.

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Fugues traite de la méfiance. Par son esthétisme, par son découpage, vous aviez conscience de créer un livre ovni ?

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La photo était clairement l’un des sujets dans cette histoire d’espionnage. La question du regard y est obsédante : le récit propose trois points de vue différents sur les mêmes événements. Le lecteur joue un rôle très actif.

Contrairement à la bande dessinée où vous choisissez les éléments que vous voulez intégrer dans chacune des cases, le roman-photo tel que nous le pratiquions fonctionnait un peu de la même façon que les films de la Nouvelle Vague. Nous devions nous adapter à la profusion du décor des rues bruxelloises tout en essayant de styliser. Avec le temps, les décors extérieurs de Fugues ont pris un certain charme : beaucoup de lieux ont aujourd’hui disparu ou ont été profondément transformés.
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La couverture montre les trois personnages principaux et soulève une certaine tension. En quatrième de couverture, on voit sur une plage trois autres personanges, plus mystérieux encore. Et vous êtes l’un des trois. Etait-ce une façon de montrer le contrôle de l’intrigue ?
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Peut-être… Le soupçon est partout. Il y a une méfiance généralisée qui va conduire les trois personnages à leur perte. J’ai raconté dans la postface de la nouvelle édition qu’une case de L’Affaire Tournesol a été l’un des points de départ de l’histoire. Un espion dissimulé derrière un arbre observe les personnages principaux. Mais à l’avant-plan, un agent d’une autre puissance s’intéresse aussi à eux : « Par les moustaches de Plekszy-Gladz, quelqu’un d’autre les surveille déjà ! ». Nous avons poussé ce thème le plus loin possible. L’histoire a un caractère implacable. Par certains aspects, elle anticipe le complotisme qui sévit aujourd’hui.
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42 ans après la réalisation de Fugues, quel regard avez-vous sur ce premier roman-photo ?

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Il y a quelques mois, Marie-Françoise Plissart a retrouvé les planches originales de l’album. A l’époque, nous avions été très déçus par la qualité de l’impression du livre : tout était trop gris, sans vrai contraste. J’ai relu l’histoire avec plaisir, j’ai trouvé le scénario assez solide et nous avons décidé de donner une nouvelle vie à l’album. La réédition est très soignée. Même si les planches sont en noir et blanc, l’impression a été réalisée en quadrichromie pour restituer toutes les nuances. Et il me semble que l’histoire tient bien le coup.

Il est amusant de penser qu’en même temps que ces romans-photos, j’entamais avec François Schuiten la série de bande dessinée « Les Cités obscures ». Des albums comme Les Murailles de Samaris et La Fièvre d’Urbicande ont connu tout de suite un grand succès. Les livres avec Marie-Françoise Plissart sont restés plus confidentiels, mais je continue à être heureux et fier de cette expérience. Et je crois que, le numérique aidant, le roman-photo peut encore nous réserver de belles surprises.

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